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Par Annie Laurent
Article paru dans Sedes Sapientae n° 154 – Décembre 2020

La béatification de Charles de Foucauld (1858-1916), célébrée à Rome par le pape Benoît XVI le 13 novembre 2005, et l’annonce de sa prochaine canonisation, interviennent à un moment significatif de l’histoire de l’Église : au seuil d’une mondialisation qui favorise plus que jamais le mélange des peuples, des cultures et des religions, notamment du christianisme et de l’islam. Que faut-il donc retenir de l’expérience de celui qui, tout en se désignant lui-même comme « frère universel », avait choisi de vivre aux côtés de musulmans pour accomplir sa vocation religieuse ?

Soulignons d’abord qu’au sein du catholicisme français l’expérience de Frère Charles de Jésus continue de susciter un réel intérêt sans que, pour autant, l’unanimité se dégage autour de sa pensée, de ses convictions et du sens de sa présence en Afrique du Nord. En fait, chacun semble vouloir interpréter l’aventure humaine et spirituelle extraordinaire de l’ermite du Sahara en fonction de sa propre compréhension du christianisme et de sa manière de le vivre. Son héritage n’a pas toujours été compris dans ses profondeurs quand il n’a pas quelquefois été récupéré à des fins idéologiques liées à certaines circonstances historiques.

Dans la période qui a suivi l’accession de l’Algérie à l’indépendance (1962), la société française, pour une large part, a été atteinte d’un « complexe », associant colonisation et évangélisation alors que l’administration coloniale, laïque, faisait tout, au contraire, pour entraver l’effort missionnaire. Dès lors, des positions de Charles de Foucauld, chacun gardait ce qui correspondait à ses propres orientations. Les uns privilégiaient la spiritualité effacée de « Nazareth », mais cette voie royale pour occuper la première place dans l’Au-delà, réinterprétée à l’aune de ce complexe à un moment où, de surcroît, l’indifférentisme religieux et la sécularisation gagnaient du terrain, y compris au sein de l’Église, fut entendue par ceux-là dans le sens du renoncement à l’annonce de l’Evangile ou à la visibilité, assortie parfois d’une approche faussement irénique de l’islam. D’autres brandissaient sa célèbre sentence, contenue dans une lettre adressée le 16 juillet 1916 à l’académicien René Bazin, son premier biographe – « Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent Français est qu’ils deviennent chrétiens » – (1), comme caution pour mettre l’Evangile au service de la République.

Il faut aujourd’hui découvrir la véritable pensée du Père de Foucauld sur ces divers aspects afin d’en tirer des leçons utiles pour notre époque. Dans le discours qu’il prononça au terme de la cérémonie de béatification, Benoît XVI a ouvert la voie à cette démarche en clarifiant les fondements de la spiritualité foucauldienne.

« Par sa vie contemplative et cachée à Nazareth, il a rencontré la vérité de l’humanité de Jésus, nous invitant à contempler le mystère de l’Incarnation […]. Il a découvert que Jésus, venu nous rejoindre dans notre humanité, nous invite à la fraternité universelle, qu’il a vécue plus tard au Sahara, à l’amour dont le Christ nous a donné l’exemple. C’est là, avec Marie, que nous pouvons découvrir le mystère du Christ, qui s’est fait humble et pauvre pour nous sauver, pour faire de nous des fils d’un même Père et des frères en humanité » (2).

Comment saisir avec justesse la substance de la sainteté de ce vicomte strasbourgeois né dans un milieu social privilégié, qui connut très tôt le douloureux sort de l’orphelin, traversa une grave crise spirituelle, assortie de mœurs dissolues, puis, ayant retrouvé la foi, délaissa une carrière militaire et scientifique prometteuse, avant de renoncer à une vocation monastique classique, celle de trappiste, pour s’expatrier, prêtre solitaire, dans une terre ingrate, le cœur brûlé d’un seul désir : aimer pour apporter le Christ et l’Évangile aux musulmans du Maghreb ? Et qui, malgré son incroyable dépouillement de lui-même, n’obtint aucun succès apparent (il ne baptisa pas un seul musulman et ne fonda aucune congrégation), finit assassiné sans préméditation attestée, ce qui le priva de la palme du martyre, destin auquel il aspirait pourtant, et lui donna d’occuper jusqu’au bout la « dernière place » que sa conversion lui avait fait désirer de tout son être ?

