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Article paru dans La Nef n° 315 – Juin 2019

Par Annie Laurent

Si l’antisémitisme réapparaît de façon inquiétante en France, il est le fait d’une minorité de musulmans qui manifeste ouvertement sa haine des Juifs. Trois essais éclairent opportunément ce phénomène.

Insultes à des hommes portant la kippa dans la rue, harcèlement d’élèves juifs dans les écoles publiques, incendies et autres dégradations de lieux symboliques tels que les synagogues, les tombes ou les magasins, et même meurtres. Depuis une décennie, les violences contre des Juifs d’Europe se multiplient. Au moins six pays sont touchés par cette vague d’agressions qui ne cesse de s’amplifier, en particulier en France où dix Juifs visés comme tels ont été assassinés durant cette période.

Comment expliquer cette évolution ? Dans un livre récent, Judéophobie, la dernière vague, Pierre-André Taguieff, historien des idées, fournit une réponse solidement étayée à cette question (1). « On ne peut rien comprendre à la grande vague antijuive contemporaine si l’on ne part pas d’un constat : le foyer principal de la judéophobie s’est déplacé du monde occidental vers le monde musulman ». Observant que la situation s’est aggravée avec l’afflux de migrants musulmans sur le Vieux Continent, il en tire cette déduction : « L’intensité des nouvelles passions antijuives indique la force de pénétration de l’islamisme dans les populations musulmanes, dans les pays occidentaux comme ailleurs » (2).

De fait, les auteurs de ces violences se réfèrent à l’islam pour commettre leurs forfaits. Le cas de Sarah Halimi est emblématique. Dans la nuit du 4 au 5 avril 2017, cette retraitée juive de 65 ans, résidant dans le XIème arrondissement de Paris, a été torturée puis défenestrée du troisième étage par l’un de ses voisins, Kobili Traoré, qui signa son acte par ce cri Allahou Akbar (« Dieu est le plus grand »), comme le font les djihadistes pour attester qu’ils se soumettent à un ordre réputé divin. Une fois le meurtre accompli, ce musulman de 27 ans d’origine malienne, qui fréquentait la mosquée Omar, située dans son quartier et gérée par le Tabligh (« Prédication »), mouvement piétiste et prosélyte pour lequel tout juif est diabolique, proclama avoir « tué le sheytan » (« démon »), rapporte Lina Murr-Nehmé, professeur à l’Université Libanaise de Beyrouth, dans sa contribution – fruit d’une enquête minutieuse – au livre collectif Le nouvel antisémitisme en France destiné à attirer l’attention sur le déni de réalité concernant la motivation religieuse de l’assassin. En outre, Traoré se considérait lui-même comme possédé pour ne pas avoir suivi les consignes strictes en matière de culte, telles que les exigent les tablighis en se référant aux pratiques de Mahomet. Son geste homicide était-il motivé par le désir de se racheter ? (3).

Pour justifier leurs agressions antijuives par des impératifs religieux, les musulmans ne manquent pas de références scripturaires et historiques, comme le montre Meir M. Bar-Asher, islamologue israélien, dans Les Juifs dans le Coran, ouvrage essentiel sur le sujet (4). L’auteur y fait ressortir l’ambivalence du rapport de l’islam avec le judaïsme et les Juifs. Tout en revendiquant « un attachement sans faille à la Torah, aux prophètes et à leurs paroles en tant que révélations divines », gage de son origine céleste, ce qui se traduit par des emprunts substantiels à la loi mosaïque (talion, lapidation, polygamie, répudiation, impureté légale, interdits alimentaires, etc.), le Coran « met en doute l’authenticité des Ecritures des Juifs de son temps et accuse ces derniers de les avoir falsifiées, en particulier pour en supprimer ou en altérer les passages censés annoncer l’avènement de Mahomet et de l’islam, leur triomphe et leur supériorité sur toutes les religions antérieures, y compris le judaïsme » (5). La malédiction encourue par les Juifs pour leur « trahison » se manifeste à travers une série de versets polémiques et violents dont certains visent aussi les chrétiens (cf. p. ex. Coran 5, 51).

« Cette vision négative globale des Juifs sert de fondement à leur délégitimation et à leur rabaissement », constate Bar-Asher, ce dont témoignent certains épisodes qui se sont déroulés du vivant de Mahomet, en particulier l’expulsion et le massacre des Juifs de Médine, ainsi que le statut humiliant du dhimmi qui leur a été imposé durant les siècles de domination musulmane. L’auteur signale aussi la persistance de la méfiance tout au long de l’histoire islamique. « Les Juifs sont régulièrement accusés de fomenter des complots contre Mahomet et de chercher à subvertir l’islam » (6). Une certitude s’est répandue au sein du monde musulman : ce sont des Juifs qui ont organisé les attentats du 11 septembre 2001 afin de salir l’islam (7). Enfin, un hadîth (propos attribué à Mahomet) réputé authentique annonce que la lutte entre islam et judaïsme ne s’achèvera qu’au jour du Jugement dernier et au bénéfice des musulmans (8).

