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18 mars 2021

La rencontre interreligieuse, qui s’est déroulée à Ur en Chaldée en présence du pape François durant son voyage en Irak (5-8 mars 2021), a donné l’occasion à de nombreux commentateurs d’évoquer « la paternité commune d’Abraham pour les juifs, les chrétiens et les musulmans ».

            Cette approche mérite une clarification. Elle nous est suggérée par Rémi Brague : « En nommant “les trois religions d’Abraham”, on croit s’engager sur un terrain d’entente en invoquant un ancêtre commun. En réalité, on met plutôt le doigt sur une pomme de discorde […]. Ce n’est pas parce que les noms sont identiques que les personnages le sont […]. Or, ce que racontent les livres saints des trois religions au sujet de ces personnages n’est pas uniforme, loin de là » (Du Dieu des chrétiens. Et d’un ou deux autres, Flammarion, 2008, p. 26-28).

[en haut] Ruines d’Ur, en Chaldée, lieu d’origine d’Abraham selon la tradition biblique ; [à gauche] le Mont Moriah à Jérusalem (Esplanade des Mosquées), lieu du sacrifice d’Abraham selon la tradition biblique et lieu du Temple (dont il reste le mur de soutènement occidental ou « mur des lamentations », au premier plan) ; [au milieu] la Kaaba à La Mecque, dont le prototype a été construit par Abraham et Ismaël selon la tradition musulmane (« Station d’Abraham » au premier plan) ; [à droite] la Station d’Abraham à La Mecque : clocheton protégeant l’empreinte des pieds d’Abraham, selon la tradition musulmane (photos Wikimedia Commons)

Les fidèles du judaïsme et du christianisme sont bien les héritiers communs du Patriarche mésopotamien puisqu’ils ont en partage toute l’histoire biblique. L’islam ne se référant pas à la Bible mais au Coran, il convient d’examiner comment Abraham (Ibrahîm en arabe) y est présenté. Le livre saint des musulmans lui donne une très grande importance. Il est question de lui dans 245 versets contenus dans 25 sourates, dont l’une, la quatorzième, a pour titre Ibrahîm, nom qui est cité 69 fois dans l’ensemble du Coran. Les références à Abraham sont dispersées un peu partout, avec des répétitions fréquentes. Certains passages ressemblent étrangement à l’Ancien Testament, notamment au livre de la Genèse, tandis que d’autres lui sont totalement étrangers. En fait, dans le Coran, selon la lecture traditionnelle islamique que nous présenterons dans ce texte, tout oriente Abraham vers Mahomet et le monothéisme islamique.

Dis : “Allah est véridique, suivez la religion d’Abraham, un vrai croyant (hanîf), qui n’était pas au nombre des polythéistes” (3, 95). Cf. aussi 16, 120.123 ; 22, 78, etc.).

ABRAHAM, PROPHÈTE MUSULMAN ?

Alors que, dans la Bible, Abraham inaugure l’histoire du salut, pour l’islam, il représente un état de religion antérieur à la Loi de Moïse et à la venue de Jésus. Le Coran ne classe pas Abraham parmi les patriarches mais le situe dans une lignée prophétique qui commence avec Adam, ce dernier professant la « religion primordiale » (le monothéisme islamique) qu’Allah a inscrite dans sa nature, qui est celle de tous les êtres humains et à laquelle Abraham s’est rallié après avoir partagé l’idolâtrie de son peuple.

Le Coran met en scène une controverse entre Abraham et son père (Azar et non Téra comme dans la Bible) au sujet de la religion. En voici quelques passages significatifs.

