30 juin 2022

Nayla Tabbara, Zeina El-Tibi et Asma Lamrabet constatent la stagnation et le déclin de la condition féminine en Islam, mais elles refusent d’en imputer la responsabilité aux textes fondamentaux de cette religion.

HOMME ET FEMME : MÊMES DROITS, MÊMES DEVOIRS ?

N. Tabbara : « Si l’on prend la peine de revenir aux sources de l’islam, on constate que le Coran s’adresse aussi aux femmes à une époque et dans un contexte où elles avaient rarement une voix » (L’islam pensé par une femme, Bayard, 2018, p. 88). L’auteur cite un verset coranique où Dieu parle « aux croyants et aux croyantes » en énumérant les pratiques vertueuses qui vaudront à chacun « un pardon et une récompense sans limites » (33, 35). Sur ce plan, il y a effectivement égalité entre hommes et femmes, les uns et les autres étant appelés à « gagner » le paradis (cf. aussi Coran 4, 124 ; 9, 72 ; 16, 97).

Cependant, souligne l’islamologue libanais Ghassan Ascha, la description coranique du paradis réserve les jouissances sexuelles aux seuls hommes qui y disposeront de « houris ». Il cite plusieurs versets explicites sur ce thème (78, 31-33 ; 40, 54-58 et 70-74 ; 56, 10-22 et 35-38 ; 52, 19-20 ; 37, 48-49 ; 44, 51-55 ; 38, 49-53 ; 2, 25 ; 3, 15 et 4, 57). Mais rien n’est prévu dans ce domaine pour les femmes qui accèderont au paradis. Cet auteur mentionne aussi un hadîth attribué à Mahomet, selon lequel « l’enfer est surtout peuplé de femmes » (Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, p. 31-33).

Qui sont les houris ? « Au sein de l’exégèse classique, on trouve une pléthore de représentations fantasmagoriques des hûr décrites comme des femmes belles, chastes et jeunes, dont la seule fonction est l’accouplement continuel avec des hommes venus au paradis dans le seul but d’avoir des relations sexuelles éternelles » (A. Lamrabet, Islam et femmes. Les questions qui fâchent, Gallimard, 2017, p. 125-129).

Peut-on dès lors approuver Z. El-Tibi lorsqu’elle écrit : « Aucune religion ne s’est préoccupée de la femme et ne lui a donné autant d’importance que l’Islam » (La condition de la femme musulmane, Cerf, 2021,p. 46) ? Ou encore : « Le Coran fait l’éloge de nombreuses personnalités féminines » (ibid., p. 51) ? Comment comprendre alors la marginalisation des femmes dans le texte sacré de l’islam ? A l’exception notable et mystérieuse de Marie dont une sourate, la XIXème, s’intitule Mariam, toutes les femmes dont il y est question sont anonymes. Par exemple : l’épouse du pharaon (66, 11), la reine de Saba (27, 32), dont les noms, Assia et Bilqîs, ne sont indiqués que par des historiens.

Z. El-Tibi : « Pour l’Islam, les droits et les devoirs sont les mêmes pour les hommes et pour les femmes, et toute la question est de savoir comment ces prescriptions sont respectées dans la pratique » (ibid., p. 21).

Elle appuie son affirmation sur deux intellectuels musulmans contemporains :

  • Qassim Amîn, juriste égyptien du XIXème siècle, pour lequel « la charia a été la première loi à donner l’égalité à l’homme et à la femme », cet auteur affirmantque « la corruption [est venue de l’extérieur], avec des pratiques tirées des usages coutumiers » (ibid., p. 41).
  • Mustapha Cherif, universitaire algérien, pour qui « l’essentiel des dérives relatives à la condition de la femme a des causes sociologiques et non point religieuses » (ibid. p. 41).

L’héritage, un exemple d’inégalité juridique

La question de l’héritage fait l’objet d’une prescription coranique précise : « Quant à vos enfants, Dieu vous ordonne d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles » (4, 11).

Pour Z. El-Tibi, cette disposition ne doit pas être comprise comme inégalitaire. « Il est notable que cette situation résulte d’un esprit d’équité, c’est-à-dire de la juste appréciation de ce qui est dû à chacun selon ses devoirs ». S’appuyant sur le juriste Ghazali (1058-1111), elle précise : « Il est normal que la femme n’ait que la moitié de la part d’un homme dans la mesure où son époux doit subvenir à ses besoins et lui offrir un douaire (dot) » ; puis elle commente : « Les textes doivent toujours être lus en tenant compte des finalités supérieures ». Elle admet cependant la nécessité de réformer cette règle pour tenir compte des situations réelles (op. cit., p. 88-92), imitée en cela par N. Tabbara (op. cit., p. 118-123).

