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Le 8 décembre 2015, le pape François a inauguré une année sainte, placée sous le signe d’un Jubilé extraordinaire de la miséricorde. Dans la bulle d’indiction Misericordiæ vultus (11 avril 2015), le souverain pontife souhaite que cette année jubilaire favorise la rencontre avec les juifs et les musulmans puisque « la miséricorde dépasse les frontières de l’Eglise ».

 L’islam attribue au Créateur les qualificatifs de Miséricordieux et de Clément. On retrouve souvent ces invocations sur les lèvres des musulmans qui se sentent accompagnés et soutenus par la miséricorde dans leur faiblesse quotidienne » (n° 23).

Lors d’une audience accordée au Vatican à un groupe de Français, l’une des personnes présentes, Karima Berger, de confession musulmane, a remercié le pape pour le choix de ce thème.

 Je lui ai dit que ce choix fait du bien au monde musulman, qui traverse aujourd’hui beaucoup d’épreuves douloureuses. La miséricorde parle de façon très intime aux musulmans, pour qui Dieu est miséricordieux. C’est un mot qui fait pont entre l’islam et le christianisme » (La Croix, 3 mars 2016).

Il nous a donc semblé utile d’examiner ce que l’islam place sous le mot « miséricorde », d’autant plus qu’au-delà de sa dimension religieuse, la miséricorde a un rôle à jouer dans les relations sociales et même dans la protection de la paix. D’où l’importance d’un tel sujet.

Cette Petite Feuille Verte est divisée en trois :

  1. « La miséricorde au nom de Dieu » (n° 39),
  2. « Miséricorde et pardon » (40),
  3. « La miséricorde entre les hommes » (n° 41).

NB – Pour les citations du Coran, nous utilisons ici la traduction de Denise Masson (Gallimard, coll. Folio).


PETITE FEUILLE VERTE N° 39

LA MISÉRICORDE AU NOM DE DIEU

 

Le mot « miséricorde » attribué à Dieu occupe une place importante dans le Coran. Il apparaît dès le premier verset de la première sourate, la Fâtiha (« Ouverture ») : « Au nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux » (1, 1-2). La Fâtiha est récitée par les musulmans à chacune de leurs cinq prières quotidiennes. En outre, 113 sourates sur les 114 qui composent le Coran sont introduites par la mention suivante, mise en exergue : « Au nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux ». Cette « basmala » s’énonce parfois ainsi : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ».

La seule sourate à ne pas être précédée de cette invocation est la neuvième (« L’immunité »), qui est considérée comme la dernière « révélée » et dont le contenu est particulièrement agressif envers les non-musulmans.

Par ailleurs, la liste des 99 « beaux noms de Dieu » définie par la tradition islamique, que les musulmans récitent sur un chapelet qui comporte autant de grains, commence par ces trois vocables : Dieu (Allâh), le Bienfaiteur (ar-Rahîm), le Miséricordieux (ar-Rahmân).

ÉTYMOLOGIE

Rahmân dérive de la racine sémitique r.h.m qui désigne le sein maternel ou les entrailles, ou encore l’attachement instinctif d’un être à un autre.

Avant l’islam, le terme Rahmân était en usage dans la péninsule Arabique pour désigner la divinité, notamment chez les juifs et chez les chrétiens mais avec des différences entre les deux religions. L’Ancien Testament regorge, d’une part de cris de l’homme qui, conscient de sa misère ou de son péché, s’adresse à Dieu pour implorer sa pitié, d’autre part de chants d’action de grâce pour le secours que Dieu apporte au peuple élu, tant pour le libérer de la servitude que pour l’appeler à la conversion. Le judaïsme rabbinique a inscrit ces notions dans le Talmud. Dans le Nouveau Testament, la miséricorde divine prend la forme du visage aimant de Jésus qui révèle la paternité de Dieu et sa surabondance de grâce.

Dans l’islam, selon le dominicain islamologue Jacques Jomier (cité par Daniel Gimaret, in Les noms divins en Islam, Cerf, 1988, p. 377), Ar-Rahmân, toujours précédé d’un article, est utilisé comme synonyme d’Allâh.

« Dis : «  Invoquez Dieu, ou bien : invoquez le Miséricordieux. Quel que soit le nom sous lequel vous l’invoquez, les plus beaux noms lui appartiennent «  » (Coran 17, 110).

