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3. DES BLOCAGES STRUCTURELS

 

Comment les musulmans tranchent-ils entre les contradictions du Coran ? Beaucoup d’entre eux passent outre les subtilités inhérentes à la science de l’abrogeant-abrogé, celles-ci étant plutôt le fait des intellectuels et des juristes. Cela peut justifier l’affirmation courante selon laquelle il y a « des islams », expression qui se veut rassurante mais ne peut cependant résoudre les problèmes posés par ces contradictions.

 

Des options opposées

Les musulmans sont confrontés à une multiplicité de choix quant à leur manière de comprendre et de pratiquer l’islam. Leurs options dépendent d’influences diverses : écoles juridiques, idéologies, éducation, rencontres avec d’autres cultures et religions, dispositions personnelles, etc.

Certains musulmans s’attachent à placer leur existence sous le regard de Dieu et à vivre simplement les rites religieux qui leur sont prescrits, autrement dit en privilégiant leur foi et leur humanité sur toute considération polémique ou agressive. Leur lecture est spirituelle et compatible avec le respect des personnes et des cultures, la liberté, la justice, la paix, etc.

Mais d’autres envisagent l’islam comme un système total (religion, société, Etat), une idéologie religieuse où la piété se confond avec la politique. Ceux-là appliquent à la lettre les versets les plus contestables (ils ne le sont pas pour eux puisqu’ils sont censés émaner de Dieu), arguant avec aplomb et en toute bonne conscience de leur obéissance à Dieu et de leur désir d’imiter Mahomet, comme l’enseigne le Coran.

« Vous avez, dans le Prophète de Dieu, un excellent modèle [à suivre] pour celui qui espère en Dieu et au Jour dernier et qui invoque souvent le nom de Dieu » (33, 21) ;

« Obéissez à Dieu et au Prophète. Peut-être vous sera-t-il fait miséricorde » 3, 132) ;

« Ceux qui obéissent au Prophète obéissent à Dieu » (4, 80).

On se trouve donc face à deux types de comportements divergents ayant chacun valeur d’authenticité pour leurs auteurs. Ainsi, un Ben Laden, fondateur du mouvement terroriste El-Qaïda, en pratiquant l’assassinat de masse, et un roi Abdallah de Jordanie, en rassurant les chrétiens du Proche-Orient (début septembre 2013, il a invité à Amman les représentants de toutes les Eglises de la région pour qu’ils puissent exprimer leurs inquiétudes), peuvent l’un et l’autre se présenter comme de « vrais » musulmans.

Il en va de même pour le mariage. Ainsi, le président Habib Bourguiba, père de l’indépendance de la Tunisie, a pu abolir la polygamie en toute fidélité à l’islam. Il a justifié cette mesure par l’impossibilité pour les hommes de respecter les conditions d’équité entre épouses requises par le Coran, qui reconnaît d’ailleurs cette impossibilité.

« Epousez les femmes qui vous plaisent, deux, trois ou quatre, mais si vous craignez de n’être pas équitables envers celles-ci, alors une seule » (4, 3).

« Vous ne pourrez pas être équitables envers vos femmes, même si vous en êtes soucieux » (4, 129).

D’un autre côté, suite à la révolution de 1979, l’Iran de Khomeyni a pu fixer l’âge légal du mariage pour la femme à 9 ans, en s’inspirant de l’exemple de Mahomet. Selon la tradition islamique, ce dernier consomma son union avec Aïcha – épousée à 6 ans – alors qu’elle avait 9 ans. C’est elle-même qui en a témoigné dans un hadîth (récit relatif à la vie de Mahomet) où elle précise : « Il m’a épousée au moment où je jouais encore à la balançoire » (cité par Ibn Saad, dans Joseph Azzi, La vie privée de Mahomet, éd. de Paris, 2007). Etant reconnue comme la « mère des croyants », son histoire est normative.

 

Des relectures modernes

A notre époque, des intellectuels musulmans, soucieux de promouvoir un aggiornamento de l’islam, préconisent une compréhension renouvelée de l’abrogeant-abrogé.

Il s’agit de distinguer entre les passages à portée universelle et les passages conjoncturels. Pour ces auteurs, l’islam authentique et éternel est celui de La Mecque puisque Mahomet y a transmis à ses habitants polythéistes les fondements du monothéisme et d’une éthique sociale. Quant à l’islam de Médine, il est circonstancié, c’est-à-dire influencé par une culture spécifique et par des circonstances particulières qui ont conduit Mahomet à s’occuper aussi des affaires temporelles, ce qui n’est pas condamnable en soi pour l’historien tunisien, Mohamed Talbi : « Né dans l’histoire, dans une histoire de violence et d’agression, l’Islam n’avait tout simplement pas le choix : il devait jouer le jeu ou se laisser écraser dans l’œuf. C’est une lapalissade » (Un respect têtu, éd. Nouvelle cité, 1989).

