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La dernière Petite Feuille verte (n° 58) vous présentait les éléments fondamentaux qui constituent l’intemporalité (ou anhistoricité) du Coran et fondent son intangibilité. Pour compléter cette doctrine, nous vous proposons ici (PFV n° 59) les positions de plusieurs intellectuels musulmans contemporains qui se rebellent contre elle – non sans risque – au motif qu’elle paralyse l’usage de la raison et bloque toute évolution.


PFV n°59

L’intemporalité du Coran a des conséquences directes sur la pensée en islam, démontre Razika Adnani, philosophe d’origine algérienne : « Les recommandations du Coran ne sont soumises ni aux changements du temps ni à la variété des lieux. Elles sont donc immuables et valables en tout temps et en tout lieu […]. Selon la théorie du Coran incréé, soutenue par tous les littéralistes, parce que les recommandations de Dieu sont immuables et intemporelles, il n’y a aucune nécessité à rechercher d’autres lois ou d’autres règles ». Ce qui exclut le recours à la pensée comme autre source de connaissance (Islam, quel problème ? Les défis de la réforme, UPblisher, 2017, p. 36-37).

UNE DOCTRINE CONTESTÉE

D’autres intellectuels musulmans contestent la véracité de l’anhistoricité du Coran, recourant pour cela à une approche raisonnée. La plupart d’entre eux se réfèrent à la thèse du mouvement rationaliste des Moutazilites, très actifs à Bagdad aux VIII-IXème siècles, opposés au dogme du Coran « incréé ».

Razika ADNANI

Pour les Moutazilites, « Dieu a créé le Coran de la même façon qu’Il a créé toute chose et tout être vivant dans l’univers ; de ce fait, il s’inscrit dans le temps et non en dehors » (op. cit., p. 37-38). Et le fait que le Coran relate des événements qui se sont réellement déroulés, comme certaines guerres menées par Mahomet, telle la bataille de Badr (3, 123), prouve que ce Livre est inscrit dans le temps et dans l’espace, celui de l’Arabie du VIIème siècle. Ce qui explique son écriture en langue arabe (op. cit., p. 59).

  • Nous avons fait de ce Livre explicite une lecture arabe afin que vous puissiez le comprendre (43, 2-3).

Rappelant le principe des « circonstances de la révélation », admis par certaines écoles reconnues par la tradition islamique, R. Adnani en conclut que même les tenants d’une lecture littéraliste du Coran admettent implicitement le caractère créé du Coran et la contextualisation historique de la charia (op. cit., p. 147).

Mohamed ARKOUN

            Professeur à la Sorbonne et auteur de plusieurs ouvrages, ce Français d’origine algérienne (1928-2010) considérait que le Coran est un texte créé parce qu’il est « manifesté dans un langage humain – l’arabe -, qu’il est historique et que les êtres humains ont le devoir de le comprendre et de l’interpréter » (Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, 2004, p. 107-108).

Nasr ABOU ZEID

Cet universitaire égyptien (1943-2010), professeur de sciences islamiques, a développé une pensée plus élaborée sur le rapport de l’islam à l’histoire, notamment dans son livre Critique du discours religieux (Sindbad, 1999).

Pour lui, la création est « l’inauguration de l’Histoire, car ce n’est qu’à partir de là que l’on peut parler de “temps” ».

« Si l’on disait que Dieu parlait de toute éternité, c’est-à-dire que sa Parole est incréée, cela reviendrait à dire qu’Il parlait sans destinataire – vu que le monde n’existait pas encore -, ce qui serait incompatible avec Sa sagesse […]. L’historicité est immanente à la création du monde […]. Elle signifie ici la survenance dans le temps, même si ce temps n’en était qu’à son début […]. Si l’acte divin premier – l’acte par lequel le monde est né – est l’acte de l’ouverture du temps, tous les actes qui ont succédé à cet acte inaugural sont des actes historiques, du fait qu’ils se sont accomplis dans le temps et dans l’Histoire. Et tout ce qui découle de ces actes divins est créé, en ce sens qu’il est survenu dans un des instants de l’Histoire ».

