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Depuis le concile Vatican II (1962-1965)

le dialogue interreligieux est très présent dans la vie de l’Eglise catholique. Cet engagement à la rencontre des non-chrétiens concerne les fidèles de toutes les religions mais il revêt avec les musulmans une priorité tout en présentant un certain nombre de difficultés et d’obstacles à surmonter. Il convient d’avoir une claire perception de ces réalités afin de saisir la juste intention de l’Eglise et d’assurer au dialogue interreligieux avec les musulmans une meilleure fécondité.

Si le dialogue islamo-chrétien occupe tellement les catholiques c’est d’abord parce qu’avec 1 milliard 500 millions de fidèles, l’islam tient une place prépondérante dans le concert des religions et qu’il talonne de près le christianisme, en premier lieu dans les territoires du Levant marqués par l’histoire biblique, ceux qui constituent le berceau du christianisme.

La présence chrétienne s’y réduit peu à peu sous la poussée de l’islam radical, les tragiques événements actuels semblant annoncer son extinction irréversible. En outre, depuis près d’un siècle, cette religion, désormais répandue sur tous les continents, s’impose partout avec une vigueur et des exigences croissantes qui inquiètent les sociétés dans lesquelles il s’installe. L’islam est ainsi devenu l’un des défis les plus redoutables de notre temps pour le monde entier.

En ce qui concerne le Proche-Orient,

région qui a tant besoin de l’Evangile comme le rappelait l’été dernier le patriarche des maronites, le cardinal Béchara Raï, l’Eglise catholique voit dans le dialogue avec les musulmans un moyen au service de la paix véritable, qui écarte toute domination et suppose le respect de tous. Partout ailleurs, il s’agit aussi pour l’Eglise d’ouvrir l’intelligence et le cœur de tous les musulmans à la raison qui interdit de recourir à la violence en invoquant une volonté divine, comme le font les djihadistes qui s’appuient sur certains versets du Coran.

La démarche chrétienne est gratuite tout en étant motivée par le souci du salut des musulmans, donc par un bien supérieur à tout autre bénéfice humain.
Tel est bien le sens premier de l’ouverture au monde dont le bienheureux Paul VI s’est fait le pédagogue dans son encyclique-programme, Ecclesiam suam (6 août 1964), document dans lequel le mot « dialogue » apparaissait pour la première fois dans le Magistère de l’Eglise catholique.

Son auteur y enseigne avec pénétration les fondements théologiques du dialogue. Celui-ci trouve son origine en Dieu Lui-même car, étant trinitaire, Il est un Dieu de relation, non seulement entre les Personnes divines mais aussi avec ses créatures humaines puisqu’Il les a voulues dans un élan d’amour totalement gratuit.

« La révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu Lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un dialogue, dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’Incarnation, et ensuite par l’Evangile. Le colloque paternel et saint, interrompu entre Dieu et l’homme à cause du péché originel, est merveilleusement repris dans le cours de l’histoire » (n° 72).

Au terme de la longue aventure biblique

marquée par l’Alliance, le dialogue parvient à sa plénitude avec la venue de Jésus-Christ parmi les hommes. Né au sein d’un peuple que Dieu avait préparé pour l’accueillir, le Seigneur n’a pas réservé sa mission à ses proches ; l’Evangile le montre dialoguant avec des « étrangers » : le centurion romain, la Samaritaine, la Syro-Phénicienne à Tyr, etc.

Ce dialogue n’était ni mondain ni intéressé.

Le Messie cherchait à ouvrir ses interlocuteurs à l’accueil de la volonté de son Père qui veut que tous les hommes Le connaissent, croient en Lui et L’aiment, et ceci pour leur bien suprême et éternel. Depuis la Pentecôte, ce rôle est dévolu à l’Eglise, en sa qualité de « Christ continué ». On comprend alors pourquoi Paul VI inscrit la démarche dialogique dans une perspective eschatologique, développant substantiellement dans son encyclique les caractéristiques de ce qu’il appelle « le dialogue du salut » (n° 73 à 79).
Si Vatican II a innové dans la vision de son rapport au monde non chrétien, ce n’est pas dans le principe mais dans la conceptualisation et l’institutionnalisation du dialogue.

Tenant compte des signes de notre temps, caractérisé par de nombreux échanges humains et culturels, l’Eglise a élargi le champ de la mission. Désormais, tous les baptisés, clercs et laïcs, sont invités à témoigner de Jésus-Christ. Il fallait donc donner une assise théologique au dialogue et l’organiser au moyen de structures appropriées.

Telle est la tâche confiée au Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, qui dispose d’une section chargée d’orienter et de mettre en œuvre le dialogue avec les musulmans (et non avec l’islam car on ne dialogue pas avec un système ou une religion mais avec des personnes). Le dialogue fait partie de la vocation baptismale de tout chrétien. Empreint de la gratuité qui s’accorde avec la charité, il est un moyen au service de la mission évangélisatrice. En ce sens, il n’est pas facultatif.

Quels sont les principaux obstacles auxquels le dialogue avec les musulmans se heurte ?

