25 juillet 2022

Dans leurs livres, Zeina El-Tibi, Nayla Tabbara et Asma Lamrabet considèrent aussi l’islam comme la religion qui, historiquement, a apporté les plus grands progrès à la condition féminine. Nous proposons ici une réflexion pour répondre à cette démonstration.  

Z. El-Tibi : « L’étude des textes fondamentaux de l’islam, l’analyse de la doctrine des nombreux penseurs, le rappel historique de la place des femmes dans le développement de l’islam et de la société islamique permettent de constater que les idées reçues faisant de l’islam une sorte de religion misogyne sont inexactes. Pourtant, dans la pratique, force est de constater que les prescriptions du Coran et de la Sunna n’ont pas toujours été respectées : elles ont été soit détournées de leur sens par des interprétations douteuses, soit totalement ignorées » (La condition de la femme musulmane, Cerf, 2021, p. 121). Il s’agit donc, affirme-t-elle, de « retrouver la vérité de l’islam » (ibid., p. 200).

Pour A. Lamrabet, « la création égalitaire des hommes et des femmes dans le référentiel coranique est essentielle à rappeler aujourd’hui, à l’heure où au nom du religieux on veut nous faire croire que l’inégalité est une prescription divine et qu’accepter l’inégalité c’est faire preuve de soumission et d’obéissance à l’ordre de Dieu » (Islam et femmes. Les questions qui fâchent, Gallimard, 2017, p. 24).

Femme devant la grille fermée d’une mosquée en Inde, avec écriteau « Entrée interdite aux femmes »
(creative commons)

L’ISLAM, RELIGION DE LA FACILITÉ ?

Z. El-Tibi met en garde contre « des attitudes dogmatiques trop abstraites ou trop rigides » pour comprendre et appliquer les principes de l’islam. « Sur le plan de la vie sociale comme sur celui de la vie spirituelle, la pensée islamique expose que la religion n’est pas destinée à faire peser sur les êtres humains des charges intolérables, pas plus qu’elle ne demande une servilité aveugle ». Elle se réfère au Coran : « Dieu veut pour vous la facilité ; Il ne veut pas pour vous la difficulté » (2, 185) ; « Ainsi, avons-Nous fait de vous une communauté de juste milieu » (2, 143) (op. cit., p. 35-36).

Cet auteur considère les « règlementations excessives » comme « des innovations blâmables » (ibid., p. 43) qui contredisent les recommandations exposées par Mahomet dans son sermon d’adieu, donné à La Mecque en 632 : « Prenez garde, ne vous écartez pas du droit chemin après ma mort […]. Raisonnez bien, ô peuple, et comprenez bien les mots que je vous transmets. Je laisse derrière moi deux choses : le Coran et mon exemple, la Sunna. Et si vous les suivez, jamais vous ne vous égarerez » (ibid., p. 43). Pourquoi alors conseille-t-elle « de ne pas s’enfermer dans des détails surajoutés sans intérêt » lorsqu’ils font partie de ces textes, et de « ne plus dénaturer le sens véritable du Message » qui est pour la femme « celui de l’émancipation et de l’égalité des droits » ? (ibid., p. 43).

Mais n’est-ce pas la sacralité de cet héritage « divin et prophétique » reconnue par Z. El-Tibi qui engage tout musulman ? Les trois intellectuelles musulmanes savent d’ailleurs que pour leur religion, à laquelle elles se disent attachées, le Coran est un Livre « incréé », réputé immuable et définitif, donc non soumis aux aléas du temps et de l’histoire, tandis que la Sunna a pour fonction de compléter et de préciser ce qui lui manque. Cf. A. Laurent, L’islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2017, p. 22-25.

L’ISLAM EN AVANCE SUR L’HISTOIRE ?

« Sur le plan communautaire, l’Islam a accompli une véritable révolution culturelle et sociale. Avant l’Islam, à l’époque de la jahiliya (l’ignorance), les rapports homme-femme étaient fondés sur une relation de force et la femme n’avait pratiquement aucun droit. L’Islam a apporté plus de justice dans les relations entre hommes et femmes, améliorant considérablement la condition féminine et en reconnaissant aux femmes des droits dans tous les domaines » (Z. El-Tibi, p. 55-56).

Ce que les musulmans appellent jahiliya est censé correspondre à la période antérieure à l’irruption de l’islam dans l’histoire humaine. Ce concept apologétique a été développé par la tradition musulmane pour magnifier l’apport de l’islam, à la manière dont on a qualifié le « Moyen Âge » de « moyen ». Était-il pertinent de percevoir sous ce prisme l’Arabie préislamique, caractérisée semble-t-il par une culture patriarcale et misogyne ? La tradition musulmane donne pourtant, parmi d’autres, l’exemple de Khadija, femme d’affaires, patronne puis épouse de Mahomet. Le paganisme de la jahiliya avait donc permis à Khadija d’acquérir une position enviable, qui ne devait donc rien à un islam encore inexistant. A moins que celle-ci n’ait été chrétienne, ou christianisée ? Cette même tradition indique en effet que Khadija était la cousine d’un homme présenté comme chrétien (Waraqa Bin Nawfal), qui avait célébré son mariage avec Mahomet.