Telle est aussi la position d’A. Lamrabet qui, pour sa part, va jusqu’à affirmer qu’« avec la révélation du Coran, les femmes ont eu pour la première fois le droit à l’héritage […]. En octroyant ce droit, inconnu dans les autres civilisations, l’islam a initié la reconnaissance des droits juridiques des femmes, une première dans l’histoire de l’humanité » (op. cit., p. 143). Or, selon le sociologue marocain Mohammed Ennaji, aucune preuve historique n’atteste cette affirmation (Le corps enchaîné. Comment l’islam contrôle la femme, éd. La croisée des chemins, 2018, p. 50).

L’universitaire tunisienne Hela Ouardi relate une situation d’exception qui suscite le doute sur l’authenticité de l’inégalité successorale : le calife Omar, premier successeur de Mahomet, a réservé à sa fille Hafsa l’intégralité de son patrimoine, au détriment de ses fils. L’auteur s’interroge : « Omar enfreint-il la loi coranique ? […] Ce serait tout de même bizarre de sa part, lui qui est si intraitable sur l’application des lois divines ! Dès lors, de deux choses l’une : soit ce verset n’existait pas du temps d’Omar et donc il serait apocryphe, soit la loi divine concernant l’héritage des filles n’était pas du tout considérée comme un impératif absolu mais plutôt comme une règle par défaut, susceptible d’être modulée par le testament du légataire » (Les Califes maudits, t. III, Albin Michel, 2021, p. 91).

Quoi qu’il en soit, en 2017, El-Azhar s’est formellement opposée à un projet de loi tunisien prévoyant la reconnaissance de l’égalité successorale (cf. PFV n° 84). L’institution égyptienne, qui prétend assumer une fonction magistérielle, a ainsi rejoint les adeptes de ceux pour lesquels le caractère explicite de la mesure relative au partage de l’héritage interdit qu’elle soit abolie ou amendée, observe Razika Adnani, philosophe franco-algérienne, citant le téléprédicateur Youssef El-Qaradaoui, militant influent des Frères musulmans, pour lequel annuler ou remplacer la charia reviendrait à « donner à l’être humain le droit de corriger Dieu et de critiquer ses règles » (« Égalité dans le partage successoral, qu’est-ce qui gêne les musulmans ? », Econostrum-Info, 3 septembre 2018).

R. Adnani rappelle cependant que « l’abrogation est une pratique qui n’est pas étrangère à l’islam. Elle a été pratiquée dès le début de son histoire ». Alors, poursuit-elle, pourquoi ne pas y recourir lorsque des principes adaptés à la culture des premiers siècles de l’islam posent problème aujourd’hui ? La complaisance de certaines musulmanes en ce domaine inspire cette réflexion à la philosophe : « N’est-ce pas que le dominé [la femme] se rallie parfois au dominant [l’homme], souvent pour obtenir quelques privilèges personnels ? », ce qui « renforce ainsi sa propre domination » (ibid.).

HOMMES ET FEMMES DANS LE MARIAGE

Le mariage est le cadre approprié pour l’exercice de la supériorité masculine, comme le précise le Coran : « Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle si elles vous obéissent » (4, 34).

En outre, une fois mariée, la femme ne s’appartient plus ; elle doit se tenir en permanence à la disposition de son époux. « Vos femmes sont pour vous un champ de labour. Allez à vos champs comme vous le voudrez » (2, 223). Ce verset renvoie au sens premier du mariage en islam, tel que l’exprime le mot arabe nikâh d’où a été forgé le verbe « niquer » en français. « Le nikâh, c’est le coït transcendé », écrit l’islamologue tunisien Abdelwahab Bouhdiba (La sexualité en islam, PUF, coll. Quadrige, 1975, p. 24). Le mariage est un contrat juridique qui a pour objet de rendre licite l’acte sexuel. Sur ces sujets, cf. A. Laurent, L’Islam, pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2017, p. 150- 153 et 159-165.

Tout cela n’empêche pas A. Lamrabet d’assurer : « Le Coran décrit le mariage comme un pacte solennel “lourd de sens” entre deux partenaires égaux » (op. cit., p. 70). Il n’est pourtant valide que si le consentement de l’épouse est donné par son tuteur légal (walî) qui ne peut être qu’un homme, condition qui n’est pas requise de l’époux.