Il convient de distinguer Rahmân et Rahîm car ces deux mots n’ont pas le même sens grammatical. Le premier est un substantif, le second un adjectif. Azzedine Gaci, ancien président du Conseil régional du culte musulman (Rhône-Alpes), en déduit deux catégories distinctes : Rahmân correspond aux qualités d’essence de Dieu, tandis que Rahîm désigne les qualités d’actions de Dieu (cf. « L’islam et la miséricorde », in La miséricorde, ouvrage collectif, éd. Parole et Silence, 2008, p. 101 et s.).

 a) Rahmân

Le sens plénier de Rahmân appliqué à Dieu est exprimé dans ces deux versets coraniques : « Votre Seigneur s’est prescrit à Lui-même d’être miséricordieux » (6, 54) ; « Dieu est le meilleur gardien, il est le plus miséricordieux de ceux qui font miséricorde » (12, 64).

Dans le Livre sacré des musulmans, Rahmân est en outre utilisé pour reconnaître les bienfaits (dans le sens de providence) de toutes sortes que Dieu donne à l’homme. « Si vous comptiez les bienfaits de Dieu, vous ne sauriez les dénombrer. Dieu est celui qui pardonne, il est miséricordieux » (16, 18). Il s’agit notamment des éléments de la création (sourate 55, Ar-Rahmân) et des attentions divines : « Ton Seigneur ne t’a ni abandonné ni haï ! […] Ne t’a-t-il pas trouvé orphelin et il t’a procuré un refuge. Il t’a trouvé errant et il t’a guidé. Il t’a trouvé pauvre et il t’a enrichi » (93, 3-8).

Ces bienfaits concernent aussi les Livres sacrés et certains prophètes, c’est-à-dire tout ce qui sert à guider les créatures humaines, à leur ôter tout prétexte pour ne pas l’adorer comme Il l’attend d’elles. « Je n’ai créé les êtres et les hommes que pour qu’ils m’adorent » (76, 19).

– « Nous avons ensuite donné le Livre à Moïse : il est parfait pour celui qui l’observe de son mieux ; c’est une explication de toute chose ; une Direction et une Miséricorde » (6, 154).

– « Le Miséricordieux a fait connaître le Coran », 55, 1) ; « Ce Coran […] est, pour les croyants, une Direction et une Miséricorde » (27, 76-77).

– Dieu dit à Mahomet : « Nous t’avons seulement envoyé comme une miséricorde pour les mondes » (21, 107).

– L’ange annonciateur dit à Marie : « Nous ferons de lui (Issa-Jésus) un signe pour les hommes, une miséricorde venue de nous. Le décret est irrévocable » (19, 21).

Mais Rahmân peut aussi s’appliquer à un Dieu redoutable.

– Abraham, mettant son père en garde contre l’idolâtrie dont il le soupçonne : « Ô mon père ! Je crains qu’un châtiment du Miséricordieux ne t’afflige et que tu ne deviennes un suppôt du Démon » (19, 45) ;

            – « Le Jour où le ciel se fendra par les nuées où l’on fera descendre rapidement les anges ; ce Jour-là, la vraie royauté appartiendra au Miséricordieux. Ce sera un Jour terrible pour les incrédules ; le Jour où l’injuste se mordra les mains en disant :  Malheur à moi ! Si seulement j’avais suivi le chemin du Prophète  » (25, 25-27).

Enfin, Rahmân intervient dans les invectives contre la foi des chrétiens.

– « Ils ont dit :  Le Miséricordieux s’est donné un fils !  Vous avancez là une chose abominable ! […] Il ne convient pas au Miséricordieux de se donner un fils ! » (19, 88-89 et 92).

En définitive, seuls les musulmans bénéficieront de la récompense divine. « Oui, le Miséricordieux accordera son amour à ceux qui auront cru et qui auront accompli de bonnes œuvres » (19, 96). Le mot « amour » se comprend ici comme une rétribution réservée aux musulmans car ils sont les seuls « vrais croyants » (8, 2-4 ; 49, 15). Cela ne les protège toutefois pas de l’arbitraire divin – « Voilà la Direction de Dieu. Il dirige qui Il veut parmi ses serviteurs » (6, 88) –, lequel s’applique à tous les hommes. Dieu « guide vers sa Lumière qui Il veut » (24, 35) ; Il « égare qui Il veut » (13, 27).