De nombreux travaux d’historiens attestent en effet qu’au VIIème siècle, le christianisme était déjà répandu chez les Arabes, nomades et sédentaires établis dans tout le Proche-Orient, dans la péninsule arabe en particulier et jusque dans le Yémen actuel. Une chrétienté certes fragilisée par des hérésies, des relents de paganisme et de superstitions ainsi que par l’instabilité et les rivalités politiques tribales et impériales. En outre, pour ce qui était des Arabes nomades, les Bédouins, leur mode de vie errant les privait d’attaches à des institutions stables (évêchés, paroisses) et les réduisait à une pratique sacramentelle aléatoire. Une telle situation a pu contribuer au maintien de l’organisation ancestrale de la société, et à la tradition musulmane de caractériser la jahiliya par des pratiques païennes terribles, comme le fait de tuer les filles à leur naissance pour raisons économiques (en interprétation des étranges versets coraniques 16,58-59 et 81,8-9). Ce qui permet à Z. El-Tibi de souligner la nouveauté prescrite par le Coran lorsqu’il interdit ces meurtres (17, 31) (ibid., p. 52).

Il n’y a pourtant pas lieu de généraliser, souligne le Père Antoine Moussali, lazariste libanais (1921-2003). « Des études aussi bien religieuses que sociologiques nous renseignent sur la condition de la femme avant l’islam. Il n’apparaît pas que sa condition fût si inférieure qu’on le dit. Parmi les tribus arabes, certaines étaient chrétiennes, d’obédience jacobite ou nestorienne. Les femmes chrétiennes exerçaient le rôle de diaconesses. Nous savons aussi que des reines dirigeaient des tribus » (Judaïsme, christianisme et islam. Etude comparée, éd. de Paris, 2000, p. 169).

QUAND LE CORAN ALTÈRE LA BIBLE

Indépendamment de l’exactitude historique, l’erreur de Z. El-Tibi, imitée par N. Tabbara, est aussi de présenter les progrès apportés selon elles par l’islam comme une innovation au niveau de l’histoire en général et pas seulement au niveau d’un territoire défini ou d’une société particulière. Pour sa part, A. Lambaret va jusqu’à attribuer à saint Thomas d’Aquin (1225-1274) l’idée selon laquelle la femme serait un « mâle défectueux » parce qu’elle a été créée en second (op. cit., p. 35).

Ce faisant, les trois auteurs omettent ou déforment l’enseignement biblique contenu dans la Genèse, récit qui remonte aux origines de la Création et a donc précédé le Coran de plusieurs siècles. On y lit : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu Il le créa ; homme et femme Il les créa. Dieu les bénit et leur dit : soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la, dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et surtout les animaux qui rampent sur la terre » (Gn 1, 27).

Ce récit a été commenté par le pape Jean-Paul II dans l’une de ses 129 catéchèses sur « l’amour humain dans le plan divin », prononcées entre 1979 et 1984. Yves Semen, docteur en philosophie, a repris et commenté ces enseignements dans plusieurs ouvrages.

Voici l’explication donnée par Jean-Paul II au sujet de la citation ci-dessus. « La traduction française du texte biblique est un peu limitée parce que le français, comme la plupart des autres langues européennes, ne dispose que d’un seul mot pour désigner l’homme au sens générique et l’homme au sens de “mâle”. En latin, on dispose de deux mots différents (homo et vir), en grec également (anthropos et andros). L’hébreu lui aussi dispose de deux termes différents. Dans le texte, “Dieu créa l’homme à son image”, c’est le terme “ha adam” qui est utilisé. Cet “adam” est en fait un substantif collectif, qui désigne toute l’humanité. Il faut donc comprendre “Dieu créa ha adam – l’humanité ou l’humain, ou encore l’Homme – à son image,  à l’image de Dieu Il le créa”. Puis, quand le texte précise “homme et femme Il les créa”, ce sont les termes “zackar”, c’est-à-dire mâle, et “qeba”, c’est-à-dire femelle, qui sont employés. Autrement dit, le texte hébreu nous montre que l’homme est d’abord créé comme “humanité”, sans considération de différenciation sexuelle, puis, dans un second temps seulement, il est dit qu’il est créé dans sa masculinité et sa féminité comme homme et femme » (La sexualité selon Jean-Paul II, Presses de la Renaissance, 2004, p. 79-81).

La différence entre l’homme et la femme dans la Genèse n’implique donc pas la supériorité du premier sur la seconde et la subordination de la seconde sur le premier, comme l’écrit A. Lamrabet, tout en niant l’affirmation contraire énoncée dans le Coran (4, 34 ; cf. PFV n° 89).