Pour répondre à ces questions, les sources sont très nombreuses : une correspondance abondante, des diaires et des notes spirituelles. C’est sur eux, et sur une foule de détails inédits, que s’est appuyé Pierre Sourisseau, licencié en théologie et archiviste de sa cause en canonisation, pour retracer l’itinéraire exceptionnel du Frère Charles de Jésus. Outre qu’il révèle précieusement l’homme intérieur, l’auteur complète chaque chapitre d’un portrait de son héros à l’époque concernée, l’ensemble étant illustré de photos et assorti d’annexes. Ce qui fait de ce livre magistral la biographie de référence du bienheureux, riche de surcroît pour la mission chrétienne d’aujourd’hui, comme le souligne dans sa préface le postulateur de la cause, Mgr Bernard Ardura, président du Comité pontifical des Sciences historiques (3).

Selon de fréquents rappels, la rencontre de Charles avec l’islam a joué un rôle déclencheur dans sa conversion. Cela appelle une précision : en fait, c’est l’attitude religieuse des musulmans, notamment leur soumission au Dieu du Coran et à sa Loi, dont il fut le témoin impressionné durant sa première campagne en Algérie (1881-1882) puis durant son expédition au Maroc (1883-1884), qui a suscité en lui l’interrogation fondamentale sur la dimension religieuse de l’existence. Il l’a écrit dans plusieurs lettres à son ami Henry de Castries, depuis la trappe Notre-Dame des Neiges (Ardèche) (4), juste avant son ordination sacerdotale, reçue le 9 juin 1901. « L’islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines » (5). Il lui avouera même avoir été tenté d’y adhérer. « L’islamisme (6) est extrêmement séduisant ; il m’a séduit à l’excès ». Il « me plaisait beaucoup, avec sa simplicité, simplicité de dogme, simplicité de hiérarchie, simplicité de morale » (7).

Mais Charles de Foucauld connaissait-il l’islam ? Selon P. Sourisseau, il s’y était initié lors de ses premiers séjours à Alger, en même temps qu’il étudiait l’arabe, l’hébreu et le berbère. A la Bibliothèque nationale, il avait lu Vie de Mahomet d’après le Coran et les historiens arabes d’Henry Delaporte, ouvrage paru en 1874, puis le Coran dans la traduction de Kasimirski. Pour autant, il ne semble pas s’être soucié d’entreprendre une étude savante et objective de la doctrine islamique. « Il ne s’y efforça point », affirme Louis Gardet (1904-1985), théologien et islamologue, proche des Petits Frères de Jésus (8), pour qui « ce serait un contresens de le transformer en islamologue ». Cet auteur estime cependant que la fréquentation des musulmans et son désir de les aimer lui donnaient « une sorte de connaissance par connaturalité » (9).

Et Gardet précise : « Ce serait mal comprendre certaines de ses phrases à Henry de Castries que de penser qu’il le [son retour à la foi catholique, ndlr] dut d’abord à une rencontre avec les dogmes musulmans directement connus […]. Mais pour lui-même, la connaissance explicite de l’islam ne fut pas le chemin tracé. Il serait plus exact de dire que la foi des hommes musulmans qu’il rencontra agit comme un réactif pour le remettre, à l’intérieur du mystère chrétien, face à Dieu transcendant et immanent tout ensemble » (10). C’est pourquoi Bazin a considéré que les confidences de Foucauld à H. de Castries étaient un « propos de sensibilité, que la raison n’a pas ratifié » (11).

