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30 octobre 2023

Chers amis lecteurs,

Dans la dernière Petite Feuille Verte (n° 98), nous nous sommes efforcés de mettre en évidence le regard que le Coran porte sur deux aspects fondamentaux du christianisme : la christologie et la mariologie. Il restait à présenter certaines conséquences découlant de ces doctrines, à savoir les questions relatives à la rédemption et au salut de l’homme, ainsi qu’à la grâce divine. Deux hérésies, apparues dans les débuts de l’histoire chrétienne, au Levant et en Europe, semblent avoir inspiré les déformations et les occultations que le Coran réserve à ces vérités de foi. Compte tenu de leur importance, il nous est apparu nécessaire d’y consacrer une PFV, celle que nous vous proposons aujourd’hui (n° 99). Bonne lecture à tous.

Annie Laurent, déléguée générale de CLARIFIER


La déformation islamique du mot « Messie » n’est pas anodine, comme nous l’avons déjà vu (cf. PFV n° 98). Elle illustre l’absence totale de rédemption dans la perspective musulmane et donc la contestation de ses manifestations telles qu’elles sont rapportées par les auteurs du Nouveau Testament et confirmées par le magistère de l’Église. Cela concerne surtout la Crucifixion et la Résurrection du Christ, donc la réalisation du plan salvifique de Dieu. Deux hérésies apparues dans les débuts de l’histoire chrétienne, le docétisme et le pélagianisme, semblent avoir inspiré certains enseignements du Coran sur ces réalités.

L’ange Malik ouvrant les portes de l’enfer pour le montrer au prophète de l’islam lors de son « voyage nocturne » (miniature persane médiévale, Creative Commons)

LE DOCÉTISME

« La relation coranique de la crucifixion relève de la plus pure tradition docétique, bien qu’il reste difficile d’en déterminer le contenu doctrinal précis », remarque Jan M.F. Van Reeth (« La Christologie du Coran », Communio, n° XXXII, 5-6 septembre-décembre 2007, p. 4).

            Provenant du grec dokein (« paraître »), cette hérésie christologique est apparue dans un milieu de gnostiques dualistes (cf. PFV n° 95). L’un de ses promoteurs, Marcion (90-165), originaire du Pont (nord de la Turquie actuelle), considéré comme le premier hérésiarque identifiable dans l’histoire chrétienne, fut excommunié à ce titre. Associant la matière au mal, les docètes « pensaient donc que Dieu ne se serait pas incarné dans un corps matériel ». Cette croyance remettait en cause le dogme de l’Incarnation et a fortiori la réalité de la crucifixion, considérée comme une illusion. « Certains docètes affirmaient qu’un des disciples se serait substitué à son maître sur la croix » (Bernard Ardura, « Docétisme », dans Dictionnaire d’histoire de l’Église, Cerf, 2022, p. 339).

            Combattu par saint Ignace, évêque d’Antioche (35-107), puis par saint Irénée, évêque de Lyon et docteur de l’Église (130-202), le docétisme fut condamné lors du 1er concile œcuménique de Constantinople (381), qui précisa les modalités de l’Incarnation du Fils de Dieu : « Il s’est incarné de l’Esprit Saint et de la Vierge Marie » ; et « il a été crucifié pour nous par Ponce Pilate » (Yves Chiron, Histoire des conciles, Perrin, 2011, p. 24).

            Retenons ici deux versets significatifs du Coran.

  • Les fils d’Israël rusèrent contre Jésus. Dieu ruse aussi ; Dieu est le meilleur de ceux qui rusent. Dieu dit : “O Jésus ! Je vais, en vérité, te rappeler à moi, t’élever vers moi ; te délivrer des incrédules” (3, 54-55).
  • Nous les avons punis [les Juifs] parce qu’ils ont dit : “Oui, nous avons tué le Messie, Jésus, fils de Marie, le Prophète de Dieu”. Mais ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi […]. Mais Dieu l’a élevé vers lui (4, 157-158).

