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Les Chrétiens du Proche-Orient:du confessionnalisme à l’universalité

Colloque de l’Ordre du Saint-Sépulcre.

L’une des caractéristiques essentielles du Proche-Orient est l’organisation confessionnelle des Etats et des sociétés qui composent cette région. Cette spécificité se vérifie dans les milieux musulmans comme dans les milieux chrétiens. Elle va de pair avec des mentalités qui sont, elles aussi, marquées du sceau de la confessionnalité

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L’Occident laïque et sécularisé a du mal à saisir ces réalités qui lui paraissent d’un autre âge et incompatibles avec la démocratie. Pourtant, il n’est pas possible de comprendre le fonctionnement des différents acteurs ainsi que les événements politiques qui se déroulent au Proche-Orient sans tenir compte de ces critères. Mon attention portera essentiellement sur l’origine de cette primauté donnée au confessionnel, sur la manière dont les Eglises et les communautés chrétiennes vivent cet aspect de leur identité, sur sa compatibilité avec la vocation baptismale, et sur les perspectives d’avenir à la lumière du Synode spécial des Evêques qui s’est tenu à Rome du 10 au 24 octobre 2010. Mais auparavant, il convient de décrire, fût-ce succinctement, la mosaïque ecclésiale du Proche-Orient.

L’Eglise au Proche-Orient.

Les chrétiens qui vivent aujourd’hui au Proche-Orient, à quelque rite qu’ils appartiennent, sauf ceux qui sont issus de la Réforme protestante, sont les héritiers des patriarcats antiques établis dans les villes ayant joué un rôle décisif dans l’évangélisation : Rome, Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople. Ces sièges patriarcaux ont été organisés par les conciles œcuméniques de Nicée (325), Constantinople (381) et Chalcédoine (451). Leurs titulaires, unis dans une même foi tout en ayant chacun une expression liturgique et théologique propre ainsi qu’une certaine autonomie ecclésiale, avaient vocation à gouverner l’Eglise dans leurs territoires respectifs, selon un fonctionnement synodal qui perdure dans les Eglises orientales, qu’elles soient catholiques ou non.

 

Très tôt, l’histoire de l’institution patriarcale se compliqua avec l’apparition des hérésies, des malentendus linguistiques, des rivalités, des schismes et autres formes de ruptures motivées d’abord par des raisons théologiques mais sur lesquelles se sont souvent aussi greffées des raisons politiques et culturelles.

Il en est résulté le morcellement de sièges et titulatures patriarcaux que nous connaissons aujourd’hui. Certains sont catholiques, c’est-à-dire en communion avec Rome, d’autres en sont encore séparés. A cet égard, une précision terminologique est nécessaire. Le qualificatif d’ « orthodoxe » fréquemment utilisé pour désigner les Eglises non unies au Siège de Pierre, s’il permet de simplifier les catégories, n’en est pas moins impropre pour la plupart d’entre elles. En effet, la hiérarchie et les fidèles de ces Eglises ne sont pas plus en communion avec les patriarcats orthodoxes de l’ensemble gréco-slave dont le primat siège à Constantinople qu’avec l’Eglise catholique-romaine. Il faudrait donc réserver l’attribut « orthodoxe » aux communautés qui relèvent du patriarcat œcuménique de Constantinople, lequel s’est appelé ainsi lors du schisme de 1054 pour se distinguer de l’Eglise catholique. Quant aux autres Eglises, elles appartiennent au groupe non-chalcédonien parce qu’elles n’ont pas adhéré aux canons du concile de Chalcédoine proclamant la double nature du Christ, humaine et divine (451).

 

Actuellement, le Proche-Orient chrétien est composé de six communautés pratiquant les rites orientaux, chacune d’entre elles ayant une branche catholique sui iuris (de droit particulier). S’y ajoute une communauté latine. Ce sont ces sept Eglises catholiques qui étaient concernées par le Synode de Rome.

 

 L’Eglise chaldéenne.

Elle est née au XVIème siècle du détachement avec l’Eglise assyrienne. Celle-ci était autrefois appelée « de l’Orient » par opposition géographique à Constantinople, ou nestorienne à cause de son adhésion à la thèse de Nestorius qui privilégiait l’humanité du Christ au détriment de sa divinité, thèse condamnée au concile d’Ephèse en 431. L’Eglise assyrienne reste séparée de Rome et de Constantinople. Le siège patriarcal de l’Eglise chaldéenne est situé à Bagdad et la majorité des chaldéens vivent en Irak.