Il est vrai que, comparée à la doctrine coranique qui, à travers le concept d’unicité (tawhîd), insiste sur un Dieu « inaccessible » (2, 255) et « impénétrable » (112, 1), autrement dit un Dieu de solitude, éloigné pour toujours des hommes, la religion chrétienne paraissait à l’officier irrationnelle et compliquée avec ses dogmes de la Trinité, de l’Incarnation, de la présence du corps de Jésus dans l’hostie consacrée, ou encore ses miracles contrariant les lois de la nature. Mais, par son enseignement, l’abbé Henri Huvelin, vicaire de la paroisse parisienne Saint-Augustin, qui recueillit la confession décisive de Charles (1886), sut lui transmettre le cœur du christianisme – Dieu Amour, Parole de vie – et faire ainsi tomber ses objections, tout en lui faisant percevoir les illusions entretenues par l’islam quant à son origine surnaturelle et à son élévation morale. Le jeune Alsacien, qui préparait alors l’édition de Reconnaissance au Maroc (12), était désormais prêt à considérer la religion de Mahomet « trop matérielle » pour être vraie, son apparence surnaturelle n’étant qu’illusion. « Je voyais clairement, écrit-il aussi à Castries le 14 août 1901, qu’il [l’islam] était sans fondement divin et que là n’était pas la vérité […], [parce qu’il] n’a pas assez de mépris pour les créatures pour pouvoir enseigner un amour de Dieu digne de Dieu : sans la chasteté et la pauvreté, l’amour et l’adoration restent très imparfaits » (13).

Son séjour à la trappe Notre-Dame du Sacré-Cœur, située près d’Akbès (Syrie du nord), où, en 1895, il fut le témoin des massacres commis par les Turcs et les Kurdes contre les chrétiens orientaux (Arméniens, Syriaques, orthodoxes), puis son contact direct avec les populations algériennes, notamment touarègues, près desquelles il s’établit à partir de 1901, devaient lui permettre de toucher du doigt ces traits spécifiques de l’islam, avec leur imprégnation sur l’âme et la culture musulmanes.

C’est d’ailleurs durant sa période cistercienne en Syrie, par solidarité avec les disciples du Christ persécutés et en réaction à l’indifférence de l’Europe devant ces drames, que naquit son ardent désir du martyre mais aussi son dessein d’apporter l’Evangile aux musulmans, selon des modalités qu’il s’attachera à observer jusqu’à la fin de sa vie. Dans une lettre du 28 novembre 1894 à son cousin, le commandant Louis de Foucauld, Charles évoque ce projet : « La conversion de ces peuples dépend de Dieu, d’eux, et de nous chrétiens. Dieu donne toujours abondamment la grâce ; eux sont libres de recevoir ou de ne pas recevoir la foi ; la prédication dans les pays musulmans est difficile, mais les missionnaires de tant de siècles passés ont vaincu bien d’autres difficultés ». Et de préciser les moyens appropriés à cette mission : « La parole est beaucoup, mais l’exemple, l’amour, la prière, sont mille fois plus. Donnons-leur l’exemple d’une vie parfaite, d’une vie supérieure et divine ; aimons-les de cet amour tout-puissant qui se fait aimer ; prions pour eux avec un cœur assez chaud pour leur attirer de Dieu une surabondance de grâces, et nous les convertirons infailliblement. Mais pour cela il faut être des saints, c’est cela seul qu’il faudrait et c’est ce que nous ne sommes pas » (14).

A ses yeux, la Trappe devait donc imiter en Orient l’œuvre ancienne des moines bénédictins dans l’Europe païenne. Il fit part de cette conviction à l’abbé Huvelin en 1898 (15).  En Algérie, relevé de ses vœux de trappiste et devenu prêtre, il voudra suivre la voie des Pères Blancs, comme il le note dans un carnet de Beni-Abbès : « La conversion des musulmans ne présente pas plus d’obstacles que celle de l’antique Rome, la grande Babylone ; soyons semblables aux apôtres par la ferveur, nous le serons par le succès ; faisons des miracles de ferveur, Dieu fera des miracles de grâce » (16).

