« Le phénomène de l’immigration musulmane se présente comme lourd et grave ; et les problèmes qui en découlent – pour la société civile comme pour la communauté chrétienne – comportent beaucoup d’aspects nouveaux, doublés de complications inédites, ayant un fort impact sur la vie de nos populations ».
Ainsi s’exprimait voici quelques années le cardinal Giacomo Biffi, ancien archevêque de Bologne, dans une analyse pénétrante de la nouveauté que présente l’installation permanente de millions de musulmans en Europe. Pour le prélat italien, il s’agit d’« une interpellation de l’histoire » qu’il convient d’appréhender « sans panique et sans superficialité » (1).
Tels sont en effet les deux termes indispensables à des jugements lucides et à des choix responsables. Or, les élites européennes, atteintes du complexe de culpabilité qui a suivi l’accession à l’indépendance des anciennes colonies, musulmanes en grande partie, ont souvent adopté envers cette immigration une attitude privilégiant la dimension compassionnelle. Dirigeants politiques et intellectuels, voire ecclésiastiques, ont dès lors négligé les spécificités de l’islam en matière de citoyenneté. Tout pouvait bien se passer tant que les musulmans venaient en célibataires pour une durée provisoire et aspiraient à rentrer dans leurs pays pour y finir leurs jours et y être enterrés. Mais plusieurs facteurs, intérieurs et extérieurs, ont modifié la perspective.
Sur le plan intérieur,
des dispositions législatives et réglementaires ont incité les immigrés musulmans à faire souche. En France, il y a eu l’élargissement du regroupement familial (décret du 29 avril 1976), l’autorisation donnée aux étrangers de créer des associations (loi du 9 juillet 1981), la simplification des règles relatives à l’acquisition de la nationalité à raison de la naissance ou de la résidence (lois du 22 juillet 1993 et du 16 mars 1998).
A cela, il convient d’ajouter l’accès pratiquement illimité des étrangers aux aides sociales et médicales, l’octroi de carrés musulmans dans les cimetières, les facilités pour la construction de mosquées, les concessions de plus en plus nombreuses faites aux demandes de dérogations (respect des interdits alimentaires, abattage halal, horaires séparés pour les femmes dans les lieux de loisir, etc.). Toutes ces mesures tendaient à valoriser la « diversité » comme moyen de renouveler le message universel de la France, promotrice des droits de l’homme, de la liberté de pensée et de religion. Telles sont les idées exposées, entre autres, par Nicolas Sarkozy dans le livre, La République, les religions et l’espérance, qu’il publia en 2004 (2).
Simultanément, un vaste mouvement de ré-islamisation
s’emparait de l’ensemble d’un monde musulman dont on pensait, jusque dans les années 1970, qu’il allait se séculariser comme l’Occident. Au contraire, la mondialisation a servi de vecteur à ce retour aux traditions ancestrales, notamment à travers ses outils médiatiques et par le biais de la réaction identitaire de ceux qui entendent résister à l’uniformisation de l’humanité.
C’est ainsi que, peu à peu, après avoir eu affaire à l’accueil d’individus, les pouvoirs publics se sont trouvés confrontés aux exigences d’une religion qui entend faire respecter ses droits, tandis que la nation a vu surgir en son sein, mais en marge de la société, des groupes de plus en plus compacts organisés autour d’une culture étrangère incompatible, dans ses aspects fondamentaux, avec la civilisation gréco-chrétienne qui a façonné l’Europe.
La question anthropologique,
c’est-à-dire le regard que l’islam porte sur l’homme, sur le mariage, sur les rapports entre hommes et femmes, revêt ici une importance que l’on a trop négligée. Or, l’islam ignore le concept de « personne ».
Pour le christianisme, celui-ci s’enracine dans le Dieu trinitaire tel qu’Il s’est révélé en Jésus-Christ, le Verbe incarné.
Mais le Coran nie cette Vérité et occulte le fait que Dieu a créé l’homme « à son image et ressemblance ». Le musulman n’existe donc pas en tant que personne autonome, libre et responsable, mais en tant que membre d’une communauté, l’Oumma, qui le protège et le rassure certes mais tout en l’enfermant et le surveillant. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le jeûne du Ramadan soit la pratique cultuelle la plus suivie par les musulmans de France (80 % selon une enquête effectuée en 2005 par le centre de recherches CEVIPOF).