 

L’Eglise copte-catholique.

Elle est née au XVIIIème siècle du détachement avec l’Eglise copte, fondée par l’évangéliste saint Marc à Alexandrie d’Egypte. L’Eglise copte a été pendant longtemps appelée « monophysite » en raison de son adhésion à l’hérésie d’Eutychès pour qui l’unité de nature en Jésus-Christ impliquait l’absorption de la nature humaine par la nature divine. Cette hérésie fut condamnée au concile de Chalcédoine. Le patriarche copte-catholique réside au Caire. Ses fidèles en Egypte constituent une petite minorité par rapport à l’ensemble copte.

 

 L’Eglise syrienne-catholique.

De rite syriaque antiochien, elle est née au XVIIème siècle du détachement avec l’Eglise syrienne ou jacobite, du nom du moine monophysite Jacques Baradée. Le siège patriarcal de l’Eglise syrienne-catholique se trouve à Beyrouth (Liban).

 

 L’Eglise maronite.

Egalement de rite syriaque antiochien, elle est née au VIIème siècle d’une rupture avec Byzance. Son nom lui vient de saint Maron, moine syrien des IVème-Vème siècles. Elle est la seule communauté chrétienne orientale à ne pas avoir connu de scission en son sein. La reconnaissance officielle de sa catholicité intervint au temps des Croisades. Son siège patriarcal est situé à Bkerké (Liban).

 L’Eglise arménienne-catholique.

Elle est née au XVIIIème siècle du détachement avec l’Eglise arménienne grégorienne (en référence au nom de son fondateur, Grégoire l’Illuminateur) qui avait rejeté le concile de Chalcédoine. L’Eglise arménienne-catholique a son siège patriarcal à Bzomar (Liban).

 

L’Eglise grecque-catholique ou melkite.

Héritière de l’Eglise byzantine, cette Eglise est née au XVIIIème siècle de son détachement avec le Patriarcat œcuménique de Constantinople et les patriarcats grecs-orthodoxes autocéphales de la région (Alexandrie, Antioche et Jérusalem). Le siège patriarcal de l’Eglise grecque-catholique est à Damas (Syrie).

 

L’Eglise latine.

Présente en Terre Sainte depuis les Croisades, elle a une identité particulière. Tout en conservant son rite et sa discipline latins, elle s’est orientalisée, recrutant largement au sein des populations locales, y compris parmi les fidèles des Eglises de rites orientaux. Son siège patriarcal, restauré en 1847, se trouve à Jérusalem.

 

Quel regard faut-il porter sur cette diversité ? Pour ma part, j’y vois une mosaïque d’une grande richesse. La réalisation attendue de l’unité des chrétiens ne devrait normalement pas supprimer cette variété. En effet, l’Eglise n’a jamais confondu unité avec uniformité.

 

Concernant la recherche de l’unité, des progrès encourageants ont été accomplis au cours des dernières décennies. Ainsi, des « accords christologiques » ont été signés entre Rome et trois Eglises séparées :

  • l’Eglise copte (1988),
  • l’Eglise assyrienne (1994)
  • l’Eglise arménienne-grégorienne (1996).

Les signataires reconnaissent qu’ils partagent la même foi christologique. Les Eglises concernées ne sont donc plus considérées comme hérétiques. C’est pourquoi les appellations « monophysite » et « nestorienne » ont été abandonnées. Avec les Eglises grecques-orthodoxes, ce genre d’accord est inutile dans la mesure où leur séparation avec Rome ne reposait pas sur le refus des canons d’Ephèse et de Chalcédoine. Le principal obstacle à l’unité entre orthodoxes et catholiques reste leur divergence au sujet des modalités d’exercice de la primauté de Pierre. Une levée des excommunications réciproques entre ces dernières a cependant eu lieu en 1965.

 

Il faut enfin signaler la présence du protestantisme qui s’est implanté au Proche-Orient au XIXème siècle sous différentes dénominations.

 

Le Synode spécial des Evêques était une initiative catholique mais il a pris en compte les défis communs auxquels sont confrontés tous les chrétiens établis dans les territoires retenus pour cette Assemblée. La zone représentée recouvrait grosso modo le périmètre marqué par l’histoire biblique, lequel se trouve découpé en dix-sept entités politiques, soit douze Etats arabes (Arabie-Séoudite, Bahreïn, Egypte, Emirats Arabes Unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Oman, Qatar, Syrie, Yémen), auxquels s’ajoutent Jérusalem et les Territoires palestiniens, ainsi que l’Iran, la Turquie, Chypre et Israël. Environ 360 millions d’habitants vivent sur ces territoires. Le nombre des chrétiens y est estimé à 20 millions de personnes (5, 62 % de la population totale) parmi lesquels 5 707 000 catholiques dont plus de la moitié sont des immigrés, de rite latin pour la plupart, provenant de pays asiatiques ou africains.

