La période charnière entre les XIXème et XXème siècles a mis en évidence la supériorité culturelle, économique et politique de l’Europe sur les sociétés musulmanes frappées par la décadence. Cette situation représentait « un scandale profond pour le monde musulman qui considère que, par vocation divine, il devrait être le plus prospère » (Christian Van Nispen, « Histoire de la théologie islamique : tendances réformistes et modernistes », Se Comprendre, avril 1996, p. 3).
N’est-ce pas l’assurance qu’Allah donne aux musulmans ?
- « Vous êtes la meilleure des communautés suscitées parmi les hommes» (Coran, 3, 110).
Face à ce contraste, plusieurs courants de pensée ont alors émergé au sein des sociétés islamiques pour rechercher les causes de leur retard – était-il dû à l’Islam comme le prétendaient certains Occidentaux ou bien aux musulmans eux-mêmes ? – et proposer des solutions. Ce moment reste dans l’Histoire comme celui du « réformisme islamique ».
LES FONDATEURS
Contrairement à ce que pourrait laisser croire le mot « réformisme », ce mouvement, fondé au Caire en 1883, ne s’inspira ni de l’ouverture engagée par Méhémet Ali ni de la Nahda ni des réformes turques, épisodes annonciateurs de modernité (cf. PFV n° 64). Les options des trois principaux instigateurs du réformisme musulman – le Persan Jamal el-Din dit El Afghani (1839-1897), l’Egyptien Mohamed Abdou (1849-1905) et le Syrien Rachid Ridâ (1865-1935) – variaient en outre selon les circonstances et les idées de chacun.
Jamal el-Dine El Afghani
La pensée de ce grand voyageur connut d’importants revirements qui lui valurent d’être accusé de duplicité. Né chiite en Iran mais se présentant comme Afghan sunnite afin de mieux diffuser ses idées au sein du sunnisme (90 % du monde musulman), évoluant entre le panislamisme et le soutien aux nationalismes, il connut aussi un exil en France (1883-1885) où il adhéra à la franc-maçonnerie. En 1881, il avait publié en Inde un essai intitulé Réfutation des matérialistes dans lequel il soutenait que le matérialisme athée, inspiré par l’Occident, était la cause de l’avilissement de toutes les sociétés. Traduit en arabe par son disciple Mohamed Abdou, ce livre connut un grand succès au Proche-Orient.
Après avoir, à ses débuts, assuré que la religion musulmane avait « étouffé la science et arrêté le progrès », El Afghani « revient à l’islam qu’il présente comme le sommet de l’intelligence » (Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, Seuil, 2006, p. 590-593). En fait, « il fut un agitateur plus qu’un penseur » (Dominique et Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, PUF, 1996, p. 705).
Mohamed Abdou
Ancien étudiant d’El Azhar (Le Caire), journaliste et enseignant, il s’attacha à promouvoir le réveil islamique. Révoqué de l’Université, il rejoignit El Afghani à Paris (1884) avec lequel il édita une revue, Le lien indissoluble, destinée au public oriental, mais dont la durée n’excéda pas quelques mois (13 mars-17 octobre 1884). Les deux hommes se séparèrent.
Autorisé à rentrer en Egypte, où il exerça les fonctions de cadi (juge) puis de mufti (consultant en droit), Abdou y publia son livre fondamental, Traité de l’unicité divine (1897), dans lequel il recommandait le retour aux sources tout en démontrant que l’islam est une religion éminemment raisonnable, traçant ainsi une voie moyenne entre les tendances opposées des conservateurs et des modernistes. Ainsi, ses fatouas (décrets politico-religieux) contiennent des assouplissements juridiques : il se montrait réservé sur la polygamie et admettait le prêt à intérêt.
« Mais Abdou s’inscrit dans une démarche religieuse et non dans une démarche scientifique permettant un réel épanouissement de l’esprit et de son sens critique », note l’universitaire tunisienne Faouzia Charfi (Sacrées questions…, pour un islam d’aujourd’hui, Odile Jacob, 2017, p. 81).
Rachid Ridâ
Cet intellectuel consacra tous ses travaux à raviver l’esprit de l’islam dans une perspective politique plus que religieuse. En 1899, il édita dans ce but au Caire la revue El Manâr (« Le Phare »), à laquelle collabora M. Abdou dont il ne partageait pourtant pas la souplesse en matière juridique. Ridâ était en outre très réservé quant à l’éducation des filles.
En 1909, il créa une Société de propagande et de formation qui accueillait des étudiants de divers pays auxquels était délivré un diplôme leur permettant d’être missionnaires de l’Islam. Ce faisant, il inspira largement le salafisme. Cf. infra. A son programme figurait la restauration du califat (aboli par Atatürk en 1922). L’échec de ce projet ne l’empêcha pas de défendre « la nécessité de cette institution et du lien intrinsèque en Islam entre spirituel et temporel, entre religieux et social et politique » (C. Van Nispen, op. cit., p. 5).
En réalité, Ridâ durcit « le courant réformiste en un sens toujours plus conservateur voire fondamentaliste (considérant qu’avec les “fondements” – Coran et Sunna du Prophète – tout l’essentiel est donné et qu’on n’a qu’à y retourner) ». Il eut même « une influence décisive sur la naissance du mouvement des Frères musulmans » fondé en 1928 par un instituteur égyptien, Hassan El-Banna (Ibid.). On comprend alors pourquoi Tariq Ramadan, petit-fils de ce dernier, voit en lui un acteur essentiel du réformisme (Aux sources du renouveau musulman, Bayard, 1998, 479 p.).
