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Au moment où le gouvernement prépare une réforme de l’organisation du culte musulman en France et qu’un débat national s’est engagé autour de cette question d’une grande importance, il nous a semblé utile de vous faire parvenir quelques extraits d’un article très instructif qu’Annie Laurent a publié dans le mensuel LA NEF * d’octobre 2018, sous le titre « Les tentatives de créer un Islam de France ».

Ce panorama étant très développé, nous avons choisi les passages essentiels qui montrent l’échec de toutes les démarches entreprises par l’Etat français depuis la fin des années 1980 pour doter l’islam d’une instance représentative.

Pour compléter ces rappels, vous trouverez aussi ci-après un court article d’A. Laurent, paru dans la même revue et présentant les positions de plusieurs personnalités musulmanes françaises sur la réforme envisagée (Petite Feuille verte n° 60).

*LA NEF est une revue catholique qui, outre les rubriques habituelles, publie chaque mois un dossier sur un thème spécifique. Cf. son site : https://lanef.net/


PFV n°60

 Le 4 janvier 2018, recevant à l’Elysée les représentants des diverses religions pratiquées en France, le président Emmanuel Macron, s’adressant à Ahmet Ogras, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), a pu lui dire : « Nous devons avoir un travail sur la structuration de l’islam en France qui est la condition même pour que vous ne tombiez pas dans les rets des divisions de votre propre religion et de la crise qu’elle est en train de vivre sur le plan international ». Le chef de l’Etat prenait ainsi acte de la situation de crise chronique qui affecte le CFCM, conçu en 2002 au terme d’un processus complexe entamé dès 1989 et poursuivi par les gouvernements de droite et de gauche. Or, cet échec résulte de facteurs propres à l’islam mais aussi des ambiguïtés de la République française dans son approche du fait religieux.

En cherchant à doter l’islam d’une institution nationale, l’Etat prenait acte de l’enracinement dans l’Hexagone d’une partie croissante des immigrés musulmans, naturalisés ou non, situation entraînant des exigences cultuelles propres (mosquées, formation d’imams, organisation des fêtes, enseignement religieux, boucheries halal, etc.) dont il fallait négocier la satisfaction avec les pouvoirs publics (…).

Il convenait donc désormais de susciter l’émergence d’un islam « de France » (…).

L’Etat a alors cru bon d’intervenir, prenant soin de préciser qu’il n’agissait qu’en tant que « facilitateur », séparation avec les religions oblige (loi de 1905).

L’initiative de Joxe

C’est Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur sous François Mitterrand, qui prit une première initiative avec l’instauration d’un Conseil de réflexion sur l’islam en France (CORIF). Le 3 mars 1990, ce comité consultatif, composé de personnalités musulmanes françaises de diverses tendances, adressa au ministre un projet de statuts devant régir un futur Conseil islamique de France (…). Le CORIF obtint du gouvernement quelques mesures confessionnelles telles que la création de carrés réservés dans les cimetières et la distribution de nourriture halal dans l’armée. Son action s’étiola peu à peu pour plusieurs raisons, notamment le refus par le nouveau ministre, Philippe Marchand, de lui conférer en 1991 une reconnaissance officielle, au motif que « la mise en place progressive d’une structure représentative des musulmans en France, à l’instar des autres confessions, incombe en premier lieu aux musulmans eux-mêmes » (…).

Charles Pasqua, ministre de Jacques Chirac à partir de 1993, choisit la Grande Mosquée de Paris (GMP) comme interlocuteur unique, lui octroyant l’agrément exclusif pour l’abattage rituel (arrêté du 15 décembre 1994). Il conférait ainsi à son recteur, Dalil Boubakeur (toujours en place), la responsabilité de fédérer les associations et les mosquées. Le Conseil représentatif des Musulmans de France (CRMF), créé dans ce but en 1995, n’eut qu’une existence éphémère à cause du retrait rapide de la Fédération nationale des Musulmans de France (FNMF), proche du Maroc, qui s’opposait au monopole de la GMP (…).

Dossier repris par Chevènement

Dès 1995, le successeur de Pasqua, Jean-Louis Debré, retira son soutien à la GMP. Estimant d’ailleurs que l’Etat n’avait pas vocation à créer un « islam de France » sous peine de contrevenir à la laïcité, il renonça à toute démarche dans ce sens. A partir de 1999, le dossier fut repris par Jean-Pierre Chevènement, qui s’y investit beaucoup, assurant cependant ne pas vouloir imposer ses choix mais être prêt à agréer ceux qui lui seraient proposés. Le ministre fut secondé par l’un de ses conseillers, Alain Billon (converti à l’islam), qui mit en place une Istichâra (« Consultation » en arabe), à laquelle furent conviés les représentants de diverses obédiences islamiques (…), parmi lesquelles l’Union des Organisations islamiques de France, représentant l’influent mouvement islamiste des Frères musulmans (…).