François de Muizon, agrégé de philosophie, a consacré à ce thème un essai d’une grande utilité, dont le titre suggère implicitement la particularité biblique comparée au récit coranique : Homme et femme, l’altérité fondatrice (Cerf, 2008).

LA PRIMAUTÉ DU CHRISTIANISME SUR L’ISLAM

C’est le Christ, Nouvel Adam, qui est venu rétablir l’ordre prévu dans le plan initial de Dieu : mariage monogame et indissoluble, fidélité conjugale (Mt 19, 3-8 et 5, 32 ; Mc 10, 7-8 ; Lc 16, 18), respect dans les relations hommes-femmes. Ce programme est illustré par la liberté et la vérité du comportement de Jésus envers les femmes qui l’accompagnaient et celles qu’Il rencontrait, mais aussi par son refus de rejeter ou de condamner la femme pécheresse (Lc 7, 37-50) et celle qui était accusée d’adultère (Jn 8, 3-11).

Sept siècles avant l’islam, le christianisme, à travers l’attitude et l’enseignement du Christ, avait donc bouleversé les traditions juives de l’époque en conférant aux femmes une pleine dignité et en acceptant leur participation à la vie sociale, y compris à travers la fréquentation des hommes. Le Nouveau Testament (Évangiles, Actes des Apôtres, Épîtres) abonde d’exemples dans ce sens.

Celui de Marie-Madeleine, à qui saint Thomas d’Aquin donnera le titre d’« apôtre des Apôtres » parce qu’elle avait été chargée par le Christ d’annoncer sa résurrection aux Douze, et des autres femmes qui accompagnaient Jésus et ses disciples, y est particulièrement significatif, étonnant et nouveau, souligne l’exégète Chantal Reynier. « Étonnant car les maîtres religieux juifs du 1er siècle n’admettaient pas les femmes parmi leurs disciples ! […]. Or, désormais, « la femme quelle qu’elle soit, peut toujours approcher Jésus sans crainte car il respecte non seulement les hommes mais aussi les femmes, pour ce qu’ils ou elles sont, des personnes aimées du Père depuis toute éternité. Il ne cherche pas à les assujettir, ce qui tranche sur les relations hommes-femmes de l’époque ». Cet auteur note aussi que saint Paul, « à l’exemple de Jésus, n’hésitera pas à s’entourer de collaboratrices », donnant à certaines d’entre elles la mission d’enseigner (1 Co 9, 5). (Marie de Magdala, Cerf, 2022, p. 50-54).

L’histoire chrétienne regorge d’exemples de femmes, laïques ou consacrées, riches ou pauvres, ayant occupé des places de haut niveau dans la société ou joué des rôles décisifs au sein de l’Église, y compris dans l’ordre de la sainteté.

Au vu de tout ce qui précède, comment le journaliste Henri Tincq a-t-il pu écrire : « Au VIIème siècle de l’ère chrétienne, à une époque où l’Église doute encore que les femmes aient une âme, le surgissement de l’islam marque une révolution dans la condition féminine » ? (« Quand Mahomet libérait les femmes », Le Monde, 17 décembre 2001).

L’auteur s’inspirait peut-être du frère du célèbre Tariq Ramadan, qui entendait montrer la supériorité de l’islam sur le christianisme à propos de la femme en invoquant l’argument selon lequel « au Moyen-Âge encore, de doctes théologiens [catholiques] s’interrogeaient pour savoir si la femme avait une âme » (Hani Ramadan, La femme en Islam, éd. Tawhid, 1991, p. 9). Ramadan fait allusion à un concile tenu à Mâcon en 585, au cours duquel, pendant une discussion linguistique, un évêque contesta l’usage du mot latin homo pour désigner l’être humain en général – femme comprise – et non exclusivement le mâle. L’argument de cet évêque ne fut pas retenu, comme l’a montré Grégoire de Tours (+ 594) dans son Histoire des Francs (éd. Les Belles Lettres, 1965, t. II, p. 150). Selon l’historien Jacques Dalarun, « seul l’emploi abusif d’une allusion de Grégoire de Tours au concile de Mâcon a pu laisser croire que les clercs discutèrent sérieusement de savoir si la femme avait une âme » (Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, vol. II, 1991, réimpr. 2002, Perrin, p. 54).

Si, comme l’assurent Z. El-Tibi, N. Tabbara et A. Lamrabet, la condition de la femme, avec sa part d’infériorité à l’homme, ne peut être imputable à la doctrine islamique, quelles en sont, selon elles, les causes et les circonstances ? Et que proposent-elles pour y remédier, elles qui se présentent comme des féministes ? Dès lors, comment le féminisme musulman est-il conçu ? S’aligne-t-il sur le féminisme occidental ? Que faut-il en attendre en termes d’amélioration du statut et de la vie des musulmanes ?

Tels seront les thèmes que nous proposerons à votre réflexion dans la prochaine PFV (n° 92).             

Annie LAURENT
Déléguée générale de CLARIFIER


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