Les positions de Ridâ rejoignaient celles d’une majorité des musulmans. La mentalité moderniste qui émergeait alors sous l’influence croissante des universités européennes et des missions chrétiennes au Levant, avec la transformation de la vie sociale et politique qui s’annonçait, était loin de faire l’unanimité au sein de l’Oumma (la communauté des musulmans). « Pareil effort de transformation s’accompagnait d’un malaise et d’une volonté de refus de la part de bien des populations islamiques, choquées dans leurs habitudes et farouchement opposées à toute adaptation qui correspondait pour elles à un abaissement de l’islam » (D. et J. Sourdel, op. cit., p. 705).
POUR UN RETOUR AUX SOURCES
Le réformisme n’envisageait donc pas une modernisation en profondeur de la pensée islamique mais il prônait une restauration de la religion authentique, purgée de tout ce qui était assimilé à la corruption et aux superstitions, surtout des éléments étrangers qui s’y étaient greffés. Il condamnait les « innovations blâmables » (bidaâ) comme étant la cause de « l’immense retard » que « les sociétés musulmanes avaient pris par rapport à l’Occident, un retard qui les avait rendues vulnérables face au danger de la colonisation » (F. Charfi, op. cit., p. 87).
Le déclin ne pouvait donc pas être imputé à l’islam mais aux musulmans. « Bien loin de réclamer des musulmans qu’ils se mettent à l’école de l’Europe en “recevant” le positivisme rationaliste, il [El Afghani] les somme de revenir à leur islam dont ils se sont détournés » (Hichem Djaït, La crise de la culture islamique, Fayard, 2004, p. 151).
Le réformisme ne se référait pas au moutazilisme, courant intellectuel qui, au IXème siècle, préconisait l’usage de la raison et du libre-arbitre, refusant de se soumettre au dogme d’un Coran incréé (cf. PFV n° 63). Ses initiateurs mettaient certes en avant la légitimité du recours à la raison en vue de « retrouver les chemins du progrès social et du savoir » mais « dans les limites imposées par la religion ». Car « les réformistes musulmans étaient convaincus que les principes de modernité étaient présents dans l’islam » (F. Charfi, op. cit., p. 87-88).
Ils s’appuyaient pour cela sur le Coran :
- « Venez à ce qu’Allah a fait descendre, venez à l’Envoyé [Mahomet] » (4, 61) ;
- « Ô vous les croyants ! N’anticipez pas sur Allah et sur son Prophète» (49, 1).
- « Ce que vous donne l’Envoyé, prenez-le. Ce qu’il vous interdit, tenez-vous le pour interdit» (59, 7). Ce verset invite à obéir aux préceptes contenus dans la Sunna (la Tradition mahométane), considérée comme un complément du Coran.
VERS L’ISLAMISME
A ces références sacrées, les réformistes ajoutaient, « comme source éclairante et non comme donnée canonique, la tradition des salaf, mot signifiant les Pieux Ancêtres ou les Pieux Prédécesseurs, littéralement “Ceux qui viennent avant”, par opposition aux khalaf, “Ceux qui viennent après”. Ils englobent la société islamique des trois premières générations, réputée parfaite, celle des Compagnons du Prophète, celle des “Suivants” et celle des “Suivants des Suivants” » (F. Charfi, op. cit., p. 81).
La réforme souhaitée est exprimée par le mot islâh (« réparation », « retour à la forme »). « Pour la grande majorité, réformer ne consistait qu’à réparer ce qui a été abîmé en islam pour retrouver la version originale proposée par les premiers musulmans. Il s’agit donc d’une rénovation qui ne crée aucune situation nouvelle, mais qui a l’objectif de retrouver celle qui a existé dans le passé » (Razika Adnani, Islam : quel problème ? Les défis de la réforme, UPblisher, 2017, p. 171).
« L’appel au retour aux sources, constamment affirmé et idéalisant l’islam des salaf, les Pieux Ancêtres, ne pouvait mener à un islam renouvelé. Cet appel a fini “par être repris par les défenseurs mêmes des traditions en matière d’interprétation des sources”, de sorte que le courant réformiste de la fin du XIXème siècle a été rattrapé par l’islamisme » (Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, La Découverte, 2003, p. 178, cité par F. Charfi, op. cit., p. 88).
On comprend alors pourquoi les propositions de certains penseurs de cette époque, favorables à l’adaptation de l’Islam au monde moderne, demeurèrent sans lendemain. Telle fut l’oeuvre, entre autres, de deux Egyptiens : Qasim Amin (1863-1908) et Ali Abderraziq (1888-1966). Le premier, diplômé en droit de l’Université de Montpellier, publia au Caire en 1899 La libération de la femme ; le second, docteur d’El Azhar, écrivit L’Islam et les fondements du pouvoir, édité au Caire en 1925 (cf. la traduction française aux éd. La Découverte, 1994). Pourtant militant réformiste et proche de M. Abdou, Abderraziq contestait le caractère religieux, et donc sacré, du califat, qu’il jugeait désormais inadapté aux temps nouveaux, et il préconisait la séparation du temporel et du spirituel. Il fut pour cela exclu de l’Université, décision approuvée par le gouvernement égyptien.
POUR CONCLURE
Le réformisme est en définitive un fondamentalisme qui a ouvert la voie à l’islamisme des Frères musulmans et au salafisme dans ses diverses formes et dénominations. Selon le chercheur tunisien Hamadi Redissi, « réformisme, fondamentalisme et salafisme appartiennent à une même famille sémantique » (revue Oasis, 15 janvier 2017). Ce réformisme salafi n’a en rien contribué à émanciper l’Islam et à l’ouvrir à la créativité.
Annie LAURENT
Déléguée générale de CLARIFIER