Malgré son origine, Ar-Rahmân n’est donc pas nécessairement lié à l’idée d’amour ou de tendresse. Une telle conception anthropomorphique reviendrait à prêter au Dieu impersonnel et impassible, tel que l’islam le conçoit, des états affectifs ou une sensibilité qui ne peuvent convenir qu’à une créature, vulnérable par nature. Ce serait corrompre la transcendance de Dieu, ce qui reviendrait à blasphémer.

 b) Rahîm

Rahîm « est un qualificatif pour décrire une action : ici, il qualifie Dieu qui exprime sa rahma », explique Michael Fitzgerald, Père blanc, islamologue (Louez le nom du Seigneur. Méditations sur les Plus Beaux Noms de Dieu, Institut pontifical d’études arabes et islamiques, Rome, 2015, p. 64).

Cet attribut n’est pas réservé à Dieu ; il peut s’appliquer aux hommes, par exemple à Mahomet qui « est bon et miséricordieux envers les croyants » (9, 128), ainsi qu’à ceux qui compatissent à la souffrance d’autrui (cf. infra, PFV n° 41). Le sens du mot a alors une portée particulière et non générale. Cependant, selon A. Gaci,

 les musulmans n’ont pas le droit de dire d’un homme qu’il est Ar-Rahmân car ce nom divin ne s’applique qu’à Dieu et qualifie une miséricorde que seul Dieu peut donner » (op. cit., p. 106).

 

À partir de ces définitions, les spécialistes considèrent inadéquate la traduction française habituelle de la formule « Au nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux », d’autant plus qu’elle comporte une inversion illogique puisque l’adjectif Rahîm précède le substantif ar-Rahmân alors qu’il devrait en constituer l’application. La remarque vaut aussi pour le mot « Clément ».

Maurice Borrmans, Père blanc, islamologue, préfère écrire : « Au nom de Dieu, le Tout-Miséricorde… ». Certaines traductions du Coran authentifiées par des autorités musulmanes écrivent pour leur part : « Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux », ce qui restitue aussi la distinction entre le substantif et l’adjectif (cf. Le Saint Coran et la traduction en langue française du sens de ses versets, édités en Arabie-Séoudite par le Complexe du roi Fahd et au Liban par les éditions El-Bouraq).

 


 

PETITE FEUILLE VERTE N° 40

MISÉRICORDE ET PARDON

L’Encyclopédie de l’Islam conteste le choix du mot « miséricorde » pour traduire Rahmân, mais pour une raison de fond. Soulignant que « dans le français actuel, et notamment dans le vocabulaire religieux,  miséricorde  inclut fondamentalement l’idée de pardon », elle précise que cette idée « est totalement absente des emplois coraniques de rahma », même si le Coran associe quelquefois la bonté et le pardon  (t. 8, p. 412), comme l’indique ce verset : « Ton Seigneur est celui qui pardonne : Il est le Maître de la miséricorde » (18, 58).

a) Le pardon réservé aux musulmans

Daniel Gimaret tire la même conclusion de son étude des commentaires des auteurs musulmans classiques. En fait, écrit-il, « Dieu est Ar-Rahmân pour tous les hommes en tant qu’Il donne à tous leur subsistance » et en tant qu’Il « les appelle tous à attester son unicité ». Mais Il n’est rahîm qu’envers les croyants, c’est-à-dire les musulmans, auxquels Il réserve son Paradis (Les noms divins en Islam, Cerf, 1988, p. 377 à 381).

b) La conception légaliste du péché

Contrairement à la perspective chrétienne, dans l’islam Dieu ne distingue pas entre le pécheur et le péché. Dans l’Évangile, Jésus refuse que l’on enferme une personne dans son acte, aussi grave soit-il. « Le Christ manifestait de la miséricorde envers les femmes adultères, alors que Mahomet permettait qu’elles soient lapidées », relève Sabatina James, Pakistanaise musulmane devenue chrétienne (Site Aleteia, 1er mai 2015).

Du point de vue musulman, l’amour et le pardon de Dieu sont donc conditionnés non seulement par l’adhésion à l’islam mais aussi par l’obéissance à la Loi divine. Il y a dès lors des êtres humains que Dieu aime, d’autres qu’Il n’aime pas. En voici un échantillon.

