Depuis quelque temps, nous consacrons nos Petites Feuilles vertes (PFV) à l’examen des raisons qui expliquent le marasme du monde musulman dans les domaines de la créativité et du progrès.
Après avoir présenté les causes structurelles du blocage, essentiellement les textes sacrés de l’islam (PFV n°61 et 62 : L’islam en mal de créativité), Annie Laurent a examiné les promesses de renouvellement de la pensée qui apparurent au Moyen-Âge mais n’aboutirent pas (PFV n° 63 : L’Âge d’or de l’islam : mythe ou réalité ?).
Dans la présente PFV (n° 64), A. Laurent poursuit son enquête en abordant la période charnière des XIXème-XXème siècles qui offrit de nouvelles occasions – manquées comme les précédentes – de modernisation sous le label du réformisme.
Il nous restera à considérer les efforts actuels qui se déploient dans certains milieux musulmans avant de poser la question décisive : l’Islam est-il réformable ?
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« Il me semble que l’abandon de la dynamique de l’interprétation (l’ijtihad) et celui de la philosophie par l’islam sunnite à partir du XIIIème siècle ont eu des conséquences terrifiantes que nous continuons de payer. L’islam sunnite s’est installé depuis dans une sorte de répétition permanente, dans un juridisme paralysant pour les sociétés et les individus, et dans un refus de la réflexion sur soi-même » (Rachid Benzine, L’Islam en débat, éd. Courrier international, 2017, p. 150).
L’auteur de ce constat, Français musulman connu pour son livre Les nouveaux penseurs de l’islam (Albin Michel, 2004), se réfère à la stagnation intellectuelle produite par la fixation officielle du dogme du Coran comme livre « incréé », suivie de la « fermeture de la porte de l’ijtihad (« effort de réflexion »), décisions prises par les califes El Moutawakkil et El Qader entre le IXème et le XIème siècles (cf. PFV n° 63).
Pourtant, au XIXème siècle et au début du XXème, l’influence de l’Europe au Proche-Orient et le déclin de l’Empire ottoman ont ouvert la voie à diverses initiatives réformatrices.
LE CONTEXTE AU XIXème SIÈCLE
Les bouleversements géopolitiques survenus au Proche-Orient à partir du début du XIXème siècle ont suscité une ouverture des élites arabophones à la modernité européenne.
L’expédition de Bonaparte en Égypte
Le séjour de l’armée française au pays du Nil, accompagnée de savants (1798-1801), a déposé en Egypte « les germes de la civilisation et encouragé les Arabes à les faire fructifier » (Anne-Laure Dupont, Le Monde diplomatique, août-septembre 2009).
Cette expérience inspira la politique de modernisation de Méhémet-Ali (1769-1849), sujet ottoman natif de la Macédoine (alors province de l’Empire turc), nommé vice-roi d’Egypte en 1805.
En 1809, rappelle Karim Ifrak, chercheur au CNRS, il « ouvrit le bal en dépêchant le tout premier étudiant égyptien vers le pays des arts : l’Italie. En 1818, le nombre d’étudiants envoyés à l’étranger atteignit vingt-huit personnes. En 1826, quarante-quatre jeunes étudiants, emboîtant le pas à leurs aînés, furent dirigés vers les universités françaises. Le nom de Rifaat El Tahtawi (m. 1878) résonna des générations durant, marquant le début d’une ère et la fin d’une autre, mais non sans avoir payé le prix fort. A la faveur de ses écrits et à la force de son enseignement, il devint une figure clé du mouvement idéologique du XIXème siècle qui prôna l’effondrement des barrières intellectuelles avec la vieille Europe » (La réforme en islam, éd. Albouraq, 2018, p. 75-76).
Cette initiative fut effectivement marquante. A son retour de France, où il avait séjourné de 1826 à 1831 pour accompagner comme imam un groupe de boursiers, Rifaat El Tahtawi publia L’Or de Paris (trad. A. Louca, Paris, 1988), ouvrage diffusé officiellement en arabe et en turc sur l’ordre de Méhémet-Ali. Dans ce récit, El Tahtawi « insiste dès la première page sur la perfection atteinte en Europe dans le domaine des arts et des techniques et sur la souffrance que lui a causée l’infériorité des pays musulmans en la matière ». Par ailleurs, « Tahtawi découvre les idéaux de liberté, d’égalité, de justice et de dévouement à la patrie ». Enfin, « son entreprise est couronnée par deux ouvrages d’orientation pédagogique et culturelle destinés à harmoniser l’enseignement traditionnel et les apports occidentaux » (Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, Seuil, 2006, p. 585-587).
La Nahda (« Renaissance », en arabe)
Méhémet-Ali favorisa en outre l’installation au Caire de lettrés chrétiens venus du Liban et de Syrie, parmi lesquels les frères Sélim et Béchara Takla (melkites), fondateurs du quotidien El Ahram (« Les Pyramides »), qui continue de paraître, et le maronite Farès Chidiac (1805-1887), l’un des initiateurs de la Nahda (Renaissance).
Ce mouvement de renouveau littéraire et culturel, auquel contribuèrent deux autres Libanais chrétiens, Nassif Yazigi (melkite, 1800-1871) et Boutros Boustani (maronite devenu protestant, 1819-1883), entendait susciter chez les Arabes une prise de conscience des retards accumulés pendant des siècles d’inertie. Dès 1869, Boustani publiait à Beyrouth un Discours sur la société et comparaison entre les coutumes des Arabes et des Occidentaux. Quant à Yazigi, il écrivit dans l’un de ses poèmes : « Réveillez-vous, ô Arabes, la boue a recouvert jusqu’à vos genoux ».