Abraham dit à son père Azar : “Prendras-tu des idoles pour divinités ? Je te vois, toi et ton peuple, dans un égarement manifeste” […]. Je désavoue ce que vous associez à Allah. Je tourne mon visage, comme un vrai croyant, vers celui qui a créé les cieux et la terre. Je ne suis pas au nombre des polythéistes (6, 74. 79).
“Ô mon père, pourquoi adores-tu ce qui n’entend ni ne voit, et ne t’est d’aucun avantage ? Ô mon père, il m’est venu une science que tu n’as pas reçue. Suis-moi, je te guiderai sur une voie droite” (19, 42-43).
Azar répondit : “Ô Abraham, te détournes-tu de mes divinités ? Si tu ne cesses pas, je te lapiderai ! Va-t’en pour longtemps !” (19, 46). Ici, le Coran s’inspire du livre de Josué dans la Bible (24, 2).
Alors, Allah a pris Abraham pour ami (4,125) et lui a donné les premiers feuillets (Livres) comme à Moïse (87, 19).

C’est ainsi que, pour les musulmans, Abraham « est le modèle le plus prégnant de la foi monothéiste originelle à laquelle le message de Mahomet entend se référer » (Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 9). Ils suivent en cela les enseignements du Coran où Allah évoque la Religion de votre père Abraham car c’est lui qui vous a donné le nom de “Musulmans”, autrefois déjà et ici même (22, 78).

PRIMAUTÉ D’ISMAËL, CENTRALITÉ DE LA MECQUE

Alors que les juifs et les chrétiens se disent descendants d’Abraham par Isaac, fils de Sarah, l’épouse légitime (selon la chair pour les premiers, selon la foi pour les seconds), les musulmans se rattachent à lui par Ismaël, fils d’Agar, la servante égyptienne.

Le privilège d’Ismaël n’apparaît cependant pas dans les premiers temps de la prédication de Mahomet à La Mecque (610-622), comme le montrent les passages du Coran que la tradition musulmane situe à cette période.

Allah y déclare :
En faveur de tes deux ancêtres : Abraham et Isaac (12, 6) ;
A Abraham, nous avons donné Isaac et Jacob, puis nous avons établi dans sa descendance la prophétie et le Livre (29, 27) ;
Nous avons béni Abraham et Isaac (37, 112). Cf. aussi 38, 45.

Mahomet reprend cette attestation :
J’ai suivi la religion de mes pères : Abraham, Isaac et Jacob. Nous ne pouvons associer quoi que ce soit à Allah (12, 38).

La rupture de Médine

C’est à partir de Médine, où Mahomet a vécu de 622 à 632, fuyant ainsi l’hostilité de ses compatriotes de La Mecque, qu’Ismaël occupe la première, voire l’unique, place dans l’héritage abrahamique.

Nous avions inspiré Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, les tribus… (4, 163). Cf. aussi 2, 133 ; 3, 84.

« Tous les textes coraniques qui mentionnent les rapports d’Abraham avec Ismaël, les Arabes et le Temple de La Mecque ont été chronologiquement proclamés au cours de la période médinoise de la carrière de Mahomet », note le prêtre libanais maronite, Michel Hayek, tout en précisant : « Jamais durant la période mecquoise la combinaison Ibrahîm-Ismaël ne se trouve réalisée, les deux noms étant toujours matériellement séparés l’un de l’autre, quand ils sont mentionnés dans un même ensemble de versets » (Le mystère d’Ismaël, Mame, 1964, p. 61 et 63).

Ce tournant intervient dans un double contexte : le constat par Mahomet des désaccords doctrinaux entre juifs et chrétiens, épisodes dont le Coran se fait l’écho (2, 113), et le refus des juifs de le reconnaître comme prophète, ce qui justifie le changement d’orientation de la prière, laquelle passe, sur l’ordre d’Allah, de Jérusalem à La Mecque (2, 143-144).

Suit cette proclamation :
Abraham n’était ni juif ni chrétien mais il était un vrai croyant soumis à Dieu ; il n’était pas au nombre des polythéistes. Les hommes les plus proches d’Abraham sont vraiment ceux qui l’ont suivi, ainsi que ce Prophète [Mahomet] et ceux qui ont cru. – Dieu est le Maître des croyants – Une partie des gens du Livre aurait voulu vous égarer : ils n’égarent qu’eux-mêmes et ils n’en ont pas conscience (3, 67-69).

Ismaël, l’enfant du sacrifice ?