D’après elle, ce sont les compilations du fiqh (droit jurisprudentiel) classique qui ont inscrit le mariage dans « une logique de domination », reflet de la culture patriarcale. « C’est au nom d’une lecture de la religion asservie à l’autoritarisme politique qu’on a fait croire aux musulmanes qu’elles devaient être asservies à leurs époux […]. Accepter ces notions d’obéissance et de soumission des femmes dans le mariage c’est accepter de cautionner l’instrumentalisation idéologique du message spirituel dont la principale finalité est de libérer l’être humain, homme ou femme, et de lutter contre les oppressions quelles qu’en soient les origines » (ibid., p. 72).

Permission polygamique

Après avoir affirmé que « la polygamie a été pratiquée dans la plupart des sociétés anciennes », Z. El-Tibi souligne que le Coran limite cette forme de mariage à quatre femmes, à condition de les traiter avec équité (4, 3 ; 4, 129), et elle la justifie par la nécessité de ne pas abandonner les orphelins qui avaient perdu leur père à la guerre (4, 3). « C’est, dans ce contexte précis que le verset tolère l’ancienne coutume de la polygamie pour des raisons exceptionnelles et d’intérêt général. S’il n’y a pas de telles raisons, la polygamie n’est pas admise car elle ne doit pas chercher à satisfaire des convenances personnelles. Mais elle peut aussi répondre à des situations précises, par exemple si l’épouse est victime d’une maladie qui la rend incapable de mener une vie conjugale normale ou d’avoir des enfants » (op. cit., p. 70-71). Quant à Mahomet, s’il « prit, souvent symboliquement, plusieurs épouses [c’était] pour des raisons de haute politique », raisons que cet auteur n’explique pas (ibid., p. 107).

Un réformiste contemporain, Mahmoud Taha, philosophe soudanais (cf. PFV n° 66), présente ainsi, dans son livre Le second message de l’islam (1967), la raison historique invoquée par les musulmans qui ont recours à une interprétation contextuelle du Coran sur ce sujet : « Si la monogamie n’a pas été immédiatement imposée par l’islam, c’est parce qu’à l’époque le nombre de femmes excédait nettement celui des hommes à cause des guerres qui décimaient les rangs de ces derniers. En autorisant la polygamie limitée, le Coran assurait une protection aux femmes qui seraient autrement demeurées sans protection faute d’un mari » (cité par Jean-René Milot, Égalité hommes et femmes dans le Coran, Médiaspaul, 2009, p. 117).

Cette localisation dans le temps et l’espace ne permet pas de considérer la polygamie comme un progrès dans l’histoire humaine. Selon la Bible et le Coran, le premier couple était d’ailleurs monogame.

Tout cela n’empêche pas Z. El-Tibi d’assurer que « l’islam a permis le passage de la famille patriarcale, dans laquelle la femme n’avait aucun droit, à la famille conjugale, dans laquelle elle est une moitié du couple » (op. cit., p. 45). Or, observe le journaliste franco-algérien Slimane Zéghidour, « en admettant la polygamie (polygynie devrait-on dire car seul l’homme peut disposer de plusieurs conjointes) à l’instar du judaïsme – jusqu’à quatre épouses concomitantes -, et en autorisant le mari à répudier unilatéralement les indésirables, l’islam ignore tout simplement la notion de conjugalité, si fondamentale dans le christianisme » (Le voile et la bannière, Hachette, 1990, p. 13).

C’est en effet l’enseignement du Christ qui a institué le mariage monogame et sacramentel, comme cela est rapporté dans l’Évangile (cf. Mt 19, 4-6 ; Mc 10, 6-9).

Tout en exprimant leur préférence pour la monogamie, les trois intellectuelles musulmanes justifient la pratique du mariage polygame ou portent sur elle des regards accommodants,

A. Lamrabet : « Le verset qui parle de la polygamie est l’exemple type des versets conjoncturels spécifiques au contexte de l’époque et qui ont accompagné, en douceur, la révolution des mœurs sociales de l’Arabie au moment de la révélation coranique […]. Il s’agit là non point d’un verset législatif éternel mais d’une permission donnée afin de remédier à une situation sociale contraignante ». Pour elle, l’évidence saute aux yeux : « La peur de l’iniquité interdit la polygamie et comme l’équité entre épouses y est inapplicable, celle-ci devient de fait très improbable à concrétiser » (op. cit., p. 75-77).