D’abord, l’islam se présente en concurrent direct du christianisme, non seulement à cause de sa prétention à l’universalité (le Dieu du Coran garantit le triomphe de l’islam, cf. 9, 33) mais aussi parce qu’il entend corriger les « falsifications » doctrinales que les chrétiens sont soupçonnés d’avoir introduit dans l’Evangile (la Trinité, la divinité du Christ, le refus de l’annonce de Mahomet, etc.) et les « innovations » en matière de culte (l’Eglise, le sacerdoce, la vie consacrée, les saints, les images).

Le Coran, revêtu d’une autorité supérieure et unique en vertu de son statut de « Parole de Dieu incréée et immuable », combat en effet ce qui constitue le cœur de la foi théologale des chrétiens.

Il y a là une incompatibilité fondamentale entre les deux religions.

La méfiance que le Coran entretient envers la Bible freine chez les musulmans sûrs d’eux-mêmes toute curiosité intellectuelle envers les sources auxquelles se réfèrent les chrétiens et tout désir de comprendre leurs raisons de croire en Jésus-Christ. Le musulman ne peut, en principe, pas voir le chrétien comme son égal aux yeux de Dieu.

Cela explique le statut humiliant de la dhimmitude appliqué aux ressortissants chrétiens de pays gouvernés par l’islam, en vertu d’une prescription coranique (9, 29), voire les violences qui leur sont périodiquement infligées au nom du djihad. Historiquement, la dhimmitude et le djihad ont constitué des armes très efficaces au service de la propagation de l’islam.

Par ailleurs, outre l’absence de réciprocité, du côté islamique on a du mal à croire à la gratuité de toute démarche. C’est pourquoi la bienveillance chrétienne est parfois comprise comme un « dialogue-hameçon », selon l’expression de l’historien tunisien Mohamed Talbi, autrement dit une ruse de l’Eglise pour convertir les musulmans.

Enfin, dans cette religion où l’on n’aime pas se remettre en cause, des paroles chrétiennes trop vraies risquent toujours d’entraîner des réponses violentes. On a vu les réactions qui ont suivi le discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne en 2006.

Tout cela ne facilite pas un dialogue serein entre les fidèles des deux religions. Mais l’Eglise persévère car elle ne peut renoncer à cette « impulsion intérieure de charité qui tend à se traduire en un don extérieur » (Ecclesiam suam, n° 66), celle-ci lui étant consubstantielle.
Du côté chrétien, les intentions de Paul VI et de Vatican II n’ont pas toujours été bien comprises, ce qui a entraîné une approche déformée du rapport avec l’islam. Pratiquant « l’herméneutique de la rupture », certains catholiques n’ont retenu des enseignements du Magistère que la reconnaissance des « semences du Verbe » que l’on peut trouver dans les autres religions (cf. le décret Ad gentes et la déclaration Nostra Aetate), oubliant que tous les hommes ont le devoir de chercher la Vérité et le droit de la connaître, comme le soulignent également ces mêmes textes.
La présence dans l’islam d’éléments d’apparence commune avec ceux du christianisme entraîne bien des confusions et des ambiguïtés chez les chrétiens.

Ainsi, l’islam, apparu au VIIème siècle sur des territoires où le christianisme était connu et professé, se présente comme un monothéisme dont les fidèles adorent le « Dieu unique et miséricordieux » ; le Coran comporte des noms de personnages semblables à ceux de la Bible (Abraham, Ismaël, Moïse, Marie, Jésus, etc.) et relate des épisodes qui en sont proches (le sacrifice du fils d’Abraham, l’annonce à Marie, sa virginité perpétuelle, etc.). Tout cela peut donner l’impression aux chrétiens que l’islam s’inscrit dans la Révélation biblique et constitue donc une religion apparentée au judaïsme et au christianisme.

Or, les allusions bibliques du Coran ne sont que des emprunts,

déformés de surcroît pour s’inscrire dans la perspective islamique. Celle-ci, ignorant le péché originel et ses conséquences funestes pour l’humanité ainsi que le projet divin de la Rédemption, se présente comme le « rappel » d’une religion, l’islam, voulue par Dieu pour l’homme dès la Création.

Pour l’islam, l’univers est tel que Dieu l’a voulu à l’origine. L’homme n’a donc pas besoin d’être sauvé.

En revanche, Dieu lui donne une « guidance » (le Coran) et lui demande de se reconnaître musulman, c’est-à-dire « soumis », seul moyen de « gagner » la récompense du paradis.
Ces fausses similitudes ont engendré le syncrétisme, l’indifférentisme religieux et la paresse apostolique. Ainsi, le dialogue est devenu une fin en soi.

On a transformé le « dialogue du salut » en un « dialogue de salon », qui répond dès lors à des motivations humaines privées de la transmission de la Vérité, à laquelle les musulmans ont droit, et donc de toute perspective salvifique. Il faut rappeler que les apôtres puis les missionnaires de tous les temps, s’appuyant justement sur les « semences du Verbe », ont dialogué avec ceux auprès desquels ils étaient envoyés.

Le christianisme, porteur – et non propriétaire – de la Vérité, n’est ni un système ni une idéologie, mais sa propagation passe par la parole, donc par un dialogue respectueux des consciences.

Contrairement à ce qui est trop souvent admis, le dialogue n’a pas remplacé la mission ; il est à son service, comme le répètent tous les papes depuis Vatican II.

Annie Laurent

Article paru dans Notre Eglise, revue du diocèse de Bayonne, n° 55 – Janvier 2015.