On lit dans la Bible : « Par ta postérité, se béniront toutes les nations de la terre parce que tu m’as obéi », dit Dieu à Abraham après que ce dernier eut accepté de sacrifier Isaac (Gn 22, 18). Le Coran reprend cet épisode (37, 101-111) avec un certain flou. Il ne désigne pas le nom de l’enfant concerné (lui aussi échappe à la mort). La tradition musulmane a opté pour Ismaël en se fondant sur le texte biblique où Dieu ordonne à Abraham « d’immoler son fils, son premier-né, son unique » (Gn 22, 2). Pour elle, il s’agit évidemment d’Ismaël mais les Juifs l’auraient échangé contre Isaac, selon l’affirmation d’un ancien rabbin converti à l’islam rapportée au calife Omar (717-720) (cf. M. Hayek, op. cit., p. 115).

Le récit coranique n’indique pas clairement l’endroit du sacrifice. La tradition musulmane a exclu le Mont Moriah à Jérusalem, mentionné dans la Bible (Gn 22, 2), et l’a fixé à La Mecque, lieu où Abraham, ayant rejoint Agar et Ismaël, aurait consacré les descendants de cette branche et construit avec son fils la Maison d’Allah (temple cubique appelé la Kaaba) vouée au pèlerinage (2, 127).
Mon Seigneur ! J’ai établi une partie de mes descendants dans une vallée stérile, auprès de ta Maison sacrée, afin qu’ils s’y acquittent de la prière (14, 35).

Par la suite, Allah demanda à Mahomet de purifier « l’antique Maison », dénaturée par des polythéistes et d’y rétablir le pèlerinage (22, 26-31).

« La précellence d’Ismaël sur Isaac prouve celle de La Mecque sur Jérusalem. Il en sera toujours ainsi pour l’Islam de tous les temps » (M. Hayek, op. cit., p. 189).

ISMAËL, BÉNÉFICIAIRE DE L’ALLIANCE ?

On lit dans la Bible, Dieu s’adressant à Abraham : « Ismaël engendrera douze princes et je ferai de lui une grande nation. Mais mon alliance je l’établirai avec Isaac » (Gn 17, 20-21) ; « Par lui [Abraham] seront bénies toutes les nations de la terre » (Gn 18, 18).

On lit dans le Coran cette parole attribuée à Allah :
Nous avons conclu un pacte avec Abraham et Ismaël (2, 125).

Au terme d’une étude minutieuse de la sémantique arabe du Coran concernant ce sujet, Antoine Moussali, lazariste libanais, écrit : « L’Alliance rentre, dans la perspective biblique, dans une histoire d’amour, celle que Dieu a conçue de réaliser entre lui et les hommes, pour passer d’une relation de maître à serviteurs à une relation d’amour. Perspective qui est étrangère à la vision musulmane qui conçoit les relations entre Dieu et les hommes comme une sorte de pacte conclu entre deux partenaires, dont l’un est suzerain et l’autre vassal » (Judaïsme, christianisme et islam, Éd. de Paris, 2000, p. 34-35).

Quant à la circoncision, sa pratique dans le judaïsme, voulue par Dieu, symbolise l’Alliance avec le Créateur (cf. Gn 17, 11), alors que dans l’islam il ne s’agit pas d’un signe religieux mais identitaire, d’ailleurs non prescrit par le Coran.

DÉCOUVERTES RÉCENTES

Pour étayer cette filiation élective, l’islam semble s’être construit à partir de certaines traditions juives non bibliques, voire chrétiennes, présentant Ismaël comme l’ancêtre des Arabes, au motif que c’est dans le désert de Parân (Gn 21, 20-21), au nord du Sinaï, qu’il s’était réfugié avec sa mère après leur renvoi par Sarah, et où Dieu avait promis à Agar qu’Il ferait de son fils « l’ancêtre d’un grand peuple » (Gn 21, 18). Or, c’est au sein de ce peuple qu’est apparue la religion nouvelle, annoncée au VIIème siècle par Mahomet, le « sceau des prophètes ». Il fut d’ailleurs un temps où en Europe les musulmans étaient appelés « ismaélites ».