Le religieux français rejetait l’idée selon laquelle les disciples de Mahomet seraient inconvertissables – ce thème revient souvent dans ses échanges épistolaires -, même si plus tard il constatera plus d’ouverture et moins de préjugés anti-chrétiens chez les Touaregs que chez les Arabes. Pour lui, toutes les âmes sont faites pour la lumière, pour Jésus, toutes sont son héritage et aucune, si elle a de la bonne volonté, n’est incapable de le connaître et de l’aimer. Cette idée de l’inaptitude des musulmans à se convertir était alors répandue dans les milieux français. Charles le reprochait aux autorités étatiques car cela revenait, disait-il, à considérer le mahométan comme un être inférieur, incapable de connaître la vérité et de s’élever jusqu’à la civilisation véritable. Il s’agissait là pour lui d’un insupportable manquement à la charité.

De ses séjours en Terre sainte (1897-1900), il était revenu pénétré du mystère de la Visitation et du désir de le vivre à son tour. Il exprima ce souhait en 1899 dans le Règlement provisoire des Ermites du Sacré-Cœur de Jésus qu’il envisageait de fonder. « Depuis cinq ans et demi, il m’a toujours apparu que je ne pouvais mieux glorifier Dieu qu’en faisant ce qu’a fait la T. Ste Vierge dans le mystère de la Visitation. Sans sortir de la vie cachée, sans sortir du silence, elle sanctifie la maison de St Jean [-Baptiste] en y portant Jésus et en y pratiquant les vertus évangéliques » (17). « Faire le plus de bien qu’on puisse faire actuellement aux populations musulmanes si nombreuses et si délaissées » consiste à apporter « au milieu d’elles Jésus dans le Très-Saint-Sacrement », écrivait-il en arrivant à Alger en octobre 1901 (18).

Par la suite, il mettra ce principe en œuvre, tant dans la solitude de ses ermitages que lors de ses pérégrinations dans le Sahara qui lui offriront l’occasion de maintes rencontres avec des musulmans auprès desquels il se présentait sous le nom d’Abd Issa (Serviteur de Jésus) et dont il savait gagner la confiance et le respect en se faisant leur « frère universel ». Ainsi, si Charles de Foucauld a su résister à l’attrait de l’islam, il résista de même à la tentation du mépris et de la méfiance envers les musulmans.

Le Levant n’était donc pas le lieu propice à sa vocation, qui passait, pour lui, par la vie érémitique et itinérante dans le désert d’Afrique du Nord. Il a toujours agi dans l’obéissance à son Père spirituel, l’abbé Huvelin, comme en atteste la lettre que ce dernier adressa le 1er septembre 1901 à Mgr Charles Guérin, préfet apostolique de Ghardaïa, auquel il recommandait son dirigé : « Sa vocation l’a toujours attiré vers le monde musulman. J’ai vu venir cette vocation. En mon âme et conscience, je crois qu’elle vient de Dieu » (19). C’est ainsi que quelques semaines après avoir reçu l’ordination sacerdotale à Viviers (Ardèche), il partit en Algérie. Il s’établit d’abord à Beni-Abbès (dans le sud de l’Oranie, près de la frontière marocaine), puis en 1905, il se fixa à Tamanrasset, dans le Hoggar (dans l’extrême-sud algérien), au milieu du peuple berbère, où il trouvera la mort le 1er décembre 1916, tué par un jeune musulman de la tribu des Senoussis (20).

Sa vie solitaire ne lui faisait pas renoncer à son intention de fonder une famille religieuse, la Fraternité du Sacré-Cœur de Jésus, agrégée à celle de Montmartre. Cette fondation devait être constituée de petites zaouia chrétiennes qui rappelleraient les lieux de retraite des mystiques musulmans. Ces fraternités s’adonneraient à la prière, l’adoration du Saint-Sacrement, la pénitence, la charité, la sanctification personnelle, la pratique des vertus et du service dans une totale gratuité. Il désirait aussi susciter l’installation en Algérie de familles françaises vraiment chrétiennes, capables de donner aux musulmans un authentique témoignage évangélique. Il en parlait à ses correspondants et aux officiers avec lesquels il était en contact sur place, notamment le commandant Henri Laperrine, son ami.