Le confessionnalisme.

 

L’histoire tourmentée de l’Eglise au Proche-Orient, telle que je viens de l’esquisser, a conduit les communautés chrétiennes à se développer indépendamment les unes des autres tout en cultivant leurs particularismes propres. Ce phénomène a engendré l’ignorance réciproque, mais aussi la méfiance, les rivalités, voire l’hostilité entre elles, donc la perte de l’esprit de communion dans la charité qui prévalait au début de l’histoire chrétienne, selon ce qu’en rapportent les Actes des Apôtres : « La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32). Ce passage a d’ailleurs été choisi comme devise du Synode dont l’intitulé-programme était : « Communion et témoignage ».

Cependant, l’éclatement communautaire du christianisme proche-oriental s’est accru et aggravé avec l’arrivée de l’Islam à partir du VIIème siècle. Dans son acception classique, l’Islam se pense comme un système total, incluant de manière insécable les dimensions religieuse, politique et sociale. Il organise donc l’Etat et la société sous une forme confessionnelle. Dans cet Etat, l’essentiel des attributs du pouvoir ne peut être détenu que par des musulmans car eux seuls sont évidemment en mesure de garantir l’application de la charia, la loi islamique. Quant aux autres ressortissants, ils ne peuvent bénéficier de la plénitude des droits et des devoirs incombant à leur état de nationaux.

C’est ainsi qu’en se basant sur le verset 29 de la sourate 9 du Coran (1), les Etats musulmans ont élaboré le statut de la dhimma, mot arabe qui se traduit par « protection » (2). Ce statut s’applique seulement aux juifs et aux chrétiens, les « sans religion » n’ayant en principe aucun droit. Les juifs et les chrétiens bénéficient d’une sorte de reconnaissance en leur qualité de « gens du Livre », titre qui leur est donné à cause des « Ecritures révélées » ou « célestes » qu’ils ont reçues de la part de Dieu (la Torah et l’Evangile) et auxquelles le Coran concède une certaine authenticité tout en les déclarant caduques parce que falsifiées par leurs destinataires.

Le vocable dhimma a donné naissance au néologisme français dhimmitude qu’il vaut mieux traduire par « protection-assujettissement » si l’on veut exprimer avec exactitude la réalité qu’il recouvre. En effet, en contrepartie de leur « protection », les dhimmis sont assujettis à certaines servitudes qui en font des nationaux de seconde catégorie. Du point de vue islamique, où l’on donne une importance primordiale à la loi, la dhimmitude a une définition juridique. Il s’agit d’un contrat ou d’un pacte par lequel l’Oumma (la communauté des croyants musulmans) accorde l’hospitalité aux dhimmis à condition que ceux-ci respectent la domination de l’Islam, s’acquittent d’un impôt spécial (la djizya) et se soumettent à un certain nombre de mesures destinées à leur faire prendre conscience de leur infériorité par rapport aux musulmans qui sont, eux, les « vrais croyants ». Ces dispositions ont été codifiées. Elles concernent tous les aspects de l’existence : la politique, le culte, certains métiers, la vie sociale. La dhimmitude a constitué un facteur efficace pour amener de nombreux chrétiens, des populations entières quelquefois, à renoncer à leur religion native pour adopter l’islam afin de bénéficier d’un traitement égalitaire.

 

Historiquement, la dhimmitude

a connu des modalités variables selon les époques et les régimes en place. A partir de 1516, les Ottomans, maîtres de l’empire islamique, l’ont intégrée méthodiquement dans leur système de gouvernement. Mais, pour tenir compte de l’immensité d’un domaine (de l’Algérie au Caucase) impossible à unifier sous le label de l’Islam, ils autorisèrent les minorités reconnues à conserver certaines prérogatives relatives à leur organisation religieuse et à leur statut personnel. C’est ainsi qu’est né le système du millet (nation en turc). Ces « nations » de nature confessionnelle étaient organisées sous la houlette de leur hiérarchie, en particulier des patriarches. Interlocuteurs du sultan et, quelquefois, des diplomates européens, les chefs d’Eglises étaient ainsi appelés à jouer un rôle de premier plan dans la défense des intérêts de leur communauté. Les chrétiens n’en continuaient pas moins d’être soumis aux pressions fiscales et à d’autres traitements discriminatoires, ainsi qu’à des ingérences de la part du pouvoir impérial. Au XIXème siècle, sous la pression des Puissances européennes qui exigeaient la modernisation de l’Empire ottoman, la dhimmitude a été abolie par le sultan qui décréta l’égalité de tous ses sujets.