Les partenaires de l’Etat furent alors invités à adopter « sans restriction » une « Déclaration d’intention relative aux droits et obligations des fidèles du culte musulman en France », rédigée par le ministère de l’Intérieur. Mais, suite aux protestations d’un groupement d’associations conduit par l’Union des Jeunes Musulmans de France, proche de l’UOIF, contre ce « serment de la suspicion », la version qui fut signée et présentée officiellement le 28 janvier 2000 avait pour titre « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman de France », ce qui ouvrait la voie à une négociation d’égal à égal entre la République et l’islam. Du nouveau texte avait par ailleurs disparu, à la demande de l’UOIF, l’engagement explicite des musulmans à respecter « le droit de toute personne à changer de religion ».

Voulant justifier ce retrait, Chevènement rappela que la Constitution française garantit la liberté de conscience. Cette reculade et l’argument du ministre furent contestés par une lettre ouverte, « Et la République ? », signée par plusieurs personnalités musulmanes (Marianne, 3-9 juillet 2000) (…). Pour sa part, satisfait, le secrétaire général de l’UOIF, Fouad Alaoui, déclarera ensuite : « De même que l’on demande à l’islam de changer, la laïcité doit changer » (Libération, 18 octobre 2001) (…).

 L’action de Sarkozy

L’action entamée par J.-P. Chevènement fut reprise avec énergie et conduite à son terme par Nicolas Sarkozy peu après sa nomination Place Beauvau, en mai 2002. Le 20 décembre, à l’issue d’un séminaire à huis clos avec les membres de l’Istichâra (…). La présidence du bureau national fut octroyée, en vertu d’un choix personnel de Sarkozy, à D. Boubakeur, assisté de deux vice-présidents, Mohamed Bechari, de la FNMF, liée au Maroc, et Fouad Alaoui (UOIF). En imposant le recteur de la GMP, le ministre entendait promouvoir une personnalité à l’aise dans la République (donc rassurante pour l’opinion non musulmane) et proche de la droite, mais cependant perçue par les jeunes générations se réclamant de l’islam comme un notable éloigné de leurs préoccupations ; la présence de Bechari était justifiée par l’importance numérique des citoyens d’origine marocaine ; quant à la participation de l’UOIF, Sarkozy la jugeait nécessaire en raison de son influence croissante (…). Refusant de dépendre d’une institution confessionnelle, des musulmans créèrent, dès le mois de mai 2003, des associations se référant à la laïcité : la Convention laïque pour l’égalité des droits et la participation des musulmans de France, le Conseil français des Musulmans laïques, ou encore la Coordination des Musulmans démocrates (…).

 Un CFCM peu crédible

Les rivalités n’ont jamais cessé, rendant le CFCM incapable de trouver des solutions crédibles et efficaces aux problèmes posés par le financement du culte et la formation des imams (…). Par ailleurs, il n’est pas parvenu à remédier à la radicalisation d’une partie des musulmans, question rendue plus cruciale avec les attentats commis sur le territoire français.

Le chantier de l’islam a donc été repris sous le quinquennat de François Hollande. Son ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, mit en place, le 15 juin 2015, une « instance de dialogue », vouée à organiser des rencontres-débats entre l’Etat, le CFCM et d’autres composantes de l’islam (salafistes exclus). Il en est résulté la création d’une Fondation pour l’Islam de France (FIF, reconnue d’utilité publique par décret du 6 décembre 2016). Présidée par Chevènement – choix jugé « non idéal » par certains musulmans – et composée d’intellectuels, musulmans ou non, elle a une vocation culturelle (soutien à la recherche islamologique, formation profane des imams), relevant donc de la loi de 1901. Une Association musulmane pour un Islam de France (AMIF), à vocation cultuelle (loi de 1905), confiée au CFCM, lui a été adjointe. Destinée à rechercher des financements français pour les mosquées et la rétribution des imams et à garantir la transparence des fonds venus de l’étranger, elle n’a jamais fonctionné à cause de dissensions internes.

En fait, le CFCM n’a jamais réussi à s’imposer comme une autorité religieuse crédible, ce rôle restant l’apanage des imams dans la diversité de leurs options idéologiques – sur les 2 500 mosquées connues, 135 relèveraient du salafisme (Le Monde, 17 mai 2018) – ou leur dépendance financière envers des pays étrangers, notamment les riches monarchies arabes. En témoigne l’échec de deux initiatives récentes : la création d’un « Conseil théologique » prévoyant l’instauration d’une « certification des imams » afin de remédier au problème des imams auto-proclamés ; la promulgation d’une « Charte de l’imam » (…). Elles ont toutes deux été rejetées par une partie des membres du CFCM (…). On peut se demander si la véritable raison de ce refus ne tient pas à la présence dans ces documents de principes contraires à l’enseignement du Coran et de la Sunna (…).

Les propositions de Hakim El-Karoui

C’est néanmoins à la FIF et à l’AMIF que Hakim El-Karoui, normalien et consultant, que l’on dit proche d’Emmanuel Macron, suggère aujourd’hui de confier la gestion du culte, selon le plan qu’il expose dans son livre récent L’islam, une religion française (Gallimard, 2018) (…).