Jean-Mohamed Abdeljalil, Marocain devenu franciscain après son baptême (1928), écrit à ce sujet : « Il a si souvent et si formellement souhaité voir beaucoup de familles chrétiennes s’installer en terre d’islam. Son désir ardent s’exprimait douloureusement par des déclarations comme celle-ci : “Tant de familles arrivent pour assurer et améliorer leurs avantages terrestres. N’y aurait-il pas une seule famille qui s’installerait ici pour le bien spirituel des âmes ? ” » (21). 

A son projet religieux, Charles souhaitait associer le célèbre arabisant Louis Massignon, revenu lui aussi à la foi chrétienne par une expérience faite en terre d’islam (en Irak). Depuis leur première rencontre à Paris, où ils avaient prié ensemble dans la basilique du Sacré-Cœur, en février 1909, tous deux entretenaient une correspondance suivie. Cette initiative demeura cependant sans lendemain puisque Massignon ne rejoignit jamais Tamanrasset. En effet, outre des tempéraments qui pouvaient rendre leur cohabitation difficile, Massignon était intellectuellement plus attiré par la culture arabe du Proche-Orient que par la culture berbère. Puis, il se maria en 1914, opérant ainsi un choix incompatible avec la vie quasiment monastique que lui proposait Foucauld.

Des divergences religieuses les opposaient aussi en ce qui concerne la place de l’islam dans le dessein de Dieu, explique Laurent Touchagues, président des Amitiés Charles de Foucauld. « La séduction de l’islam n’est attestée qu’une fois, dans sa jeunesse, pour Foucauld ; elle est permanente chez Massignon. Foucauld vit la séparation du beau et du bien chez les musulmans. Or, c’est le beau qui subjugue Massignon durant toute sa vie. Foucauld, séduit très brièvement, a identifié l’absence du bien dans la morale musulmane et la charia. […] Il a côtoyé l’islam au quotidien, alors que celui de Massignon était plus intellectuel, et passablement élitiste. Pour Foucauld, le refus de l’Incarnation par l’islam entraîne sa “fausseté” » (22).

Dans un article décrivant la relation complexe entretenue par les deux hommes, Dominique Casajus, directeur de recherches au CNRS, cite un extrait de la réponse que l’ermite du Sahara adressa le 15 juillet 1916 à Massignon qui lui avait soumis pour avis un projet de manuel où la vocation des fils d’Ismaël, autrement dit les musulmans,  s’enracinait dans un tronc commun avec les chrétiens : « Je supprimerais le 1er point : méditation sur la vocation donnée aux fils d’Abraham et de sa servante [Agar] : cela ne peut rien prouver, depuis Notre Seigneur, tous les hommes ont la vocation d’être chrétiens » (23). « Nous sommes loin de Foucauld ! », conclut D. Casajus (24). Sans être pleinement disciple de Frère Charles de Jésus, Massignon l’admirait au point que, dans une lettre du 14 octobre 1913, il adhéra à la confrérie de l’Union des frères et sœurs du Sacré-Cœur de Jésus (25) et c’est sur son insistance auprès de René Bazin que ce dernier rédigea sa première biographie.  

Certes, nous l’avons vu, Frère Charles n’était pas un expert en islamologie, mais ses lectures du Coran lui avaient fait comprendre les préventions de l’islam envers le christianisme. Il en avait déduit que seule l’imitation de Jésus-Christ en tout pouvait ouvrir le cœur des musulmans. « Il faut nous faire estimer et aimer, montrer dans notre vie ce qu’est le christianisme, apprivoiser les âmes pleines de préjugés, de défiance, et les amener, peu à peu, insensiblement et par l’amour » à accueillir la vérité à laquelle ils ont droit (26).

Tout en observant une stricte règle de vie, de prière et de travail, le Père de Foucauld consacrait beaucoup de temps à accueillir ceux qui frappaient à sa porte, à faire le bien, à racheter des esclaves, à conseiller, à enseigner la justice et la droiture, à introduire le progrès par l’amour du travail. Il créa même des ateliers pour femmes. Mais son action ne se réduisait pas à l’humanitaire. Le 16 avril 1915, dix ans après son arrivée en pays touareg, il écrivit sur ce point à sa cousine Marie de Bondy : « Le tricot et le crochet marchent à merveille […]. Toutes ces choses sont utiles spirituellement, car tout se tient : on ne fera quitter l’islamisme à ces peuples qu’en leur donnant de l’instruction, en leur ouvrant l’esprit, en leur donnant l’idée et le désir d’une vie matérielle, et ensuite, d’une vie intellectuelle supérieure à la leur ».