Officiellement, la dhimmitude ne figure plus dans le droit des pays ayant l’islam pour religion d’Etat, mais les mentalités demeurent encore plus ou moins imprégnées de son principe, si bien qu’elle subsiste, sinon de jure, du moins de facto en certains lieux. Tout dépend en fait du degré d’islamisation des sociétés concernées.

 

Si l’institution du millet a permis aux chrétiens de toutes confessions de survivre et même de croître en nombre après le déclin des premiers siècles d’islamisation – et c’est l’avantage qu’on peut lui reconnaître -, elle les a en même temps enfermés dans un système aux conséquences dommageables. En effet, dans le cadre de leurs rapports avec le pouvoir impérial, l’esprit de concurrence entre Eglises s’est aggravé, ce qui a nui considérablement à la communion, même entre Eglises catholiques. Elle a aussi engendré une mentalité confessionnaliste qui s’est traduit notamment par la primauté souvent donnée à l’appartenance sociologique par rapport à l’identité baptismale et aux obligations que celle-ci implique.

De fait, hormis l’Eglise latine au Proche-Orient, les Eglises orientales traditionnelles ont perdu de vue le souci missionnaire qui incombe à tout baptisé, se contentant souvent de survivre dans une autarcie plus ou moins grande et sous la protection des Puissances chrétiennes (France, Grande-Bretagne, Russie). En outre, les chrétiens orientaux, qui, à la faveur des missions latines, s’étaient détachés des Eglises séparées pour retrouver la pleine communion avec Rome, et donc devenir catholiques, subissaient le mépris de leur communauté d’origine, ce qui augmentait le ressentiment mutuel.

 

Le début du XXème siècle laissa entrevoir un changement radical des mentalités et des systèmes en vigueur jusque-là dans le monde arabe, ainsi qu’en Turquie et en Iran. En effet, sous l’influence de l’Europe, des mouvements aux tendances laïcisantes – je dis bien laïcisantes, et non pas laïques – sont alors apparus, souvent à l’initiative d’intellectuels chrétiens mais pas seulement car des musulmans participaient aussi à ce renouvellement de la pensée. Il s’agissait de donner la primauté à l’appartenance nationale sur l’appartenance religieuse, ce qui annonçait l’égalité de tous et la fin du confessionnalisme. Mais deux facteurs ont entravé ce mouvement prometteur : d’une part, l’émergence de partis islamistes, tels que les Frères musulmans, en 1928, d’autre part, la création de l’Etat d’Israël, en 1948.

Les Frères musulmans militaient – et militent toujours – pour la restauration du « tout-Islam » en tant qu’élément constitutif d’une identité dont ils affirmaient qu’elle avait été maltraitée par les Puissances tutélaires (France, Grande-Bretagne et Russie) qui ont réorganisé le Proche-Orient après la chute de l’Empire ottoman.

Quant à Israël, par son essence même, fondée sur l’idéologie sioniste – un Etat juif pour les juifs -, il a contribué à sa manière à la « reconfessionnalisation » du Proche-Orient.

Les sionistes avaient par ailleurs conçu le projet de faire éclater toute la région en entités politico-confessionnelles homogènes, afin de justifier le modèle israélien. A plusieurs reprises, Israël a essayé de déclencher ce processus, notamment au Liban pendant la guerre, en suggérant à diverses communautés telles que les maronites et les druzes que leur sécurité ne pourrait être assurée qu’en s’isolant des autres, et en les encourageant à créer leur propre structure, étatique ou semi-étatique (les cantons). Comme on le sait, les projets israéliens au Liban ont échoué.

Aujourd’hui, l’insistance des dirigeants israéliens à voir reconnaître leur pays comme « Etat juif » s’inscrit dans la même perspective de légitimation uni-confessionnelle. Du côté des musulmans attachés aux principes coraniques, il est en outre impensable qu’une communauté normalement vouée à la dhimmitude se soit emparée d’une terre dite d’islam, la Palestine en l’occurrence, depuis sa conquête au VIIème siècle.

Voilà comment le confessionnalisme a perduré et s’est même consolidé.