Au-delà de la rénovation de la langue arabe, marginalisée et appauvrie depuis le XIVème siècle sous l’Empire ottoman qui avait instauré le turc comme langue officielle, la Nahda avait pour objectif de promouvoir l’accueil des sciences et des arts ainsi que les principes de la philosophie des Lumières, notamment à travers le système scolaire et les traductions d’auteurs européens.
La Nahda inspira aussi le concept de nationalisme arabe, censé transcender les appartenances confessionnelles. « La religion est à Dieu, la patrie à tous » : tel était le slogan inscrit en tête du Nafîr Suriyya (Le clairon de Syrie), journal fondé au Liban par Boustani.
« A Beyrouth, elle [la Nahda] mobilisa des lettrés de toutes les communautés, chrétiennes comme musulmanes ». Parmi ces derniers, on compte l’émir druze Mohamed Arslan et un juriste sunnite, Youssef El Assir, lequel « s’était signalé par sa révision de la traduction arabe de la Bible protestante ». Pour le journaliste libanais Samir Kassir, cette « contribution à une œuvre religieuse est peut-être le plus éclatant témoignage de l’humanisme de la Nahda » (Histoire de Beyrouth, Fayard, 2003, chap. III).
L’universitaire tunisien, professeur de droit, Ali Mezghani, en tire cette conclusion : « Un siècle après l’expédition de Bonaparte, la philosophie est réintroduite dans les pays arabes. La formation des Etats modernes conduit à l’usage de nouveaux concepts : Constitution, démocratie, souveraineté populaire, citoyenneté, nation, égalité, etc. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, le théâtre fait son apparition, transgressant la norme ancestrale de l’iconoclastie, de même que la peinture » (L’Etat inachevé, Gallimard, 2011, p. 141).
Cependant, avertit son compatriote, l’historien Hichem Djaït, « il faut absolument distinguer le mouvement ample et souterrain de la Nahda du mouvement réformiste islamique » (La crise de la culture islamique, Fayard, 2004, p. 143). Sur ce point, cf. PFV n° 65 à venir.
Les Tanzimat (« Mesures d’organisation », en turc)
Ces évolutions se produisaient alors que l’Empire ottoman, qui dominait une grande partie du monde arabe depuis quatre cents ans, était entré dans une phase déclinante. La victoire de la triple alliance franco-anglo-russe sur la flotte turque à Navarin (20 octobre 1827), qui ouvrit la voie à la reconnaissance internationale de la Grèce (1830), territoire jusque-là sous tutelle ottomane, avait entamé le démantèlement de l’Empire. Celui-ci sera scellé par les Alliés après la Première Guerre mondiale (traité de Sèvres, 10 août 1920).
Dès lors, « l’homme malade de l’Europe » (formule inventée par un diplomate russe, Alexandre Gorchakov, après la guerre de Crimée, 1854-55) dut se résoudre à des réformes institutionnelles imposées par les Puissances européennes. D’où la série de Tanzimat édictées par les sultans à partir de 1839 jusqu’en 1876. L’une des réformes des plus novatrices fut celle de 1856, promulguée par Abdulmejid 1er qui posait le principe de l’égalité de tous ses sujets, quelle que fût leur religion. « Désormais, les juifs et les chrétiens pouvaient donc jouir, en principe, de l’égalité devant l’impôt et la justice et accéder à tous les emplois publics ». Cependant, ces mesures restèrent largement théoriques (Annie Laurent, L’Europe malade de la Turquie, éd. F.-X. de Guibert, 2005, p. 58-59). L’égalité ainsi proclamée, si contraire au statut traditionnel de la dhimmitude (protection-assujettissement), n’est peut-être pas étrangère au génocide contre les chrétiens (Arméniens, assyro-chaldéens et maronites) qui se déroula par épisodes de 1895 à 1915.
En 1924, l’abolition du califat par Atatürk (1881-1938), fondateur de la république turque, s’accompagna d’un nouveau système législatif qui empruntait largement au droit européen, y compris en matière matrimoniale (abolition de la permission polygamique).
Le particularisme chiite
Dès le XIIIème siècle, donc bien avant le sunnisme, l’islam chiite, en particulier celui de Perse, a connu « une effervescence intellectuelle », note Dominique Urvoy. La philosophie, les recherches métaphysiques, l’éthique, les sciences et le soufisme intéressaient les élites chiites. Cet intérêt s’est maintenu avec l’arrivée au pouvoir de la dynastie safavide qui adopta le chiisme comme religion officielle au XVIème siècle (op. cit., p. 558-571)
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L’ensemble des événements et des mesures présentées ci-dessus, auxquelles il faut ajouter l’impact de la période coloniale au Levant et au Maghreb, pouvaient influencer le reste du monde sunnite, notamment dans sa partie arabe qui représente le cœur historique et religieux de l’islam.
De fait, un mouvement réformiste est apparu durant la période charnière des XIXème et XXème siècles. Nous en rappellerons les circonstances, les objectifs, les limites et les résultats dans la prochaine Petite Feuille verte (n° 65).
Annie Laurent
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