En fait, Charles de Foucauld voulait être un défricheur dans ce milieu musulman où la Providence l’avait placé. « Je sème, d’autres moissonneront », écrit-il à l’abbé Huvelin le 15 juillet 1904 (27). L’annonce explicite n’était cependant pas absente de son programme, mais il procédait avec prudence, comme il l’a expliqué dans ses notes personnelles le 19 juin 1903 : « Parler beaucoup aux indigènes et non de choses banales, mais, à propos de tout, en venir à Dieu ; si on ne peut leur prêcher Jésus parce qu’ils n’accepteraient pas certainement cet enseignement, les préparer peu à peu à le recevoir, en leur prêchant sans cesse dans les conversations la religion naturelle, beaucoup parler et toujours de manière à améliorer les âmes, à les relever, à les rapprocher de Dieu, à préparer le terrain à l’Evangile » (28).

Dans les Notes sur la manière de parler de notre Sainte Religion aux indigènes de la Souara, il assure qu’il ne faut pas « discuter » mais « exposer ». Pour cela, il choisit l’écrit plutôt que la parole, traduisant les quatre Evangiles en touareg et rédigeant un catéchisme sous forme d’entretiens, L’Evangile présenté aux pauvres du Sahara (29). Il prit également une initiative audacieuse, distribuant des « chapelets de la charité » à des musulmans auxquels il apprenait à prier en disant sur les gros grains : « Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur ». Ce que lui a reproché Ali Merad dans son essai Charles de Foucauld au regard de l’islam. Tout en rendant hommage au bien accompli au profit des Touaregs, cet universitaire franco-algérien considère que, influencé par le regard dépréciatif des Français de son époque sur l’islam, le « marabout chrétien » essayait de gagner, non seulement leur cœur mais aussi leur conscience (30). Or, l’attitude de Frère Charles n’avait rien de « colonialiste » au sens idéologique. Son abaissement volontaire le prouve amplement.

Quant à « l’enfouissement » de l’ermite, hérité de l’expérience de Nazareth, notamment de son humble service auprès des clarisses (1897-1900), il ne doit pas être associé à l’invisibilité. Aucune ambiguïté n’entachait son identité et ses intentions. Il suffisait de le voir dans son habit religieux, une gandoura de couleur blanche portant, au milieu de la poitrine, un cœur surmonté d’une croix en étoffe rouge, avec un rosaire qui doublait sa ceinture. « Et ses conversations ! et son costume ! », notait Laperrine dans l’un de ses carnets, en réaction à un article où l’ermite était présenté « comme un prêtre qui ne parlait jamais de ses croyances et ne prêchait la foi en aucune manière ». Commentant ce propos, Bazin écrit : « L’image de la Croix, celle du Sacré-Cœur, disaient de loin quelle était la foi de cet homme blanc. Nul n’en pouvait ignorer […]. Le costume était une prédication, et d’ailleurs toute la vie de Frère Charles affirmait l’Evangile. Les indigènes ne s’y trompèrent jamais » (31). Pour Jean-Mohamed Abdeljalil, « il donnait un témoignage discret et humble, mais en même temps clair et perceptible » (32). L’ermite missionnaire confiait à l’abbé Huvelin, le 15 juillet 1904 : « De toutes mes forces, je tâche de montrer, de prouver à ces pauvres frères égarés, que notre religion est toute charité, toute fraternité, que son emblème est un CŒUR » (33).