 

Malgré tout ce qui précède, ne soyons pas trop sévères : dans ce contexte difficile, l’Eglise au Proche-Orient a dû consentir de lourds sacrifices, elle a enduré de grandes souffrances et son histoire est jalonnée d’exemples de saints et de martyrs qui l’honorent et la fécondent.

Vers l’universalité chrétienne.

Il n’empêche que des remèdes doivent être apportés à cette situation et ce sujet a été évoqué par plusieurs intervenants lors du Synode. Mgr Jean-Benjamin Sleiman, archevêque de Bagdad des latins, a été l’un des plus ardents à déplorer cette situation. « Les rites se sont métamorphosés en confessions. Aussi, il est indispensable que nos Eglises sui iuris redécouvrent les racines de ce phénomène qui plongent dans les structures arabo-islamiques primitives. Elles sont invitées à se dégager de cet héritage historique pour retrouver le modèle de la communauté de Jérusalem ». Pour sa part, Mgr Ramzi Garmou, archevêque de Téhéran des chaldéens, a mis en garde contre le danger d’« un attachement à l’ethnie qui transforme nos Eglises en ghettos ».

Il s’agit donc de promouvoir une réelle ouverture des catholiques relevant des rites sui iuris pour les aider à s’insérer dans la mission universelle de l’Eglise, autrement dit pour ne pas rester en marge de l’aventure ecclésiale. Pour cela, il importe que les catholiques, tout comme les autres chrétiens d’ailleurs, se rappellent que les projets d’Etats confessionnels, par imitation des modèles musulman et juif, contreviennent à leur vocation. Le triomphe de l’Eglise ne sera obtenu que dans la Jérusalem céleste, il n’est pas temporel, même si les chrétiens, fidèles de la religion de l’Incarnation, doivent semer les valeurs du Royaume dans les sociétés humaines.

Les chrétiens ne doivent donc pas vivre seulement pour eux-mêmes ; ils doivent témoigner de leur foi dans leur environnement naturel et faire bénéficier leur société des valeurs de l’Evangile qui sont universelles.

Cette exigence était déjà rappelée dans une lettre des Patriarches catholiques du Proche-Orient publiée en 1992 sous l’intitulé La présence chrétienne en Orient, témoignage et mission. Le mot « présence » était ainsi défini : être avec, dans, pour, et non pas contre, en dehors ou en marge (n° 17). C’est d’ailleurs pourquoi les évêques irakiens s’opposent aux projets actuels qui consistent à rassembler tous leurs fidèles dans une même province. Ils y seraient peut-être en sécurité mais ils manqueraient à leur mission.

Je voudrais faire à cet égard deux réflexions personnelles.

  1. La politique des Puissances soucieuses de l’équilibre et de l’avenir de cette région devrait prendre en compte la spécificité chrétienne et ce qu’elle est en mesure d’apporter à son environnement. Plutôt que de penser à enfermer les communautés chrétiennes dans des sortes d’enclos protégés pour minorités opprimées, ne vaudrait-il pas mieux que ces Puissances interviennent auprès des gouvernements concernés pour que toute liberté leur soit accordée ?
  2. En outre, je trouve le mot « minorité » dévalorisant et décourageant. Certes, il est indéniable que les chrétiens du Proche-Orient sont numériquement minoritaires. Mais dans une perspective constructive, il me semble qu’il vaudrait mieux parler de « communautés » plutôt que de « minorités ».

 

Avant d’aller plus loin dans le raisonnement, une précision s’impose sur la question du confessionnalisme.

Il faut distinguer système confessionnel et mentalité confessionnelle.

Les chrétiens ne doivent pas rejeter les structures sociales et politiques dans lesquelles ils vivent, même s’ils peuvent légitimement aspirer à un changement. Or, celui-ci ne peut être envisagé que si les sociétés musulmanes acceptent de repenser leur mode d’organisation en ce domaine. On ne doit pas exclure une pareille évolution, bien entendu, et les révolutions en cours déboucheront peut-être sur ces changements de conception et de structures. Mais, pour l’heure, on n’en est pas là.

Supprimer les structures confessionnelles pourrait avoir des conséquences dommageables sur le maintien de la présence chrétienne au Proche-Orient. Dans les pays où l’islam est religion d’Etat et où cette religion est dominante dans la population (la Turquie), il est de l’intérêt des chrétiens de disposer de la possibilité de vivre selon leur droit propre, inspiré de l’Evangile et de l’enseignement de l’Eglise, notamment dans les domaines relatifs au droit personnel (mariage, filiation, héritage), et donc de disposer de leurs propres juridictions, faute de quoi ils seraient automatiquement soumis au droit musulman.

