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Guerre d’Algérie : un regard enfin lucide et objectif

Article paru dans La Nef n° 311 – Février 2019

 

Deux excellents ouvrages de Jean Sévillia et Roger Vétillard remettent la guerre d’Algérie sur le devant de la scène. Réflexion à partir de ces deux livres sur un sujet toujours brûlant.

« Nous ne sommes pas encore sortis de la guerre d’Algérie ». Ainsi s’exprimait en 1997 feu Mgr Bernard Panafieu, alors archevêque de Marseille, pour justifier les précautions à prendre envers l’islam, religion professée par les Algériens, ces anciens colonisés considérés comme « victimes » d’un système réputé oppressif.

L’Algérie n’était pas le seul pays dont les « indigènes » musulmans avaient connu la tutelle française. Mais, contrairement à d’autres territoires du Maghreb et du Levant, liés à la France par des protectorats (Tunisie, Maroc) ou des mandats (Liban, Syrie), l’ancienne Régence d’Alger tributaire de l’Empire ottoman et son immense hinterland avaient été incorporés à la République qui les avait découpés en trois départements (Alger, Oran, Constantine) en 1848, soit dix-huit ans après la conquête effectuée par l’armée du roi Charles X. En outre, l’accession de l’Algérie à l’indépendance est intervenue au terme d’une guerre (1954-1962) particulièrement traumatisante qui a engendré un complexe post-colonial au sein des élites françaises, complexe dont elles ne semblent pas guéries, si l’on en juge par la répétition des prises de position ou initiatives officielles les plus récentes.

Ainsi, Emmanuel Macron, né en 1977 et n’ayant donc connu ni l’Algérie française ni le divorce franco-algérien, n’a pas hésité, en 2016, durant sa campagne électorale, à recourir à des termes tels que « crimes contre l’humanité », « vraie barbarie », pour qualifier cet épisode historique, puis à poser le 13 septembre 2018, en sa qualité de chef de l’Etat, un geste public par lequel il reconnaissait la responsabilité de la République dans la disparition du militant communiste Maurice Audin, « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires » à Alger en 1957. Pourtant, remarque Jean Sévillia dans Les vérités cachées de la guerre d’Algérie (1), les circonstances exactes de cette disparition n’ont pas encore été élucidées. Et pourquoi, s’interroge l’auteur, si usage de la torture il y eut, réduire le rôle de l’armée française à ce seul prisme sans tenir compte du terrorisme auquel elle était confrontée et du rôle de maintien de l’ordre qui lui était assigné par le gouvernement ? Pourquoi ne condamne-t-on pas la responsabilité avérée des nationalistes algériens dans la rébellion anti-française et les cruautés sans nom qu’ils ont commises contre les civils, européens ou musulmans profrançais, parmi lesquels les harkis, accusés de trahison ?

Un livre indispensable

Ces événements, et beaucoup d’autres, sont relatés en détail par l’auteur dans cet ouvrage dont la lecture s’avère indispensable à qui veut saisir la question algérienne dans tous ses ressorts, politiques, militaires, culturels, religieux, sociaux, démographiques, économiques, etc. Si les dirigeants français voulaient enfin cesser de cultiver leur auto-culpabilité en se souvenant de l’héritage légué à l’Algérie par leurs prédécesseurs et en prenant en compte de manière équilibrée tous les éléments constitutifs du conflit ; si les autorités algériennes voulaient bien en finir avec leur propre propagande, qui n’a cessé jusqu’à présent d’incriminer la France, et si elles voulaient bien établir honnêtement la vérité sur le rôle de leurs prédécesseurs dans les événements douloureux du passé, tout cela permettrait sans doute d’assainir des relations trop abîmées par le mensonge. En outre, du côté français, une approche plus vraie de l’islam pourrait aussi en résulter.

C’est donc pour rétablir la réalité dans son intégrité et dépassionner un débat largement tributaire de l’idéologie que Sévillia, dont on connaît le combat contre les manipulations de l’histoire (2), expose les résultats d’une recherche très fouillée qui l’a conduit à confronter les sources les plus variées sans éluder les zones d’ombre subsistantes du côté français comme du côté algérien. Pour cela, l’auteur remonte le cours des événements, rappelant d’abord les causes du débarquement des troupes françaises à Alger (le coup d’éventail offensant du dey au consul de France) dans un contexte anxiogène marqué par les trafics d’esclaves chrétiens enlevés par des musulmans barbaresques. Il décrit ensuite toutes les initiatives prises par divers gouvernements pour le développement de l’Algérie et le bien des ressortissants arabes. « Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur des trois millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination », déclara Napoléon III à Alger en 1860.