Joachim Gnilka, spécialiste allemand en exégèse et herméneutique bibliques, propose un commentaire de ces citations. La première « signifierait que Dieu a déjoué leurs plans. La suite indique comment il faut le comprendre. […] Comment Mahomet en est-il venu à l’idée que dans cette situation Dieu a élevé Jésus au moment du danger extrême ? Dieu l’aurait ravi auprès de lui au ciel. La représentation d’un enlèvement par Dieu est biblique et nous la rencontrons aussi à propos d’Hénoch et d’Élie (Gn 5, 23-24 ; 2 R 2, 9-12). Selon Mahomet l’action de tous les prophètes, y compris la sienne, est caractérisée par le fait que, finalement, Dieu les sauve. Cela n’exclut pas qu’ils soient persécutés mais, à la fin, il y a leur libération » (Qui sont les chrétiens du Coran ?, Cerf, 2008, p. 120).

Quant à la seconde, Gnilka signale deux explications dépendant des traductions du Coran. « Suivant l’une, c’est un autre qui a été crucifié à la place de Jésus. […] Selon l’autre, « la crucifixion de Jésus n’était qu’une illusion. […] C’était seulement une apparence qui les a trompés ». D’après lui, « la majorité des commentateurs du Coran, y compris les musulmans, optent pour la première conception (théorie de la substitution). La deuxième, qui suppose des influences gnosticisantes, est la théorie de l’illusion » (ibid., p. 121).

En définitive, poursuit cet auteur, selon le Coran, Jésus était voué à une mort naturelle et à la résurrection qui attend chacun lors du jugement dernier. C’est ainsi qu’il faut comprendre, estime-t-il, le verset suivant extrait du récit (apocryphe) dans lequel le Jésus nouveau-né se présente à sa parenté juive.

  • Que la paix soit sur moi, le jour où je naquis ; le jour où je mourrai ; le jour où je serai ressuscité (19, 33).

La résurrection du Christ, dans les conditions surnaturelles dont témoigne l’Évangile, est donc absente du texte coranique. Pour Gnilka, « la croix et la résurrection de Jésus n’ont pas de signification de salut » (ibid., p. 121).

L’allusion au gnosticisme permet à cet auteur de rappeler, parmi les courants de l’époque, que « dans le judéo-christianisme aussi la signification de la crucifixion de Jésus passe à l’arrière-plan. Les controverses judéo-chrétiennes n’abordent pas la thématique sotériologique » (ibid., p. 121-122). De fait, l’islam ne se présente pas comme une religion du salut (cf. infra, « Le pélagianisme »).

D’après Michel Hayek, prêtre et savant libanais maronite (1928-2005), l’hérésie docète, répandue en Orient, « était connue en Arabie du Nord et du Sud, à Najran notamment, où elle eut l’audience d’un nombre considérable de chrétiens […]. Il reste à déterminer dans quelle mesure Mahomet, qui eut des rapports certains avec la communauté najranite, se fait l’écho de ce docétisme ». (Le Christ de l’islam, éd. du Seuil, 1959, p. 218).

De fait, selon la Sîra (biographie officielle de Mahomet), une délégation de chrétiens de Najran (Yémen actuel), conduite par son évêque, serait venue à Médine en 631 pour rencontrer le « Messager de Dieu ». Au cours d’une controverse doctrinale, ces chrétiens (vraisemblablement des monophysites de tendance jacobite, cf. PFV n° 97 et 98) refusèrent le choix que Mahomet leur proposait : la conversion à l’islam ou, à défaut, la mobâhela (forme d’ordalie). Ils purent repartir mais en versant un tribut et en acceptant un statut de subordination appelé le « Pacte de Najran », qui est à la base de la dhimmitude.

Sur cet épisode, cf. Mahmoud Hussein, Al-Sîra, Grasset, 2007, t. 2, p. 68-71 ; Edmond Rabbath, L’Orient chrétien à la veille de l’islam, Publications de l’Université Libanaise, 1989, p. 172 et 176 ; Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, op. cit. p. 72.

Sur la dhimmitude, cf. A. Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2017, p. 96-177.

LE PÉLAGIANISME

« Pour Pélage, il n’y a pas de péché originel, la mort étant un sort naturel et pas une punition ; il relève de la seule responsabilité de chaque individu, par ses propres efforts spirituels, de se libérer du mal et du péché », explique Jan Van Reeth (Histoire du Coran, op. cit., p. 457).