– « Dieu aime les hommes pieux » (3, 76) ; « ceux qui font le bien » (3, 124) ; « ceux qui sont patients dans les épreuves » (3, 146) ; « ceux qui s’abandonnent à Lui » (3, 159).

            – « Dieu n’aime pas les injustes » (3, 57) ; « les corrupteurs  » (5, 64) ; « les transgresseurs » (5, 87) ; « celui qui est insolent et plein de gloriole, ceux qui sont avares et qui ordonnent l’avarice aux hommes, ceux qui dissimulent ce que Dieu leur a donné de sa grâce […], qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier » (4, 36-37) ; « ceux qui commettent des excès » (6, 141) ; « les infidèles » (30, 45). Il n’aime pas « celui qui est traître et pécheur » (4, 107).

Le verbe « aimer » évoque ici l’attitude d’un Maître satisfait ou insatisfait de son serviteur (´abd) et non pas celle d’un Père aimant, ouvrant ses bras à son enfant prodigue.

Le Coran ne compare jamais Dieu au bon pasteur qui va chercher la brebis perdue comme le font les prophètes de l’Ancien Testament et les paraboles des Évangiles » (Jacques Jomier, Dieu et l’homme dans le Coran, Cerf, 1996, p. 193).

« Aimer » suggère l’idée de rétribution : récompense ou châtiment, paradis ou enfer.

c) Le repentir

 Le Coran insiste sur le fait que le péché ne nuit nullement à Dieu et qu’aucune rançon, si forte fût-elle, ne permettrait à l’homme de se racheter » (J. Jomier, cité par D. Gimaret, op. cit., p. 209).

En islam, le péché est une désobéissance aux ordres de Dieu, une infraction à sa Loi (la charia). Il ne sépare pas de Dieu et n’exige donc ni réconciliation ni réparation, même si le coupable est invité à se repentir. « Ô vous les croyants ! Revenez à Dieu avec un repentir sincère » (66, 8).

Cette démarche spirituelle n’est qu’un simple mouvement intérieur puisqu’il n’y a pas de sacrements dans l’islam, religion qui, ignorant la grâce et la médiation, n’a pas besoin de sacerdoce. Le repentir (tawba) n’est toutefois pas obligatoire, mais en cas de non repentir, le coupable sera puni d’un temps d’enfer qui n’a rien à  voir avec le purgatoire puisque le paradis envisagé par l’islam ne prévoit pas la vision béatifique, rendant dès lors inutile la purification de l’âme.

Tous les péchés peuvent être remis, quelle que soit leur gravité, sauf un : l’associationnisme (shirk), qui consiste à associer au Dieu Un d’autres divinités. Le Coran l’énonce clairement : « Dieu ne pardonne pas qu’il lui soit donné des associés, alors qu’Il pardonne à qui Il veut les péchés moins graves que celui-là » (4, 48).

Il reste que le pardon comme acte de miséricorde (rahîm) dépend du bon plaisir, de la volonté inscrutable de Dieu. « Dieu pardonne à qui Il veut ; Il châtie qui Il veut », affirme le Coran à cinq reprises (2, 284 ; 3, 129 ; 5, 18 ; 5, 40 ; 48, 14). Même la tawba n’engage pas Dieu, qui revient « vers qui Il veut » (9, 27). Sur cette question, cf. D. Gimaret, op. cit., p. 416-418.

POUR CONCLURE  

            Dans l’islam, la miséricorde est à rattacher au Dieu créateur, non au Dieu sauveur. Dans le christianisme, il y a l’Incarnation rédemptrice, suprême preuve d’un amour qui ne se résigne pas à laisser l’humanité aller à sa perte. La différence est considérable.

Jacques Ellul :

 Le Dieu biblique aussi pourrait être appelé Miséricordieux, mais cela n’a pas le même sens ! Dans un cas, c’est le souverain qui accorde de très haut, dans son arbitraire parfait, une manifestation de sa miséricorde pour le croyant. Dans l’autre, c’est un Dieu qui entre dans la vie même de celui à qui il fait miséricorde pour partager sa faiblesse et sa douleur. Un Dieu dont la miséricorde s’exprime, non pas en donnant quelque superficielle consolation, mais en partageant la souffrance, pour être absolument proche de celui qui souffre » (Islam et judéo-christianisme, PUF, 2004, p. 89).