C’est ici qu’il faut souligner l’importance du Liban et sa raison d’être.

Vu d’Europe, le système confessionnel qui régit ce pays sur la base du Pacte national conclu en 1943 peut paraître anti-démocratique compte tenu de l’attribution des principaux postes de l’Etat et de l’administration en fonction de critères confessionnels. Il est certes imparfait mais, en l’état actuel, il constitue un moindre mal et le seul à même de protéger les libertés des chrétiens, ainsi que des autres citoyens puisque le Liban n’a pas de religion officielle et que toutes les communautés – la Constitution en reconnaît dix-huit, y compris la juive – sont représentées dans les instances publiques. Or, cela n’est pas le cas ailleurs, même en Turquie où l’Etat « laïque » est entre les mains des seuls musulmans.

Que la présidence de la République libanaise soit réservée à un maronite garantit aux chrétiens du pays du Cèdre qu’ils peuvent échapper à la dhimmitude.

 

La révision de la Constitution, intervenue en 1990, annonce bien l’abrogation du confessionnalisme politique mais il est prévu que cette réforme soit confiée à un comité national présidé par le chef de l’Etat et qu’elle se fasse par étapes. Depuis lors, régulièrement, des Libanais demandent la mise en application de cette disposition. Or, celle-ci ne serait acceptable que si tous s’entendaient sur l’adoption d’une laïcité à l’occidentale, c’est-à-dire s’ils cessaient de voter en tenant compte en priorité des intérêts de leurs communautés respectives.

En l’état actuel, compte tenu des mentalités, instaurer la démocratie laïque reviendrait à favoriser l’islamisation de l’Etat. Cela explique le refus des autorités religieuses, notamment chrétiennes, de s’engager dans cette voie.

Pour l’ancien patriarche maronite, le cardinal Nasrallah Boutros Sfeir, l’abolition du confessionnalisme politique

« ne peut s’inscrire dans les textes avant que cela ne se réalise dans les esprits. Ce qui requiert du temps, de la pédagogie, de l’éveil et l’acquisition d’une maturité complète. De sorte que tous les Libanais sentent qu’ils sont tous ensemble libanais. Qu’en se réunissant, ils ne s’interrogent pas sur la communauté ou la religion de tel ou tel, mais se contentent de savoir qu’il est libanais. Pour se traiter en égaux. A l’heure actuelle, cette abolition présente un danger » (3).

Tout cela explique la position des Pères synodaux concernant l’instauration d’une laïcité, même positive, que préconisaient les documents préparatoires. En revanche, dans le Message final, ils ont insisté sur « l’importance de l’égalité entre les citoyens » et ceci dans tous les secteurs : liberté de conscience et de culte, liberté dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement ainsi que dans l’usage des moyens de communication (n° VI, 10). Cette demande figure aussi dans les propositions remises au pape Benoît XVI au terme du Synode (n° 42).

 

Compte tenu du contexte que je viens de décrire, la priorité pour l’Eglise catholique au Proche-Orient doit être de persévérer dans l’effort déjà entrepris depuis une trentaine d’années en faveur d’un « décloisonnement confessionnel » susceptible de favoriser la restauration de la communion. C’est donc de l’esprit confessionnaliste que les catholiques, et tous les chrétiens, doivent guérir (cf. Proposition n° 4).

Les catholiques de divers rites,

séparés par les vicissitudes de l’histoire, doivent apprendre à se connaître, à s’entraider et à s’aimer. De ce point de vue, le Synode a constitué un événement prometteur. En effet, pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise, la totalité des patriarches et évêques catholiques du Proche-Orient et ceux des Eglises orientales présentes dans la diaspora, ont été réunis autour du Saint-Père. Ce rassemblement a été vécu dans une grande charité fraternelle.

Pour parvenir à cette communion, « une conversion personnelle et collective » est nécessaire, ont admis les Pères synodaux dans le Message final (cf. Conclusion, § 12). Durant les débats, certains d’entre eux ont préconisé des initiatives concrètes. Mgr Shlemon Wardouni, évêque auxiliaire du patriarcat chaldéen, a proposé la création de structures interecclésiales chargées de préparer un rapprochement réel entre hiérarchies et fidèles et d’encourager la réciprocité dans les services, secteurs qui sont parfois l’objet de rivalités et d’égoïsmes dévastateurs.