Pour El-Karoui, une fois assuré un « islam français », l’AMIF « devra engager une véritable bataille culturelle sur internet, les réseaux sociaux et sur le terrain, afin de réduire l’emprise des discours islamistes, salafistes et djihadistes sur les musulmans de France ». Enfin, il préconise l’élection d’un « grand imam de France ». « Représentant spirituel de l’islam français », collaborant avec le CFCM et l’AMIF, « il devra conduire le travail intellectuel et théologique » pour mettre l’islam de France « en adéquation avec la société française du XXIème siècle ». Grâce à toutes ces mesures, « l’islam français », assure-t-il, pourra « être dégagé de la double tutelle des pays d’origine et du ministère de l’Intérieur » (Une religion française, p. 243-254).

La France parviendra-t-elle à relever un tel défi si elle continue à inclure l’islam dans une approche indifférenciée des religions et si pour sa part l’islam n’entreprend pas une réforme en profondeur de sa doctrine, notamment de ses conceptions dans des domaines aussi essentiels que l’anthropologie et le rapport au politique ? « Si la vérité sur certains aspects fondamentaux de l’islam ne se fait pas, nos démocraties traverseront bientôt une grave zone de turbulence, sans permettre à nos frères musulmans une réforme salutaire », prévoit avec une rare lucidité le Père Joël Guibert dans son dernier livre, L’Heure est venue (Téqui, 2008, p. 134).

Annie Laurent


 

LA RÉFORME VUE PAR DES MUSULMANS FRANÇAIS

Réformer l’islam. La formule revient de plus en plus souvent dans le discours public, mais elle ne manque pas d’ambiguïté. S’agit-il de réviser les modalités d’exercice du culte musulman pour lui garantir une pleine autonomie, autrement dit de construire un « islam de France » comme il y a une « Eglise de France » ? Mais, pour permettre à l’islam de devenir une « religion française », comme l’envisage Hakim El-Karoui, suffit-il d’en changer les structures ? Que faire alors des fondements doctrinaux, moraux et juridiques qui caractérisent l’islam et le mettent en opposition parfois frontale avec les principes essentiels de la civilisation chrétienne ?

Sur ces questions, plusieurs intellectuels musulmans français s’expriment depuis quelques années. N’exerçant aucune fonction religieuse et souvent engagés dans une réflexion pour le renouvellement de la pensée islamique, ils sont généralement mal à l’aise avec les prétentions du pouvoir politique de trop se mêler de l’organisation d’institutions officielles. Réalistes, ils reconnaissent les limites d’un tel projet. Par exemple, en cas de révision de la loi de 1905, comme cela est parfois évoqué, quelle place donnera-t-on aux mosquées, instituts, écoles et associations qui se réfèrent à une doctrine islamiste et la diffusent, mettant ainsi en danger la paix civile ? Emmanuel Macron « ira-t-il jusqu’à fermer ces centres frérosalafistes qui propagent une idéologie de rupture et de conquête ? », s’interroge Mohamed Louizi, ancien Frère musulman et spécialiste de la radicalisation islamiste (Le Figaro, 13 février 2018). « Un autre islam doit naître. Il ne s’agit pas d’un “islam de France” ou d’un “euro-islam”. Il s’agit d’un autre islam. Point ! », affirme-t-il dans son livre Plaidoyer pour un islam apolitique (Michalon, 2017, p. 183).

Tel est aussi l’avis de la philosophe Razika Adnani, qui a consacré à ce thème un essai Islam : quel problème ? Les défis de la réforme (UPblisher, 2017), dans lequel elle analyse honnêtement la crise de la pensée musulmane. Elle en scrute les causes, notamment le renoncement à l’ijtihad (effort réflexif) – cette « bouée d’oxygène théologique » selon l’expression de Malik Bezouh, président de l’association Mémoire et Renaissance (Crise de la conscience arabo-musulmane, Fondation pour l’innovation politique, 1995) – qui bannit l’usage de la raison et s’est imposé à l’islam sunnite à la fin du XIIème siècle.

  1. Adnani regrette que la pensée musulmane contemporaine demeure « l’otage du passé », alors qu’elle doit engendrer « une réforme qui crée du nouveau » (El-Watan, Alger, 6 juillet 2018). Or, cela ne peut provenir des imams de France, constate l’islamologue Rachid Benzine, auteur de l’ouvrage Les nouveaux penseurs de l’islam (Albin Michel, 2004). « Ceux-ci n’ont pas reçu une formation qui les prépare à la distance critique et le travail de “déconstruction” que je peux faire ne leur apparaît pas comme un moyen de mieux comprendre l’islam mais comme une entreprise de démolition» (« L’islam sunnite refuse toute réflexion sur lui-même », L’islam en débat, Courrier international, 2017, p. 151). Pour R. Adnani, c’est donc l’islam « en tant que tel » qui doit être réformé. Elle met en garde contre « l’utopie» d’un projet spécifiquement français, lequel serait perçu avec méfiance par le reste du monde musulman. « Evoquer “la réforme de l’islam de France”, dans le sens de s’occuper de ne réformer que l’islam qui existe en France et en faire un islam distinct, comporte une arrogance teintée d’une ignorance » (FigaroVox, 28 février 2018).

 

Annie LAURENT

Déléguée générale de CLARIFIER


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