Le moine anglais, Pélage (v. 350-430), qui fut à l’origine de cette doctrine dans l’Occident latin au IVème siècle, donc avant l’apparition de l’islam, « minimisait l’importance de la grâce et exagérait la force de la nature humaine ». Pour réfuter cette théorie, saint Augustin, ayant obtenu l’accord du pape Innocent 1er (+ 417), « mit en exergue le dommage produit par “la chute d’Adam et Ève” et le fait que l’homme était nécessairement dépendant de la grâce divine. Ces écrits anti-pélagiens eurent une forte influence sur la pensée concernant la prédestination » (David d’Avray, « Hérésie, hérésiarque, hérétique », dans B. Ardura, Dictionnaire d’histoire de l’Église, op. cit., p. 452-453).

La prédication de Pélage, lors de ses missions en Asie Mineure (Turquie actuelle) et en Palestine, a reçu un accueil favorable, surtout parmi les nestoriens et les monophysites (cf. PFV n° 97 et 98) qui s’y sont ralliés. Elle a donc « profondément marqué le milieu dans lequel est né l’islam » (Van Reeth, op. cit., p. 458).

Le pélagianisme pose les problèmes de la conscience, du sens du péché et de la contrition. Cela explique sans doute l’omission, dans les récits coraniques de la création, du péché originel et de ses retombées sur l’humanité, mais aussi l’absence de la grâce et l’insistance du livre sacré de l’islam sur la prédestination.

  • Dis : “Il ne nous adviendra que ce que Dieu a déterminé pour nous” (9, 51).
  • Aucune calamité ne se produit sur la terre ou chez vous sans qu’elle n’ait été auparavant consignée dans un Livre (57, 22).
  • Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut (74, 31).

C’est surtout parce qu’elle ruine le mystère de la Rédemption que l’hérésie de Pélage a diffusé son influence partout dans l’islam.

L’absence de rédemption est clairement assumée par les musulmans comme en témoigne l’étude réalisée par Ali Mérad (1925-1960), professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Lyon. « La négation de la mort du Christ est parfaitement conforme à la logique du Coran et aux constantes de son enseignement […]. En effet, tout dans le Coran vise à convaincre le croyant qu’il connaîtra la victoire sur les forces du mal qui l’assaillent, le tourmentent et semblent momentanément avoir raison de sa force d’âme et de son espérance. Dans cette perspective, la mort du Christ eût été un démenti de la doctrine constante du Coran […]. Jésus mort sur la Croix, cela aurait signifié le triomphe de ses bourreaux. Or le Coran affirme indubitablement leur échec » (« Le Christ selon le Coran », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, Aix-en-Provence, n° 5, 1968, p. 90-91).

L’auteur cite ensuite les versets 4, 157-158 et 3, 54-55 (cf. supra), auxquels il ajoute celui-ci.

  • Ô vous les croyants ! Soyez les auxiliaires de Dieu, comme au temps où Jésus, fils de Marie, dit aux apôtres : “Qui seront mes auxiliaires dans la voie de Dieu ?” Les apôtres dirent : “Nous sommes les auxiliaires de Dieu !” (61, 14).

Puis, Mérad livre ce commentaire : « La conviction du musulman se trouve donc fortifiée par tout ce qu’il peut lire dans le Coran, à savoir que Dieu n’abandonne pas les siens. Comment aurait-il pu abandonner Jésus ? […] Cette image tragique de la Passion, l’islam la refuse. Non seulement parce qu’il ne connaît pas le dogme de la Rédemption, mais parce que la Passion signifierait pour lui l’échec même de Dieu […]. L’échec de la délivrance du Christ, avant sa mise sur la Croix, la négation de son élévation à Dieu, signifieraient une chute terrible, et comme l’effondrement de l’espérance » (ibid.).

Enfin, héritiers de l’hérésie arienne (cf. PFV n° 96), les musulmans ne reconnaissent pas Jésus comme Sauveur des hommes, ainsi que l’a rappelé récemment Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris. « Le salut est une conception chrétienne. En islam, le péché originel n’existe pas. Le salut y est lié au mérite et non à la grâce rédemptrice » (Le Figaro Magazine, 1er juillet 2006).