N. Tabbara : « Pour ne pas introduire une rupture radicale insurmontable dans les habitudes sociales du temps de la Révélation, le Coran aurait usé de psychologie en limitant la pratique polygame et par le nombre et par les conditions pour, graduellement, faire comprendre que Dieu veut la monogamie » (op. cit., p. 109-110).

Sur ce point, G. Ascha observe : « En supposant que l’homme polygame soit capable de maintenir entre ses femmes une égalité absolue, celle-ci demeurerait une égalité entre femmes, non point entre l’homme et la femme » (op. cit., p. 53).

Au cours d’une enquête sur la situation des femmes dans les pays riverains du Golfe Persique, Arnaud Lacheret, docteur en sciences politiques, a recueilli l’opinion de plusieurs Bahreïniennes, Séoudiennes et Émiriennes sur la polygamie. Il en résulte que puisque cette pratique relève de la religion et non d’une tradition ou d’une coutume, il est impossible de la condamner, même si certaines de ces femmes ne souhaitent pas vivre une telle situation. Pour l’une d’elles,« si c’est dans le Coran c’est indiscutable », nonobstant les conditions mises à sa pratique. Une autre dit : « C’est quelque chose de mentionné dans le Coran, et quand c’est mentionné dans le Coran c’est qu’il y a une raison. Et donc, les hommes qui prennent une deuxième ou une troisième femme, ils doivent avoir une bonne raison » (La femme est l’avenir du Golfe, éd. Le bord de l’eau, 2020, p. 167).

Certaines ont confié à Lacheret les « avantages » que peuvent procurer le fait de partager leur mari avec une ou plusieurs autres épouses : disposer de temps pour s’occuper d’elles-mêmes et pour « s’accomplir » (ibid., p. 170-171). C’est aussi ce qui a été confié à la journaliste Chantal de Rudder au cours de rencontres sur des campus universitaires en Arabie-Séoudite : « Grâce à ce système [la polygamie], elles prétendent jouir de la respectabilité de la femme mariée tout en étant plus libres de mener une carrière ou des études parce que leurs époux ne se focalisent pas sur elles » (Un voile sur le monde, éd. de L’Observatoire, 2020, p. 88).

Répudiation et empêchement matrimonial

Ce droit, qui entraîne la rupture (talâq) du contrat de mariage, est qualifié de « divorce » par Z. El-Tibi (op. cit., p. 68) et A. Lamrabet (op. cit., p. 81), bien qu’il soit accordé au seul mari sans que ce dernier n’ait à s’en justifier, même s’il lui est conseillé de recourir à des arbitres (Coran 4, 35), tout comme il est tenu de respecter des étapes (65, 1-7) et de verser à l’épouse répudiée « une pension convenable » (2, 241).

Aucune des trois intellectuelles musulmanes ne mentionnent ces autres dispositions coraniques : « Si un homme répudie sa femme, elle n’est plus licite pour lui tant qu’elle n’aura pas été remariée à un autre époux » (2, 230) ; « Si les époux se séparent, Dieu assurera à chacun d’eux un meilleur destin » (4, 130). Ce dernier verset est souvent traduit par : « Dieu les enrichira tous deux de son abondance ».  On le voit, la répudiation place l’épouse en permanence dans un état de grande précarité et entraîne l’instabilité dans la famille.

Notons que le Christ a ôté toute légitimité à la répudiation, pratique qui était jusqu’alors légale dans le monde juif (cf. Mt 5, 32).

Enfin, seule N. Tabbara évoque l’empêchement matrimonial prescrit par le Coran : « N’épousez pas de femmes associatrices tant qu’elles ne croient pas […]. Ne mariez pas vos filles à des associateurs tant qu’ils ne croient pas » (2, 221). Le mot « associateur » désignant un chrétien, à cause de sa foi en un Dieu trinitaire, tout fiancé non-musulman, homme ou femme, doit adopter la religion musulmane. Mais le droit n’a retenu cet empêchement qu’au détriment de la musulmane qui ne peut donc pas épouser librement un chrétien (op. cit., p. 110-112). Ceci pour garantir la transmission de l’islam aux enfants, rôle qui incombe au père.


            Dans la prochaine PFV, nous proposerons les réflexions fondamentales que soulève la lecture des arguments développés par les trois intellectuelles musulmanes, pour lesquelles l’islam est une religion de progrès et d’émancipation féminine. Nous nous interrogerons spécialement sur le sens du « féminisme » tel qu’elles l’envisagent.

Annie LAURENT

Déléguée générale de CLARIFIER


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