Le récit suivant de Ba-Hammou, qui lui enseignait le dialecte tamacheq, et dont il était particulièrement proche, illustre aussi ce désir d’éviter toute confusion interreligieuse. « Nous savons parfaitement que le marabout ne pouvait nous dire de prononcer la chahada (la profession de foi musulmane), il n’y a aucun doute pour nous à ce sujet. Cela était incompatible avec ses fonctions de prêtre catholique, nous le savons tous. Le Père de Foucauld recevait continuellement les pauvres, les vieillards, les malades, les femmes, les enfants, et de nombreux Touaregs qui venaient le visiter et lui demander aide ou conseil. Au début de son installation [dans le Hoggar], il arrivait que certains de ses visiteurs, sortant de chez lui aux heures de la prière musulmane, s’arrêtaient près de l’ermitage pour prier. Le Père de Foucauld les invitait aimablement à s’éloigner de l’ermitage, en leur disant qu’ils devaient comprendre qu’il ne désirait pas les voir prier près de chez lui, comme eux-mêmes ne pouvaient désirer le voir prier près d’une mosquée. Il disait ces choses en termes tellement aimables et bons que, très peu de temps après, aucun de nous ne les ignorait, et ne se serait permis d’enfreindre ses désirs » (34). Et c’est comme tel que les Touaregs aimaient leur « marabout chrétien ».

Malgré tous ses efforts, le Frère Charles de Jésus ne baptisa aucun musulman ; malgré son désir si souvent exprimé et ses nombreux appels pour que « le pays fût couvert de religieux et de bons chrétiens restant dans le monde » (35), aucun autre missionnaire ne le rejoignit. Sans renoncer pour autant à son apostolat, il apprit à se contenter de semer, pressentant que la moisson n’interviendrait sans doute pas avant longtemps, « des siècles peut-être », comme il l’écrivait à H. de Castries le 29 mai 1909 (36). Après sa mort, outre les Petits Frères et Petites Sœurs de Jésus (cf. note 8), un nombre important de vocations se réclamant de lui ont vu le jour, sans toujours suivre pleinement son projet missionnaire. Mais, aujourd’hui, l’héritage foucauldien se renouvelle, comme en témoignent, entre autres, deux communautés clairement inspirées par la spiritualité de l’ermite du Sahara, y compris dans le vêtement. Toutes deux sont nées dans le diocèse de Toulon : les Petites Sœurs de la Consolation du Sacré-Cœur et de la Sainte Face, fondée en 1989 ; et les Missionnaires de la Divine Miséricorde, fondée en 2005 par l’abbé Fabrice Loiseau.

Profondément pénétré à la fois de la vocation civilisatrice de la France, fondée sur le christianisme, et de l’histoire sainte de notre pays, Frère Charles de Jésus regrettait que cet idéal évangélique ne fût pas partagé par la France coloniale à laquelle il rappela souvent sa responsabilité spirituelle et ses devoirs moraux. « C’est une grande grâce que Dieu a faite à la France que de lui donner les 50 millions de sujets infidèles, d’enfants mineurs à élever, à évangéliser, à conduire au Ciel : quelles grâces recevra la France si elle s’acquitte de ce devoir et sauve ces 50 millions d’âmes rachetées à si grand prix, pour lesquelles le Christ est mort ! Quel châtiment sera le sien si, par une légèreté, une indifférence et un égoïsme coupables, elle ne s’acquitte pas d’un devoir aussi grave, qui lui est aussi spécialement confié » (37).

C’est sur cette base qu’il convient de lire sa lettre du 16 juillet 1916 à René Bazin, citée supra. On voit que cet avertissement ne pouvait pas être interprété comme une caution pour mettre l’Evangile au service de la République. Car ce qui intéressait avant tout le « frère universel », c’était la sainteté de chacun et non un quelconque calcul politique. « La sainteté, qui est le principal, nous donnera tôt ou tard l’autorité, inspirera confiance », notait-il dans son diaire le 19 juin 1903 (38). Cette recommandation semble particulièrement adaptée à notre temps où la France et l’Église sont à nouveau confrontées au défi de l’islam.