C’est bien l’ignorance de la Rédemption dans l’islam, et donc de la nécessité d’un Sauveur, qui justifient l’inutilité – et donc aussi l’absence – de la grâce divine et des moyens offerts par Dieu pour l’obtenir, à savoir les sacrements et le sacerdoce.

POUR CONCLURE

« Les oppositions, les rivalités, les divisions parmi les disciples du Christ déchiraient la chrétienté et il semble bien que, tout compte fait, c’est cette multiplicité de sectes qui s’anathématisaient, plus que les dogmes qu’elles professaient, qui a frappé le Prophète de l’islam quand il eut pris contact avec les milieux chrétiens. Et, pour parler comme les musulmans, Dieu lui confirmera son impression en lui révélant dans le Coran non seulement l’hostilité réciproque des juifs et des chrétiens, mais celle qui dressait les chrétiens les uns contre les autres. […] Ainsi, quand on se demande ce que Mahomet a pu savoir du christianisme, on voit que les sources d’information ne lui manquaient pas. Elles étaient même trop nombreuses et discordantes, et on admettra facilement que l’expérience qu’il a pu en tirer lui ait inspiré, tout convaincu qu’il ait été de la valeur du monothéisme, l’idéal d’une religion plus simple, moins livrée par ses dogmes à la spéculation des hommes, celle que précisément l’ange Gabriel allait lui révéler » (À la croisée des trois monothéismes, Albin Michel, 1993, p. 49 et 53).

Au terme de la série que nous avons consacrée aux traces d’hérésies chrétiennes décelables dans le Coran, dont la plupart sont radicalement contraires, voire hostiles, à la Révélation de l’Évangile (PFV n° 94 à 99), une réflexion s’impose : il semble que l’islam se soit désintéressé du contenu proprement dogmatique des hérésies dont il assumait l’influence. Telle est la conclusion qu’en tire l’académicien Roger Arnaldez, dont les remarques nous paraissent pertinentes.

Dans son dernier essai, le philosophe Rémi Brague fait lui aussi allusion aux divers emprunts extérieurs que l’on trouve dans le Coran. « L’islam effectif est celui qui garde la trace de l’effet produit sur lui par mille instances extérieures avec lesquelles il a dû composer au long de son histoire. Cependant, l’islam a fait preuve d’un réel talent pour emprunter, tout en dissimulant l’origine de ce qu’il emprunte. Cela commence avec le Coran lui-même. Les thèmes bibliques, hellénistiques, voire patristiques, etc., qui y abondent ne sauraient avoir influencé le Prophète, qui aurait tout reçu directement de Dieu. D’où l’interprétation courante de l’adjectif ummî(Coran 2, 78 ; 7, 158) comme « illettré ». Mahomet ne sachant pas lire, il n’aurait pu consulter les livres antérieurs. Mais était-il sourd ? » (Sur l’Islam, Gallimard, 2023, p. 90).

Terminons par une remarque de Jan M.F. Van Reeth, qui conclut ainsi son étude sur « Les courants “judéo-chrétiens” et chrétiens orientaux de l’Antiquité tardive » : « Nombreux ont dû être les gens du peuple et les croyants ordinaires qui ne suivaient pas les subtilités des discussions théologiques abstraites. Telle est, croyons-nous, la situation religieuse en Mésopotamie et en Arabie à la veille de l’islam, de sorte que la théologie chrétienne contenue dans le Coran et qui constituera le fondement de l’islam est plutôt confuse et trop souvent, hélas, quasiment indéfinissable » (Histoire du Coran, Cerf, 2022, p. 458).


À l’évidence, bien des énigmes demeurent quant à l’ensemble des facteurs si épars qui ont abouti à la réalisation d’un texte, le Coran, tel qu’il nous est présenté depuis dix-sept siècles. En revanche, il faut bien constater que le résultat en est la destruction systématique de toute l’intelligence que nous avons du mystère chrétien.

Annie LAURENT, déléguée générale de CLARIFIER