Depuis quelques années, des recherches savantes ouvrent de nouvelles pistes. Ainsi, dans une thèse de doctorat, Le Messie et son prophète, soutenue à l’Université de Strasbourg en 2004, le P. Édouard-Marie Gallez attribue l’origine de l’abrahamisme islamique à une influence judéenne (« judéonazaréenne »).

Les membres de ce courant apparu après la destruction du Temple de Jérusalem, en 70, se revendiquent à la fois comme les seuls vrais juifs et comme les seuls vrais chrétiens. Refusant de croire à la crucifixion et à la résurrection de Jésus, ainsi qu’à sa divinité, considérant donc avoir été trompés, ils attendent son retour en tant que Messie. Au VIIème siècle, les judéonazaréens réussissent à convaincre les tribus arabes voisines de s’allier à eux pour reconquérir Jérusalem, arguant pour cela de leur commune ascendance abrahamique, les uns par Isaac, les autres par Ismaël. Mais une fois la victoire acquise, le Messie, censé redescendre alors sur Terre, déclencher l’apocalypse et établir le règne de Dieu, ne revient pas. Les judéonazaréens sont éliminés dans le bouillonnement des guerres entre factions arabes revendiquant le pouvoir au nom de Dieu et la chute des empires, jusqu’à l’émergence d’une puissance nouvelle, le califat (Abd el-Malik, à la fin du VIIème siècle), expression directe du royaume d’Allah sur Terre. L’ascendance abrahamique par Ismaël devient pour elle un pivot de la légitimation divine de son pouvoir, c’est-à-dire de l’islam.

« En retranchant les judéonazaréens de l’équation, les chefs arabes présentent la nation arabe comme étant celle qui constitue la véritable descendance d’Abraham par le fils aîné Ismaël, la seule descendance élue par Dieu à l’exclusion de la branche juive issue d’Isaac », note Odon Lafontaine dans sa synthèse de la thèse précitée (Cf. Le grand secret de l’islam, Kindle-Amazon, 2020, p. 101).

POUR CONCLURE

            Plusieurs auteurs faisant autorité ont tiré de ce qui précède les conclusions suivantes.

Père Michel Hayek. « Si on a raison d’accorder à Abraham une importance décisive dans la vision de l’histoire religieuse des trois monothéismes, on aurait tort de confondre les plans sur lesquels juifs, chrétiens et musulmans se situent par rapport à la foi, à l’espérance et à la charité abrahamiques. En effet, de tous les prophètes communs à la Bible, à l’Evangile et au Coran, c’est précisément Abraham qui accentue la rupture entre les trois religions » (Le mystère d’Ismaël, op. cit., p. 24).

Jacques Ellul, juriste et théologien. « Déclarer “Nous sommes tous fils d’Abraham” ne signifie rigoureusement rien […]. On ne peut tirer aucun argument de cette filiation pour proclamer la parenté des chrétiens et des musulmans ! Le “type” de filiation n’a rien à voir avec un modèle ancestral et généalogique. Ici nous sommes entrés dans un domaine spirituel, et les œuvres préconisées par le Coran ne me paraissent pas tout à fait comparables à celles d’Abraham ! » (Islam et judéo-christianisme, PUF, 2004, p. 60). 

Père François Jourdan, eudiste, historien des religions. « Les musulmans rejettent la Bible comme falsifiée ; comment pourraient-ils s’en réclamer avec les juifs et les chrétiens comme du père commun Abraham ? » ; « La thèse de l’abrahamisme du Coran me paraît théologiquement difficile à défendre. L’apparence du même nom et des allusions à des récits bibliques a trompé beaucoup de monde » (Islam et christianisme, comprendre les différences de fond, L’Artilleur, 2015, p. 261).

Rémi Brague. « Ainsi, l’Abraham que les trois religions auraient en commun est une vague abstraction […]. Accepter cet Abraham, ce serait pour chacune renoncer à une dimension de sa foi » (Du Dieu des chrétiens. Et d’un ou deux autres, op. cit., p. 33).

Annie Laurent
Déléguée générale de CLARIFIER


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