 PETITE FEUILLE VERTE N° 41

LA MISÉRICORDE ENTRE LES HOMMES

Dans l’islam, le concept de « miséricorde » ne s’applique pas qu’à Dieu ; on le trouve aussi dans certains préceptes du Coran relatifs aux rapports entre les êtres humains qui sont invités à être miséricordieux les uns envers les autres. Ce principe comporte cependant des exceptions. Quant au pardon des individus entre eux, dans l’islam, il n’est pas une exigence absolue comme dans le christianisme.

1°/ Une miséricorde sélective

La rahma des hommes entre eux ne fait l’objet dans le Coran que de prescriptions dans trois cas.

– « Soyez bons à l’égard de vos parents, de vos proches, des orphelins et des pauvres. Usez envers les hommes de paroles de bonté » (2, 83).

– Dieu « a prescrit la bonté à l’égard de vos père et mère. Si l’un d’entre eux ou bien tous les deux ont atteint la vieillesse près de toi, ne leur dis pas : “Fi !”, ne les repousse pas, adresse-leur des paroles respectueuses. Incline vers eux, avec bonté, l’aile de la tendresse et dis : “Mon Seigneur ! Sois miséricordieux envers eux, comme ils l’ont été envers moi, lorsqu’ils m’ont élevé quand j’étais un enfant” »  (17, 24).

– « Parmi ses signes : Il a créé pour vous, tirées de vous, des épouses afin que vous reposiez auprès d’elles, et Il a établi l’amour et la bonté entre vous » (30, 21).

Azzedine Gaci, ancien président du Conseil régional du culte musulman (Rhône-Alpes), rapporte plusieurs hadîths (récits) où Mahomet insiste aussi sur la miséricorde des musulmans entre eux ainsi qu’envers les non-musulmans (cf. « L’islam et la miséricorde », in La miséricorde, ouvrage collectif, Parole et Silence, 2008, p. 108-118).

Notons cependant que le Coran reconnaît cette aptitude aux chrétiens. « Nous avons établi dans les cœurs de ceux qui le suivent [Jésus] la mansuétude, la compassion » (57, 27).

Pourtant, d’autres textes sacrés contredisent ou relativisent ces principes. Si bien que la miséricorde est sélective ; elle ne s’exerce alors qu’à l’intérieur de l’Oumma (la Communauté des musulmans).

– « Mahomet est le Prophète de Dieu. Ses compagnons sont violents envers les impies, bons et compatissants entre eux » (48, 29) ;

– « Ô vous qui croyez, ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens » (5, 51).

Le mot « prochain » (qârib) ne figure d’ailleurs pas dans le Coran où l’on trouve plutôt qurba qui connote l’idée de frère de sang ou de race. On peut mettre ceci en comparaison avec la parabole évangélique du bon Samaritain où Jésus enseigne que le prochain est celui qui exerce la miséricorde envers toute personne qui en a besoin (Lc 10, 29-37).

Il y a dans le Coran un verset dit « de l’amitié » qui concerne les chrétiens. « Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent : Oui, nous sommes chrétiens ! parce qu’on trouve parmi eux des prêtres et des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil » (5, 82). Cependant, les musulmans qui le citent volontiers omettent le plus souvent le verset suivant qui conditionne l’attitude énoncée au début. « Tu vois leurs yeux déborder de larmes lorsqu’ils entendent ce qui est révélé au Prophète, à cause de la Vérité qu’ils reconnaissent en lui » (5, 83).

Autrement dit, cette amitié dépend de l’adhésion des chrétiens à l’islam. Dès lors, les musulmans désireux d’aimer des chrétiens ne trouvent un appui dans le Coran qu’en citant un passage tronqué.

Quant à la miséricorde au sein de la famille, elle peut être contredite par ces prescriptions coraniques : « Ô vous les croyants ! Vos épouses et vos enfants sont pour vous des ennemis. Prenez garde ! » (64, 14) ; « Admonestez celles [parmi vos épouses] dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle si elles vous obéissent » (4, 34).  