Dans cette perspective, contrairement à la logique reposant sur la chronologie, les sourates mecquoises doivent être considérées comme abrogeantes et les sourates médinoises comme abrogées.

A partir de ces prémices, rien ne doit s’opposer, selon ces auteurs, à l’adoption de principes en vigueur dans d’autres cultures et d’autres époques, donc adaptés à la modernité, dès lors qu’ils répondent aux besoins des hommes. Telle était la thèse défendue par le philosophe soudanais, Mahmoud Taha (1909-1985), dans son livre La seconde mission de l’islam, thèse reprise plus récemment par d’autres, notamment Abdelmajid Charfi, universitaire tunisien, dans L’islam entre le message et l’histoire (Albin Michel, 2004).

 

Les obstacles de fond

Cependant, ces théories se heurtent à des obstacles insurmontables qui entravent leur diffusion, empêchent leur adoption officielle et leur généralisation. En effet, l’islam, du moins dans sa version sunnite – très largement majoritaire -, ne dispose pas d’une autorité magistérielle unique dotée d’un pouvoir d’interprétation revêtu du sceau de l’authenticité. Contrairement au catholicisme, l’islam n’a ni pape ni concile. Pendant des siècles, le califat a pu supplanter cette lacune mais cette institution a été supprimée par Atatürk en 1924.

Depuis lors, le monde musulman est éclaté en de multiples autorités concurrentes, aucune d’entre elles ne pouvant prétendre à la légitimité religieuse à la tête de l’Oumma. Pour l’interprétation des textes sacrés, notamment les passages législatifs, l’islam dispose certes du consensus (ijma), en vertu d’une phrase attribuée à Mahomet selon lequel « ma communauté ne se réunira pas sur une erreur ». Mais les diverses écoles juridiques ne s’accordent pas sur les références historiques à suivre pour parvenir à ce consensus. En outre, l’éparpillement de l’islam sur tous les continents ainsi que les nombreuses tendances et idéologies qui se manifestent au sein de l’Oumma rendent pratiquement impossible une entente de tous les oulémas (docteurs de la Loi).

Enfin, aucune institution officielle, même El-Azhar du Caire dont l’influence s’étend à une partie du monde sunnite, n’ose soutenir les thèses innovatrices des « nouveaux penseurs » car cela reviendrait à autoriser une véritable herméneutique, inévitable sans le recours à l’examen critique du Coran (El-Azhar a d’ailleurs approuvé la condamnation à mort de Taha, pendu pour apostasie à Khartoum en 1985). Une telle ouverture reviendrait, aux yeux des tenants de lectures littéralistes du Coran, à traiter le livre incréé comme une œuvre humaine.

Le chiisme est moins figé que le sunnisme sur le dogme du Coran incréé. Il est en outre organisé autour d’une hiérarchie cléricale dotée d’un pouvoir d’interprétation qui fait autorité pour ses fidèles (même si, là aussi, il y a des variantes). Ces éléments permettent une plus grande souplesse face au texte sacré et une meilleure adaptation aux circonstances. Mais le chiisme est très minoritaire.

« Le malheur de l’islam a peut-être été de ne pas avoir eu son Eglise catholique » (Yadh Ben Achour, juriste tunisien, dans La deuxième Fatiha, l’islam et la pensée des droits de l’homme, PUF, 2011).

 

Des leçons à tirer

Aucune véritable liberté humaine face au Coran ne sera possible tant qu’il sera vu par les musulmans comme un Livre incréé, c’est-à-dire consubstantiel à Dieu.

Un non-musulman ne dispose d’aucune référence crédible pour définir une juste interprétation du Coran. « On risquerait de commettre de graves erreurs si on voulait définir un islam parmi d’autres réels ou possibles, et porter un jugement sans appel sur une forme de la religion qu’on aura ainsi arrêtée. Ce qui est délicat en Islam, c’est qu’il repose sur la Parole même de Dieu. Par suite, s’il y a eu et s’il peut y avoir une diversité de commentaires, la marge d’interprétation reste étroite. Il faut le savoir » (Roger Arnaldez, L’islam, éd. Desclée/Novalis, 1988).

L’absence d’autorité légitime dans l’islam entraîne de sérieuses difficultés dans le dialogue interreligieux avec les musulmans. Comment ces derniers peuvent-ils assurer à leurs interlocuteurs d’autres religions ou cultures que leur propre interprétation représente le « véritable islam » ?

 

Annie Laurent


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