Il a en outre été demandé aux Eglises « dominantes » (maronite au Liban, melkite en Syrie, chaldéenne en Irak, copte en Egypte) de ne pas monopoliser tous les postes de responsabilité dans les organismes communs et d’y faire participer les membres des « petites » Eglises, lesquelles se sentent parfois négligées et humiliées par cette « hégémonie ». Enfin, certains ont suggéré des catéchismes communs à toutes les Eglises catholiques et même des séminaires partagés afin que les futurs prêtres puissent s’initier aux traditions des autres Eglises.

Pour consolider la communion, les suggestions suivantes ont été adoptées :

  1. La création d’une commission de coopération entre les hiérarques catholiques du Moyen-Orient, chargée de promouvoir des stratégies pastorales communes, une connaissance réciproque des traditions, des instituts interrituels, des organismes de charité communs ;
  2. L’organisation de rencontres périodiques entre les hiérarchies catholiques du Moyen-Orient ;
  3. La pratique d’une solidarité matérielle entre les diocèses riches et les moins riches ;
  4. La création d’une association sacerdotale Fidei Donum pour favoriser l’entraide entre éparchies et Eglises (Proposition n° 16).

Et bien sûr, la démarche œcuménique doit être poursuivie et encouragée.

Les Pères synodaux ont émis le désir d’une véritable implication de leurs Eglises dans les travaux des Commissions internationales de dialogue œcuménique. Une telle participation favoriserait en effet l’ouverture des catholiques concernés à l’universalité de l’Eglise, une Eglise au sein de laquelle ils doivent s’engager pleinement. Cela devrait s’accompagner d’initiatives concrètes, par exemple l’adoption d’une traduction arabe commune du « Notre Père » et du Credo (Symbole de Nicée-Constantinople), ainsi que l’unification des dates de Noël et de Pâques (Proposition n° 28).

Les fidèles en font souvent la demande pressante. En attendant, les Pères synodaux souhaitent l’instauration d’une fête commune annuelle des martyrs de toutes leurs Eglises, catholiques et autres (Proposition n° 29).

Faut-il que les catholiques de rites orientaux renoncent à leurs traditions d’origine lorsqu’ils s’installent dans la diaspora ?

Cette question importante a fait également l’objet de débats durant le Synode. Bien des expatriés appartenant à des Eglises sui iuris ne se sentent pas assez compris et respectés dans leur identité. Pourtant, selon le Code de droit canonique oriental, les fidèles de rites orientaux, émigrés dans des pays d’autres traditions catholiques, restent inscrits dans leurs Eglises d’origine tout en étant confiés au soin pastoral des évêques et curés de leurs diocèses d’accueil.

C’est pourquoi Mgr Dimitri Salachas, exarque apostolique pour les catholiques de rite byzantin résidant en Grèce, a plaidé pour une meilleure connaissance du catholicisme oriental par les latins.

« Le droit et le devoir de l’évêque latin qui a dans son diocèse des fidèles orientaux catholiques est de sauvegarder et de garantir à ces fidèles le respect de leur propre rite, c’est-à-dire de leur propre liturgie et discipline canonique, et de pourvoir par exemple à la création de paroisses personnelles ».

Cette idée a été retenue par l’ensemble du Synode (cf. Proposition n° 13).

 

Afin de créer les conditions propices à sa mise en œuvre, les Pères ont préconisé l’extension des juridictions patriarcales sur leurs fidèles établis hors de leurs territoires historiques, d’autant plus que leur nombre y va croissant, dépassant de plus en plus celui de ceux qui restent au Proche-Orient (Proposition n° 18).

L’Europe

En fait, le problème se pose essentiellement pour l’Europe où seuls les Arméniens catholiques ont leurs évêques et ne dépendent donc pas des ordinaires latins. Dans son intervention publique, le cardinal André Vingt-Trois a admis que « la mobilité de la société actuelle change la compréhension de la notion de territoire ». Puis, lors de l’assemblée plénière de Lourdes, qui s’est tenue après la Toussaint 2010, il a soumis au vote des évêques une proposition tendant à la création d’un diocèse maronite pour la France. Le résultat a été positif et envoyé à la Congrégation pour les Eglises orientales à Rome.