                                                                       Annie Laurent

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  1. Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Plon, 1921, p. 444. Ce livre a été réédité par Nouvelle Cité en 2003.
  2. La Documentation catholique, n°2348, 18 décembre 2005, p. 1161.
  3. Charles de Foucauld. Biographie, Salvator, 2016.
  4. Il y avait fait profession sous le nom de Frère Marie-Albéric.
  5. Cité in Charles de Foucauld, Pensées intempestives, dérangeantes et incorrectes, L’œuvre éd., 2011, p. 17.
  6. A cette époque, la langue française ne distinguait pas entre islam et islamisme.
  7. Pierre Sourisseau, op. cit., p. 107.
  8. Inspirée par l’exemple de Charles de Foucauld, la communauté des Petits Frères de Jésus a été fondée en 1933 par le Père René Voillaume ; les Petites Sœurs de Jésus seront fondées en 1946 par Sœur Magdeleine.
  9. « Le Père de Foucauld et l’Islam », dans « Le Père de Foucauld, le frère universel », Se Comprendre, juin-juillet 2004, p. 3.
  10. Ibid., p. 2.
  11. Bazin, op. cit., p. 86.
  12. Edité en 1888, réédité partiellement par L’Autre Chemin en 2017.
  13. Lettres à Henry de Castries, Grasset, 1938, p. 94-95.
  14. P. Sourisseau, op. cit., p. 213-214.
  15. Ibid., p. 233.
  16. Ibid., p. 345.
  17. Ibid., p. 213. Sur ce sujet, cf. aussi Jacques Keryell, membre de la       Fraternité séculière Charles de Foucauld, La Visitation dans les pas de Charles de Foucauld, Saint-léger Editions, 2019.
  18. Charles de Foucauld, Lettres et carnets, éd. du Seuil, coll. Livre de vie, 1966, p. 160.
  19. )    P. Sourisseau, op. cit.,p. 309.
  20.     Sur les circonstances de ce meurtre, cf. Antoine Chatelard, La mort de Charles de Foucauld, Karthala, 2000.
  21.  « Musulmans et chrétiens aujourd’hui », Se Comprendre, op. cit., p. 5 et 6.
  22.      « Massignon : rôle et réalité d’un héritier », Charles de Foucauld. L’Evangile au Sahara, éd. L’Homme nouveau, hors-série n° 25, 2016, p. 60.
  23.       « Charles de Foucauld a-t-il été un pionnier du dialogue islamo-chrétien ? », in Catherine Mayaux (dir.), Ecrivains et intellectuels français face au monde arabe, Honoré Champion Editeur, 2011, p. 209-218. Cette lettre figure dans le recueil de Jean-François Six, L’aventure de l’amour de Dieu, Seuil, 1993, p. 205-206.
  24.       C. Mayaux, ibid., p. 217.
  25.       Sourisseau, op. cit., p. 573.
  26.       Ibid., p. 526.
  27.       Ibid., p. 379.
  28.       Cité par Henri de Saint-Bon, « Charles de Foucauld écrivain », Le Casoar, n° 205, avril 2012.
  29.       La version initiale de ce catéchisme manuscrit, L’Evangile présenté aux pauvres nègres du Sahara, rédigé à Beni-Abbès en 1903(il sera édité sous ce titre par Arthaud en 1947), était destinée aux catéchumènes noirs ; Foucauld en modifia le titre pour élargir son auditoire aux autres populations du Sahara, arabes et touarègues. Cf. Sourisseau, op. cit., p. 333.
  30.      Ed. du Chalet, 1975 ; rééd. par DDB, 2016. Cf. p. 67-68.
  31.      Bazin, op. cit., p. 214.
  32.      Se Comprendre, op. cit., p. 5 et 6.
  33.      Charles de Foucauld, Abbé Huvelin, 20 ans de correspondance, Nouvelle Cité, 2010, p. 315.
  34.       Bazin, op. cit., p. 406.
  35.      Charles de Foucauld. L’Evangile au Sahara, op. cit., p. 40.
  36.       Cité in Ecrits spirituels de Charles de Foucauld, ermite au Sahara, apôtre des        Touaregs, éd. de Gigord, 1925.
  37.        Sourisseau, op. cit., p. 519.
  38.       Laurent Touchagues, « La vie pour Dieu au Hoggar », L’Homme nouveau, op. cit., p. 40. 
  39.     Pensées intempestives, op. cit., p. 29.