2°/ Le pardon et le talion

         Le Coran ne mentionne qu’un seul cas explicite où l’homme est invité à pardonner. « Ceux qui calomnient des femmes honnêtes, insouciantes et croyantes seront maudits en ce monde et dans la vie future, ils subiront un terrible châtiment le Jour où leurs langues, leurs mains et leurs pieds témoigneront contre eux sur ce qu’ils ont fait » (24, 23). Ce verset est relatif à une accusation d’infidélité portée contre Aïcha, l’épouse préférée de Mahomet, par certains de ses compagnons.

Aucun commandement d’ordre général n’exige donc le pardon entre les personnes. L’islam a d’ailleurs conservé la loi du talion, qui était en usage dans le judaïsme, mais qui est devenue une pratique misérable selon l’enseignement constant de Jésus-Christ (cf. Mt 5, 20-26 et 38-48).

Le Coran légitime d’ailleurs la vengeance. « Il y a pour vous une vie dans le talion » (2, 179) ; « Lorsqu’un homme est tué injustement, nous donnons à son proche parent le pouvoir de le venger » (17, 33).

L’islam a introduit le concept de qiçâç (réparation pour un dommage causé), comme l’a expliqué le lazariste libanais Antoine Moussali : « Si quelqu’un est tué et que le meurtrier est de même statut que sa victime, la mort est le châtiment pour expier l’assassinat » (Judaïsme, christianisme et islam, étude comparée, éd. de Paris, 2000, p. 327).

Le Coran en précise les modalités. « Ô vous qui croyez ! La loi du talion vous est prescrite en cas de meurtre : l’homme libre pour l’homme libre ; l’esclave pour l’esclave ; la femme pour la femme » (2, 178) ; « Il n’appartient pas à un croyant de tuer un croyant – mais une erreur peut se produire -. Celui qui tue un croyant par erreur affranchira un esclave croyant et remettra le prix du sang à la famille du défunt ; à moins que celle-ci ne le donne en aumône. Si le croyant qui a été tué appartenait à un groupe ennemi, le meurtrier affranchira un esclave croyant. S’il appartenait à un groupe auquel un pacte vous lie, le meurtrier remettra le prix du sang à la famille du défunt et il affranchira un esclave croyant » (4, 92).

Mais il recommande aussi la clémence. « Les blessures tombent sous la loi du talion ; mais celui qui abandonnera généreusement son droit obtiendra l’expiation de ses fautes » (5, 45).

Selon Jacques Jomier, le but de Dieu, avec le talion, n’est pas de guérir l’homme spirituellement ; il est de le canaliser, de le forcer « à une certaine discipline qui lui permette d’être maître de lui-même » (Dieu et l’homme dans le Coran, Cerf, 1996, p. 109).

En cas d’offense, le musulman est en fait laissé juge d’apprécier l’attitude à observer.

POUR CONCLURE

Dans le Coran, on ne trouve pas énoncée la loi de sainteté telle qu’elle figurait dans la Torah, « Soyez saints comme moi, Dieu, je suis saint » (Deutéronome 18, 13), et a été reprise par le Christ sous forme de miséricorde : « Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux » (Lc 6, 36) ; « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt 5, 7).

L’un des principes de l’islam est que l’homme n’a pas à rechercher la perfection, car ce privilège est réservé à Dieu seul. « Dieu veut alléger vos obligations car l’homme a été créé faible » (4, 28). Il faut en déduire que cette faiblesse ontologique correspond à une volonté divine puisque le Coran ignore l’existence du péché originel et ses conséquences dommageables sur toute la création. C’est pourquoi il n’invite pas au dépassement comme le fait l’Évangile.

La joue tendue à qui nous frappe (Mt 5, 39), l’amour des ennemis (Mt 5, 43-47), le pardon total et illimité (non pas jusqu’à sept fois mais jusqu’à soixante-dix sept fois, cf. Mt 18, 21-22), attitudes qui sont de fait toujours au-dessus des capacités humaines et nécessitent donc l’intervention de la grâce divine, sont considérées, du point de vue islamique, comme des signes de faiblesse ou d’injustice. Or,

 il n’y a pas de justice sans pardon : voilà ce que je veux annoncer aux croyants et aux non-croyants, aux hommes et aux femmes de bonne volonté, qui ont à cœur le bien de la famille humaine et son avenir », écrivait saint Jean-Paul II dans son Message pour la paix du 1er janvier 2002.

 

Annie Laurent

Déléguée générale de CLARIFIER

alaurent@associationclarifier.fr


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