Multiplication des mosquées
Nicolas Sarkozy voyait dans la multiplication de mosquées un gage d’intégration et un barrage à l’islamisme (3). Il négligeait ainsi le fait que, contrairement à l’église ou à la synagogue, la mosquée n’est pas qu’un lieu réservé à la piété. Sans généraliser, on peut aisément constater que l’embrigadement de jeunes ou de convertis par des imams et la rupture avec leurs familles s’opère dans des mosquées qui ne sont pas forcément clandestines. L’excès de ferveur religieuse n’induit pas forcément un comportement pacifique et vertueux.
Quant au développement du port du voile islamique, il signe d’une certaine façon l’échec de l’émancipation de la femme que les générations de « beurettes » pouvaient laisser entrevoir. Contrairement à l’idée que l’on s’en fait souvent, le voile n’est pas seulement un signe de religiosité ; il revêt en même temps une signification anthropologique. Cette tenue exprime la sujétion, l’enfermement et la mise à part de la femme. Elle conduit à la ségrégation entre adultes. Et si elle est censée protéger les hommes de toute tentation de concupiscence, comme on l’entend dire parfois, on peut s’interroger sur le regard que l’islam porte sur l’homme, incapable de maîtrise de soi.
Voilà comment, d’étape en étape, l’islam s’est installé à « la table de la République », selon la formule de plusieurs de nos dirigeants. L’islam chez lui chez nous, titre avec raison le journaliste Norbert Multeau, auteur d’un essai roboratif sur ce sujet (4).
L’islam qui est en France peut-il dès lors devenir un islam français ?
Deux conditions sont requises des musulmans à cet égard : renoncer à un système de valeurs inspiré du Coran et de la Sunna (tradition mahométane) qui fondent le droit et la coutume islamiques et en imprègnent la culture ; se dégager de la tutelle et de l’influence des pays d’origine pour acquérir une pleine autonomie aux plans religieux, culturel, idéologique et matériel.
L’Etat a cru pouvoir favoriser cette inculturation en suscitant de manière volontariste la création d’une instance officielle. Il s’agissait d’imiter plus ou moins ce qui existe pour les catholiques avec la Conférence des Evêques de France. Ainsi est né, en 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM), chargé de la gestion du culte avec ses 24 antennes régionales. Sa première présidence a été attribuée d’autorité à Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris. Très à l’aise avec la culture républicaine, il pouvait rassurer l’opinion publique. L’expérience s’est cependant révélée très vite décevante. Contrairement à l’espoir qu’il avait suscité, le CFCM n’est ni représentatif ni responsable et ceci pour plusieurs raisons.
D’abord, les musulmans de France sont très divisés,aussi bien sur le plan ethnique qu’idéologique. Turcs, Maghrébins, Sénégalais et Comoriens, sunnites et chiites, modérés et islamistes, ne cohabitent pas facilement, y compris à la mosquée. Au sein du CFCM, la majorité est détenue par l’Union des Organisations islamiques de France (UOIF), affiliée aux Frères musulmans. Logiquement, la présidence lui reviendra un jour. Celle-ci reste en outre dépendante du pays d’origine de son titulaire. La Grande Mosquée de Paris, et donc Boubakeur (à nouveau président depuis 2013), émargent au budget de l’Etat algérien ; le second président, Mohamed Moussaoui, représentait pour sa part la Fédération des musulmans de France, d’obédience marocaine. Par ailleurs, certains musulmans, refusant d’être « enrôlés » dans le CFCM, ont créé leurs propres structures. Ensuite, dans l’islam sunnite, ultra-majoritaire dans notre pays, il n’existe ni hiérarchie religieuse ni magistère doctrinal ayant la compétence reconnue pour délivrer une interprétation authentique des textes sacrés.
Malgré sa paralysie chronique, le CFCM a tiré profit des dispositions de l’Etat à traiter à égalité toutes les religions pour obtenir la création d’aumôneries dans l’armée, les prisons et les hôpitaux. Or, cette fonction est étrangère à l’islam puisque celui-ci refuse toute médiation entre Dieu et l’homme.
Par ce genre d’initiative, la France contribue à confessionnaliser ses citoyens musulmans, renonçant ainsi à les faire profiter des avantages d’une liberté dont sont souvent privés leurs coreligionnaires dans les pays d’origine. Rien d’étonnant donc à ce que se constituent chez nous des « mini-Oumma ».
Annie Laurent
article paru dans La Nef n° 254, décembre 2013.
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(1) « Sur l’immigration », Sedes Sapientiae, n° 75, 2001, p. 1 à 14.
(2) Ed. du Cerf.
(3) La République…, p. 131.
(4) L’Æncre, 2012.