L’empereur n’entendait cependant pas abolir le régime particulier conféré aux musulmans en 1834 par le roi Louis-Philippe : tout en bénéficiant de la nationalité française, ils n’étaient pas pleinement citoyens, non par discrimination comme on l’affirme encore aujourd’hui en une conception anachronique, mais par respect de leur attachement au droit islamique. Cette exception ne s’appliquait au demeurant qu’au statut personnel (mariage, filiation, héritage). En ces matières, les musulmans disposaient ainsi de leurs tribunaux et de leurs magistrats. Tout en confirmant ce système en 1865, Napoléon III permit cependant aux musulmans d’accéder à la citoyenneté selon certaines conditions, telles que leur renoncement au droit coutumier. Jean Sévillia signale que très peu de musulmans profitèrent de cette possibilité, et ceci pour des motifs confessionnels car abandonner les règles du statut personnel revient à apostasier la religion. Ce qui n’empêchait pas un très grand nombre d’Algériens musulmans de combattre dans les rangs de l’armée française, qui était la leur en tant que nationaux, notamment lors des deux Guerres mondiales.

Empêcher l’évangélisation

Monarchique ou républicaine, la France coloniale a en outre toujours veillé à empêcher l’évangélisation des disciples de Mahomet, non seulement par anticléricalisme mais aussi par calcul : il s’agissait de ne pas attiser leur refus du pouvoir colonial. Si bien que, sauf rares exceptions, l’Eglise locale (le premier diocèse d’Alger fut créé par le pape Grégoire XVI en 1838) dut se limiter à l’action caritative dans ses rapports avec les musulmans.

En 1943, la question de la citoyenneté fut reprise par le général De Gaulle, chef de la France libre, qui décida d’en élargir l’octroi « à plusieurs dizaines de milliers de musulmans sans considération du statut personnel ». En vertu d’une ordonnance du 7 mars 1944, 65 000 personnes en bénéficièrent, ce qui leur permit d’être électeurs à égalité avec les Français d’Algérie. Mais la plupart des nationalistes rejetèrent cette ouverture. Par ailleurs, si la mixité entre autochtones et Européens n’était pas la norme, c’est aussi pour des raisons fondées sur l’islam, le Coran interdisant le mariage d’une musulmane avec un non-musulman. Et si une large majorité de musulmans refusaient d’inscrire leurs enfants dans les écoles laïques, c’était pour préserver leur identité. De là à en déduire que l’Algérie française était une société d’apartheid…

L’Association des Oulémas musulmans algériens, fondée en 1931 par le réformiste Ben Badis qui entendait purifier l’islam des pratiques des confréries et des marabouts, de surcroît hostile à toute assimilation, a joué un rôle décisif à cet égard, jetant les bases d’une réislamisation de la société algérienne. Si bien que, dès 1954, l’insurrection reposait sur des motivations religieuses. Cette réalité, trop négligée par les historiens français imprégnés de laïcisme, est amplement prouvée par Roger Vétillard dans son dernier livre La dimension religieuse de la guerre d’Algérie (3) qui complète utilement celui de Sévillia. Dans ses congrès, à travers sa presse, en pratiquant la terreur contre les Européens « infidèles », le nationalisme algérien, représenté par le Front de Libération nationale (FLN), s’exprimait en termes appropriés : djihad, moudjahid (celui qui mène le djihad), chahid (martyr). Qualifier les combattants de fellaghas (coupeurs de route) était même sanctionné comme « péché mortel ». La charia était d’ailleurs appliquée au sein de l’Armée de Libération nationale (ALN) où la pratique du culte était obligatoire.

Il n’est donc pas étonnant que l’islam ait été déclaré religion d’Etat dans la première Constitution, adoptée en 1963, tandis que le Code de la Nationalité, de la même année, imposait des limites drastiques à l’octroi de la nationalité algérienne aux « étrangers », y compris aux Juifs autochtones, pourtant présents sur place depuis près de vingt siècles. Ces dispositions, suivies de la terreur contre les Européens, contrevenaient aux engagements pris envers la France dans le cadre des Accords d’Evian (19 mars 1962), mais le gouvernement français, craignant leur remise en cause, s’est montré « prudent », constate Sévillia, qui analyse en détail la politique algérienne de Charles De Gaulle. Ce dernier, pressé de se débarrasser du « fardeau colonial », ne semble ainsi pas avoir entrevu les évolutions de l’Algérie qui, sitôt indépendante, livra un combat conjoint pour l’arabité et l’islamité, assorti d’un ressentiment antifrançais qui s’est transmis à un grand nombre d’immigrés, lesquels profitent aussi d’une générosité qui doit beaucoup à la mauvaise conscience de la France.

 

Annie Laurent

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  • Fayard, 2018, 415 p., 23 €.
  • Historiquement correct, Perrin, 2003 ; Tempus, 2013.
  • EditionAtlantis, 2018, 185 p., 22 €.