A l’époque contemporaine, ces regards islamiques sur le judaïsme ont trouvé une nouvelle actualisation, notamment à travers l’appropriation de préjugés et stéréotypes antijuifs dont certains remontent à l’Antiquité, d’autres provenant de milieux chrétiens. P.-A. Taguieff les passe en revue, en s’appuyant sur des textes émanant de divers mouvements islamistes.

L’historien montre aussi comment la question palestinienne s’est confessionnalisée, devenant « la cause sacrée de l’islam ». Dès les années 1960, de nombreux dirigeants arabes, y compris les plus « nationalistes » comme le président égyptien Nasser ou son homologue algérien Boumediene, envisageaient la résistance à Israël sous les traits du djihad. On ne parle plus d’Israéliens mais de Juifs. Sur cette question, la surenchère islamiste est foisonnante. « Dieu a rassemblé les Juifs en Palestine, non pas pour leur offrir une patrie, mais pour y creuser leur tombe et débarrasser le monde de leur présence polluante », écrivait ainsi en 1989 Khalil Koka, l’un des fondateurs du parti islamiste Hamas qui domine Gaza (9).

Aujourd’hui, explique Ben-Asher, certaines autorités musulmanes reprennent le principe selon lequel « les Juifs n’ont pas le droit de dominer des musulmans quel que soit le lieu ou le temps […], mais c’est le contraire qui doit se produire comme cela a été le cas tout au long de l’histoire ». A leurs yeux, l’Etat d’Israël est donc « une anomalie intolérable » (10). Depuis la révolution iranienne (1979), l’islam chiite rejoint le sunnisme dans cette hostilité frontale.

Les musulmans d’Europe sont eux aussi gagnés par cette transformation. Ainsi, le rapport de l’Institut Montaigne intitulé Un islam français est possible, publié en 2016, indique que « l’antisémitisme est un marqueur d’appartenance pour un quart des musulmans » (11). Ils bénéficient de la complicité d’une partie de la population non-musulmane atteinte d’un étrange syndrome, le « palestinisme », qui se manifeste chez les militants de gauche et des chrétiens tiers-mondistes, explique aussi Taguieff. Le peuple palestinien a été érigé en « peuple messianique » victime d’un sionisme comparable au nazisme. Désormais, « le Palestinien-victime se métamorphose en musulman-victime et l’islam en religion des victimes » (12).

C’est ainsi que l’on est parvenu au déni de réalité que dénoncent Taguieff et les auteurs du Nouvel antisémitisme en France. Au nom de l’antiracisme, nourri par une culture de l’excuse et de la honte, et pour préserver le « vivre-ensemble », il ne convient pas de stigmatiser les musulmans ni de s’interroger sur l’islam. « L’incapacité politique de désigner cet antisémitisme pour ce qu’il est interdit d’en faire l’analyse historique, anthropologique et religieuse et, par voie de conséquence, d’entreprendre les actions spécifiques et ciblées qui seraient nécessaires pour le vaincre », regrette Caroline Valentin (13).

Au vu de tout ce qui précède, la formulation « antisémitisme islamique » pour désigner l’hostilité envers les Juifs qui se déploie en milieu musulman est-elle appropriée ? Considérant l’origine du mot « antisémitisme », forgé dans un contexte européen à la fin du XIXème siècle, « où les Juifs étaient diabolisés en tant que “Sémites”, c’est-à-dire comme une “race” supposée », P.-A. Taguieff se dit convaincu que l’emploi d’ « antisémitisme » n’est plus qu’une survivance devenue source d’équivoques et qu’il convient donc de recourir au terme générique de « judéophobie » (14). Son usage permettrait sans doute aux Européens de guérir du complexe qui les habite depuis les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

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  • Fayard, 2018, 298 p., 19 €.
  • p. 40.
  • Albin Michel, 2018, 215 p., 15 €. La justice a attendu 11 mois pour qualifier ce crime d’antisémite.
  • Albin Michel, 2019, 286 p., 17 €. L’ouvrage est préfacé par un chercheur musulman, Mohammad Ali Amir-Moezzi.
  • Id., p. 243-244.
  • Id., p. 101 et 104.
  • Taguieff, cit., p. 233.
  • Recueil de Bokhari, cité dans Le nouvel antisémitisme, cit., p. 41.
  • Taguieff, cit., p. 17.
  • Meir Bar-Asher, cit., p. 207.
  • Cité dans Le nouvel antisémitisme en France, cit., p. 50.
  • Taguieff, cit., p. 75-76.
  • Le nouvel antisémitisme, cit., p. 57.
  • Taguieff, cit., p. 41-48 et 62.