Pour cet auteur, cela se situe à deux niveaux.

  • « Le pouvoir divin est infini en ceci qu’il représente tous les actes en puissance, tandis que les actes eux-mêmes, les actes effectifs, parce qu’ils participent du monde fini, sont nécessairement finis, bien qu’ils aient leur source dans le pouvoir infini ».
  • « Il faut distinguer l’éternité du pouvoir et la temporalité des actes ». La « Table bien gardée » sensée contenir le Coran est-elle éternelle ou créée ? « Pour nous, elle est forcément créée, autrement on aurait affaire à plusieurs entités éternelles, ce qu’aucun auteur de la tradition musulmane n’a jamais admis. Donc si la “Table bien gardée” est créée, comment le texte qui est inscrit dessus pourrait-il être éternel ? ».(p. 36-41).

Dans Les nouveaux penseurs de l’islam (op. cit.), Rachid Benzine, chercheur français, résume l’explication donnée par Nasr Abou Zeid quant au choix de l’écriture arabe. Le Coran est « un texte linguistique, un texte historique et un produit culturel ». L’arabe est une langue humaine (et non divine) qui lie le divin à l’humain. Compte tenu de la reconnaissance par le Coran lui-même d’un pluralisme linguistique ayant caractérisé les Ecritures antérieures (Torah et Evangile) – « Nous n’avons envoyé de messager qu’avec la langue de son peuple, afin qu’il les éclaire » (14, 4) – L’universitaire égyptien considère qu’il n’est « pas vraisemblable que la Parole de Dieu soit limitée au seul Coran et à sa langue arabe » (p. 196 et 203).

En 1995, les positions d’Abou Zeid ont entraîné sa condamnation pour « apostasie » par la Cour d’appel du Caire, ordonnant aussi le divorce avec sa femme. Ces décisions ont été confirmées par la Cour de cassation l’année suivante. Il lui était reproché, entre autres, d’avoir « présenté le texte du saint Coran comme un texte humain » et d’avoir « préconisé l’usage de la raison pour expliquer les concepts dérivant de la lecture littérale du texte coranique, afin de les remplacer par des concepts modernes, plus humains et progressistes » (R. Benzine, op. cit., p. 187-188).

Fazlur RAHMAN

            Egalement présenté par Rachid Benzine, ce savant pakistanais (1919-1988) s’exila aux Etats-Unis en 1968 après avoir été victime d’une tentative d’assassinat à cause de ses écrits.

Il revendiquait le droit de recourir aux « circonstances de la Révélation » telles que la tradition les a retenues (cf. PFV n° 58) car elles « montrent que le Coran a été révélé en répondant en permanence à des situations historiques particulières » (Les nouveaux penseurs de l’islam, op. cit., p. 131) dans le contexte arabe du temps de Mahomet. Cela permet de distinguer les degrés d’application, générale ou limitée, des versets. Et Rahman s’interroge : « Si les mots, le style et les expressions faisaient partie du patrimoine du Prophète, comment sont-ils devenus Parole éternelle, divine et incréée ? » (ibid., p. 142).

Mohamed KHALAFALLÂH

Dans sa thèse de doctorat sur « L’art du récit dans le Coran », soutenue au Caire en 1942, cet Égyptien (v. 1916-1998) démontre qu’à côté « d’événements et de personnages ayant une historicité réelle », le Coran contient des versets « du genre parabolique » et d’autres « à base de légendes » (R. Benzine, op. cit., p. 167). Relativisant « fortement les éléments historiques des versets pour en souligner la signification religieuse ou morale », il considère comme « important que l’exégète ne reste pas esclave d’une lecture littéraliste, mais qu’il ait le souci de saisir le signifié au-delà du signifiant » (ibid., p. 170).

L’Université d’El-Azhar accusa Mohamed Khalafallâh d’avoir diffamé le Coran parce qu’en le qualifiant de « texte littéraire » il sous-entendait qu’il résulte d’une « imagination humaine », laissant supposer qu’il avait été écrit par Mahomet, donc qu’Allah n’en était pas l’unique auteur, ce qui constituait « une insulte suprême ». Le jury refusant d’accueillir sa thèse, Khalafallâh, accusé d’apostasie, dut choisir un autre sujet pour pouvoir accéder à une carrière universitaire (ibid., p. 171-172).

