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2. LA SCIENCE DE L’ABROGEANT-ABROGÉ

 

Les disparités et les contradictions contenues dans le Coran posent de réels problèmes d’interprétation dans la mesure où le texte sacré, en raison de son caractère normatif, inspire le droit et le comportement des musulmans. Le Coran ne se déroule pas comme une pédagogie conduisant, étapes par étapes, à une récapitulation ou un accomplissement. Comment les responsables de l’islam s’y prennent-ils pour résoudre ces difficultés ? En fait, tout le débat porte sur le moment de la « descente » des divers passages du Coran, sachant que celle-ci s’est déroulée en deux périodes distinctes correspondant à la vie publique de Mahomet, celle de La Mecque (610-622) et celle de Médine (622-632).

 Le principe

 

La plupart des savants et légistes musulmans s’accordent sur la possibilité pour Dieu de modifier certaines dispositions, selon une volonté souveraine et arbitraire mentionnée dans le Coran lui-même : « Dès que nous abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable » (2, 106) ; « Dieu efface ou confirme ce qu’Il veut. La Mère du Livre se trouve auprès de Lui » (13, 39).

Un consensus s’est très tôt dégagé pour rejeter du champ de l’abrogation tout ce qui concerne la croyance et le dogme (Dieu et son unicité, la « révélation », les anges, les prophètes, le culte et les fins dernières). Seuls sont concernés certaines modalités relatives à la prière (son orientation a changé, passant de Jérusalem à La Mecque sur l’ordre de Dieu, cf. Coran, 2, 142 et 144), les rapports avec les non-musulmans, les prescriptions relatives aux relations entre hommes et femmes, au mariage, à la famille, à la morale, à la guerre, au butin, à l’esclavage, etc.

 

L’impossible solution

Mais, pratiquement, comment définir ce qui abroge et ce qui est abrogé ? Pour résoudre ce problème, des théoriciens musulmans ont entrepris d’établir la chronologie des « descentes » du Coran. Ils ont ainsi distingué les sourates mecquoises et les sourates médinoises. On trouve ces indications en tête de certaines éditions du Coran, en particulier dans les versions officielles bilingues (arabe-français, arabe-anglais, arabe-espagnol, etc.) éditées à Riyad avec l’approbation du roi d’Arabie-Séoudite. Cependant, ces datations ne seraient pas totalement fiables, elles auraient varié selon les époques et les circonstances et il faudrait aussi tenir compte d’interpolations de versets contenus dans les deux séries de sourates. De toute façon, hormis certains intellectuels, les musulmans ne font généralement pas de lecture historique du Coran.

A partir de ces critères plus ou moins précis, une science dite de « l’abrogeant-abrogé » a été forgée dès les IXème-Xème siècles par les quatre écoles juridiques de l’islam sunnite. Les orientations de ces écoles, qui ont subsisté jusqu’à nos jours, vont du rigorisme absolu à un certain libéralisme. Elles façonnent le droit dans leurs zones d’influence respectives.

Si l’on adopte un raisonnement logique, les passages du Coran les plus anciens doivent être considérés comme abrogés par les plus récents, compris comme abrogeants. Mais un nouveau problème se pose alors puisque les versets dits abrogés n’ont pas été retirés du Coran, lequel reste tout entier « Parole immuable » de Dieu. L’abrogation est-elle compatible avec le caractère incréé du Coran ? On mesure ainsi les difficultés auxquelles se heurte la définition du droit en islam.

« En fait, l’abrogation est un problème sans fin. Elle est utilisée dans la jurisprudence mais c’est une science qui n’en est pas une. Cette science varie en fonction de contextes et d’idéologies divers » (Dominique Urvoy, « Le Coran au crible de la critique », La Nouvelle Revue d’Histoire, janvier 2003).

Plus grave encore, le retrait éventuel ou la mise à l’écart des sourates mecquoises aurait pour conséquence de ne conserver que les sourates médinoises. Or, celles-ci sont en général incompatibles avec les impératifs concernant notamment la dignité humaine, la liberté de conscience et la paix dans le monde. Par exemple, la sourate 9 est réputée par une tradition quasi unanime comme étant la dernière « proclamée » ; elle est donc abrogeante. Or, elle est particulièrement dure et belliciste envers les non-musulmans.

 

La pensée islamique

Le rétablissement chronologique des sourates et versets du Coran ainsi que l’examen des « circonstances de la révélation », exercice admis durant les deux premiers siècles de l’islam, mettent en évidence la progression de la pensée islamique. Celle-ci va d’une certaine ouverture (La Mecque) à une agressivité radicale (Médine).

Les parties mecquoises correspondent à une époque où Mahomet était faible et rejeté par ses compatriotes ; elles se caractérisent par leurs contenus dogmatiques et sociaux. Les parties médinoises correspondent à une époque où, grâce à ses victoires militaires, à l’enrichissement que lui fournissait le butin pris aux caravanes et au prestige ainsi acquis, Mahomet s’imposa comme chef temporel (législateur, guerrier) de la première cité islamique de l’histoire. Une application logique et rigoureuse de la théorie de l’abrogation ne peut conduire qu’à considérer les passages juridiques (sanctions pénales, droit du mariage, de la guerre, etc.) et politiques (supériorité de l’Oumma, la communauté des musulmans, polémiques envers les non-musulmans, djihad, etc.) comme devant l’emporter sur les passages spirituels et conciliants.

 

Annie Laurent

 


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