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UNE RÉUNION INÉDITE

Le roi Abdallah II de Jordanie a organisé à Amman un sommet avec des représentants de toutes les confessions chrétiennes de la région. Evénement important qui n’a pourtant pas retenu l’attention des médias.

 Les 3 et 4 septembre dernier,

alors que le monde entier retenait son souffle dans la perspective d’une éventuelle attaque militaire des Occidentaux contre la Syrie, le roi de Jordanie, Abdallah II, accueillait à Amman, sa capitale, un sommet inédit dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient.

Le souverain hachémite avait invité des représentants de toutes les Eglises de la région pour leur permettre de s’exprimer, à l’heure où leur existence collective est de plus en plus menacée. D’où l’intitulé de la rencontre : « Les défis qu’affrontent les chrétiens arabes ». Etonnamment, les médias français ont passé sous silence un événement pourtant digne de retenir l’attention.

De nombreuses personnalités

Pendant deux jours, quelque 70 personnalités se sont donc retrouvées à l’hôtel « Le Royal ». Il y avait là des patriarches, des évêques, des prêtres et des laïcs chrétiens de toutes confessions, catholiques, orthodoxes et protestants. Le Saint-Siège était représenté par le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux ; et le patriarche Cyrille de Moscou avait, lui aussi, envoyé une délégation, geste qui doublait la diplomatie russe en faveur d’un apaisement en Syrie. Plusieurs dignitaires musulmans participaient également à cette rencontre dont le roi avait confié l’organisation à son oncle, le prince Ghazi ibn Mohamed, qui est aussi son conseiller pour les affaires religieuses.

C’est donc lui qui a ouvert les travaux en prononçant une allocution dont le contenu tranche avec les invectives islamistes anti-chrétiennes qui occupent ces temps-ci le devant de l’actualité.

 Nous ressentons, en Jordanie, que dans certains pays, les chrétiens arabes souffrent tout simplement parce qu’ils sont chrétiens. Pour nous, cela est absolument et catégoriquement inacceptable ».

L’orateur a ensuite développé les quatre motifs qui fondent sa position :

Devant Dieu, en raison de la loi sacrée pour nous, comme musulmans ; moralement, comme Arabes et membres d’un même peuple ; au niveau de nos sentiments comme voisins et amis qui nous sont chers ; enfin, tout simplement en tant qu’hommes ».

Puis, il a rappelé que les chrétiens sont apparus au Proche-Orient avant les musulmans, qu’ils ne sont donc pas des intrus, des colons ou des étrangers et qu’en outre, ils ont soutenu les Arabes musulmans dans leur combat contre les agressions étrangères.

Le prince pensait évidemment à Israël. Il a ajouté :

 Maintenant, en Syrie, en Irak et en Egypte, les chrétiens sont exposés aux persécutions, leurs églises sont brûlées, leurs prêtres, moines et moniales sont enlevés et même tués, et malgré cela ils ne prennent pas les armes afin de se défendre. Ils accomplissent les paroles de Jésus-Christ qui a dit : “Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre joue”. Nous, musulmans, devons nous en souvenir ».

Liberté de parole

Un tel discours ne pouvait qu’encourager la liberté de parole. De fait, selon les témoignages que nous avons pu recueillir de plusieurs ecclésiastiques orientaux présents à ce congrès, les délégués chrétiens ont exprimé au grand jour leurs inquiétudes et leurs espoirs. D’après le patriarche latin de Jérusalem, Mgr Fouad Twal, lui-même natif de Jordanie, ils ont eu le courage de dire en public ce qu’ils gardent habituellement dans leurs cœurs, notamment à propos des injustices que leur imposent les Etats islamiques où prévaut la charia (loi islamique).

Malgré la réelle bienveillance de la dynastie hachémite envers ses sujets chrétiens, la Jordanie elle-même est partiellement concernée par cette réalité. Les Eglises locales peuvent construire des lieux de culte et ouvrir des écoles, mais il leur est interdit de répondre à des demandes de baptême émanant de musulmans. Les chrétiens disposent de plusieurs sièges au Parlement et détiennent quelques portefeuilles ministériels, mais ils relèvent du droit musulman dans certains domaines, tels que le statut personnel. En outre, les livres d’histoire et de culture générale ignorent les sept siècles de christianisme qui ont précédé l’arrivée de l’Islam, ce dont s’est plaint le vicaire patriarcal latin d’Amman, Mgr Maroun Laham.

Venu de Beyrouth, Mgr Georges Casmoussa,

auxiliaire patriarcal syro-catholique, a exprimé sa lassitude face au « discours mielleux » tenu par les dirigeants musulmans après chaque agression contre des chrétiens. Plutôt que des paroles, ces derniers attendent des initiatives concrètes, notamment au niveau constitutionnel et juridique, pour garantir leurs droits de citoyens sur tous les plans, y compris religieux ; ils attendent aussi des efforts au niveau de l’éducation, afin que les jeunes musulmans apprennent à respecter les chrétiens et leur religion. Car, si un dialogue franc est possible avec des musulmans éclairés, il reste à toucher la base, la rue, l’opinion publique, ce qui est loin d’être facile.

Pour sa part, Mgr Jean-Benjamin Sleiman,

archevêque de Bagdad des latins, a mis l’accent sur les conséquences négatives pour les chrétiens des graves lacunes inhérentes au système islamique où la foi n’arrive pas à s’incarner : absence d’autonomie de la personne, privation de l’usage de la raison, instrumentalisation de Dieu.

Certains participants ont proposé l’adoption d’un plan de travail sérieux pour faire face aux courants extrémistes, ceci en vue d’assurer le bien-être de la société en général et d’encourager les chrétiens à ne pas se marginaliser ou s’exiler. Il en va de l’avenir du Proche-Orient tout entier car, comme l’a souligné Jean X, le patriarche d’Antioche des grecs-orthodoxes, venu de Damas, « l’émigration des chrétiens hors de cet Orient est une émigration de l’Orient hors de lui-même, et un abandon d’une partie essentielle de son être ».

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef n° 253, novembre 2013.