D’autres auteurs penchent pour la contextualisation historique du Coran, du moins des passages contenant des prescriptions inadaptées au monde actuel (charia, djihad).

Abdelmajid CHARFI

Professeur de lettres à l’Université de Tunis, il réfléchit sur le rapport de l’islam à l’histoire dans son livre L’islam entre le message et l’histoire (Albin Michel, 2004). « Il serait exagéré de prétendre que le Coran seul est le Livre de Dieu : dans la logique de la révélation, il est seulement une copie qui prend en compte les conditions des gens au temps de Mahomet, en fonction de leurs schèmes mentaux à cette époque » (p. 60).

Youssef SEDDIK

            Cet anthropologue tunisien, professeur d’université en France, réfutant la thèse de l’analphabétisme de Mahomet, à laquelle la plupart des musulmans sont attachés, propose d’ « oublier le dogme d’un “Prophète ignorant” » (Nous n’avons jamais lu le Coran, éd. de l’Aube, 2006, p. 25). Pour lui, « depuis la mort du prophète Mahomet jusqu’à nos jours, notre histoire est un ramassis de mensonges » (El-Hurra, 13 juin 2018). El-Hurra (« La Libre ») est une chaîne de télévision arabophone créée en 2004 pour contrer l’influence des chaînes islamistes.

Mahmoud TAHA

Ingénieur et homme politique soudanais, Mahmoud Taha (1909-1985) publia dans son pays un essai intitulé Le second message de l’islam (1967), dans lequel il distingue la partie du Coran « reçue » à La Mecque, à portée universelle grâce à ses principes religieux fondamentaux et ses valeurs générales, de la partie « reçue » à Médine, restreinte aux contemporains de Mahomet, donc dépassée car inadaptée au XXème siècle. Il préconise dès lors la suppression des prescriptions contenues dans le message médinois.

Cette position, qui revient à admettre l’historicité d’au moins une partie du Coran, s’opposant ainsi au dogme du Coran incréé, entraîna la condamnation à mort de Taha qui fut pendu à Khartoum en 1985 sur ordre du président Gaafar El-Numeiry.

La distinction proposée par Taha a été contestée par Mohamed Talbi (1921-2017), historien tunisien pourtant adepte d’une lecture ouverte du Coran. « Sa thèse [de Taha] ne tient pas. Il est impossible de distinguer avec certitude les sourates mecquoises des sourates médinoises et certains versets ont été révélés antérieurement pour être placés là ensuite » (Plaidoyer pour un islam moderne, éd. Cérès-DDB, 1998, p. 50).

Aujourd’hui, la plupart des « nouveaux penseurs de l’islam » qui réclament la reconnaissance de l’historicité du Coran vivent en Occident.

POUR CONCLURE

Il résulte de tout ce qui précède que l’apparition de l’islam au VIIème siècle, donc chronologiquement après l’Ancien et le Nouveau Testaments, ne peut être retenue comme critère d’accomplissement des Écritures.

L’islam a des histoires, mais il n’est pas une histoire. La perspective est différente de celle de la Bible. La « descente » (tanzîl) du Coran relève de la transcendance absolue de Dieu tandis que, pour le christianisme, la Révélation s’accorde avec l’immanence, d’où découlent le principe d’inspiration (wahî) et la pratique d’une exégèse des textes au moyen de méthodes historico-critiques ; ce qui est inapplicable au Coran.

« Dans ces conditions, il paraîtrait inconvenant, en pays d’islam, d’étendre au récit coranique des critères d’analyse appliqués aux textes sacrés. […] Ce serait banaliser le verbe coranique – Parole divine – que d’y associer le concept même de technique narrative, et à plus forte raison de le soumettre aux procédures en vigueur dans l’étude profane des genres littéraires » (Ali Mérad, L’exégèse coranique, PUF, coll. Que sais-je ?, 1998, p. 38).

Annie Laurent

Secrétaire générale de CLARIFIER


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