 

Mais le maintien de ces traditions n’est-il pas nuisible à la dimension universelle de l’Eglise  comme certains l’affirment ? On entend parfois dire, dans les milieux latins occidentaux, que ces diocèses catholiques orientaux, qui ne peuvent être que des diocèses personnels sous peine de concurrencer l’ordinaire latin d’un territoire donné, perpétuent le communautarisme dans la diaspora. Or, les témoignages entendus durant le Synode montrent qu’il n’en est rien. Les évêques des rites orientaux sui iuris s’intègrent parfaitement dans la pastorale des conférences épiscopales, tandis que leurs fidèles évitent l’écartèlement entre deux cultures.

Un dernier point,

sans doute le plus important. Pour guérir du mal du confessionnalisme, compris en tant qu’esprit, et s’ouvrir à l’universalité de la mission de l’Eglise, les catholiques du Proche-Orient sont invités à redécouvrir leur identité baptismale et les responsabilités qui en découlent.

Une réflexion de fond sur ce sujet est conduite depuis une vingtaine d’années au sein des Eglises catholiques. A cet égard, il est intéressant de se reporter à la première lettre pastorale que les sept Patriarches catholiques adressaient à leurs fidèles et à tous les chrétiens de bonne volonté.

Dans un temps décisif pour les Eglises du Proche-Orient, publiée en 1991, ils écrivaient :

« Les situations difficiles auxquelles nous sommes confrontés ne doivent pas nous porter à fuir, à nous recroqueviller sur nous-mêmes, à nous mettre à l’écart de notre univers ou à nous y dissoudre. Elles doivent plutôt nous ramener aux racines de notre foi pour y trouver la force, la constance, la confiance en soi et l’espérance, en nous rappelant la parole de Notre-Seigneur : ²Ne crains pas, petit troupeau². L’Eglise ne se mesure pas en chiffres. Elle n’est pas tributaire de la statistique mais de la conscience que ses fils ont de leur vocation et de leur mission ».

 

Cet impératif est toujours actuel. C’est pourquoi le Synode a recommandé le recours à plusieurs moyens :

  1. Une amélioration de la formation doctrinale et spirituelle, que ce soit au catéchisme, dans les écoles, les séminaires et pour les adultes, ainsi que par le développement de mouvements apostoliques pour les jeunes (Propositions n° 30, 31) ;
  2. Un renouvellement de l’esprit missionnaire (Proposition n° 34) ;
  3. Une meilleure connaissance en vue d’une application plus effective de la doctrine sociale de l’Eglise. Celle-ci est en effet un parent pauvre dans la vie des catholiques du Proche-Orient (Proposition n° 38).

 

Mais surtout, les chrétiens de la région doivent prendre conscience de la grandeur de leur vocation dans cette région qui a été choisie par Dieu pour l’Incarnation de son Verbe et être heureux du privilège qui leur est ainsi fait.

Ils sont alors invités à accepter la radicalité de l’Evangile et donc de la croix (Proposition n° 5), tout en se nourrissant de la Parole de Dieu et des sacrements, en imitant les saints et en s’inspirant des martyrs de leurs pays.

Ils ont donc, eux aussi, besoin d’une nouvelle évangélisation qui prenne en considération le contexte culturel et social dans lequel ils vivent (cf. Proposition n° 37).

Le renouveau envisagé pourra freiner l’émigration des chrétiens comme l’espèrent les Pères synodaux dans leur Message final.

« Dieu veut que nous soyons chrétiens dans et pour nos sociétés moyen-orientales. C’est le plan de Dieu sur nous (…). Notre mission, basée sur notre foi et notre devoir envers nos patries, nous oblige à contribuer à la construction de nos pays avec tous les citoyens, musulmans, juifs et chrétiens » (n° I, 3.4).

Comme l’a dit récemment le nouveau patriarche des maronites, Mgr Béchara Rahi, interrogé sur l’avenir des chrétiens au Proche-Orient,

« la question n’est pas ce qu’on doit faire pour survivre, mais comment donner un sens à la vie » (4).

De la qualité de leur vie spirituelle, de leur engagement social et de leur charité dépendra l’efficacité de leur témoignage. Ainsi s’accomplira le programme du Synode, « Communion et témoignage ».

 

Par Annie Laurent

 

 

 

 

 

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(1) « Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient directement le tribut après s’être humiliés ».

(2) Sur la dhimmitude, cf. Annie Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Ed. Salvator, 2008, pp. 74-82 ; Bat Ye’or, Les chrétiens d’Orient entre djihad et dhimmitude, Ed. Jean-Cyrille Godefroy, 2007.

(3) Cité dans L’Orient Le-Jour, Beyrouth, 19 mars 2011.

(4) Cité dans Famille chrétienne, n° 1732, 26 mars-1er avril 2011.