Dans les pays dont la population est majoritairement musulmane, l’islam est en principe la religion officielle et la charia (loi islamique) l’unique ou principale source du droit. Cette doctrine se fonde sur deux versets du Coran (3, 110 et 9, 33). Les ressortissants non-musulmans ne peuvent donc y prétendre à l’égalité en droit avec leurs compatriotes mahométans. Il en résulte que là où l’Islam gouverne seuls les musulmans ont la plénitude des attributs (droits et devoirs) attachés à la nationalité. Toute entorse à ces préceptes peut être considérée comme une infidélité à la religion et ne peut donc être que provisoire.

Les ressortissants non musulmans sont répartis en deux catégories : les adeptes de religions païennes (hindouisme, bouddhisme, sikhisme, yézidisme, bahaïsme, animisme, etc.) ; les juifs et les chrétiens, qualifiés par le Coran de « gens du Livre » (cf. 9, 29). Les premiers ne bénéficient d’aucune reconnaissance légale tout en étant soumis à la charia. Les seconds sont assujettis à un statut juridique spécial, la dhimmitude (de dhimma = protection), qui, moyennant le paiement d’une taxe, la djizya, assure en principe leur sécurité tout en organisant leur soumission aux « vrais croyants » dans la sphère publique et parfois dans la société. Cf. A. Laurent, L’islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2017, p. 90-96.

C’est dire l’importance que revêt l’utilité d’examiner la position actuelle d’El-Azhar sur cette question.

LA CITOYENNETÉ EN CHANTIER

Depuis son élection comme président (28 mai 2014), le maréchal Abdel-Fattah El-Sissi répète régulièrement qu’il ne fait aucune différence entre les musulmans égyptiens et leurs compatriotes chrétiens (10 % sur une population de 95 millions), tous ensemble constituant à ses yeux un même peuple, une même nation.

Le patriarche Ibrahim Isaac Sidrak, chef de l’Église copte-catholique, s’est exprimé sur les progrès offerts par Sissi : « On avance progressivement et on a au moins le droit de parler, de s’exprimer librement aujourd’hui. Un changement s’est opéré dans la volonté politique de l’Égypte, que je sens également chez les écrivains et les journalistes du pays. On a surtout commencé à parler de l’Égypte comme pays de musulmans et de chrétiens. Et puis, Sissi a pris des initiatives inhabituelles : aller personnellement chez les orthodoxes coptes présenter ses vœux de Noël. Il est allé à contre-courant, avec l’idée que les chrétiens font partie de l’État, pas seulement comme minorité religieuse, mais en tant que citoyens égyptiens. Sissi respecte beaucoup les gens, tentant de faire passer une nouvelle mentalité parmi les Égyptiens […]. Sous le régime Morsi [2012-2013], on se sentait étrangers, sans le droit de s’exprimer facilement […]. La mentalité et le discours du président étaient pour la religion unique » (Terre Sainte Magazine, juillet-août 2018).

Le patriarche Ibrahim Isaac Sidrak, chef de l’Église copte-catholique

Des débuts prometteurs à El-Azhar

Quelque temps avant la révolution, démarrée le 25 janvier 2011 (cf. PFV n° 82), le grand-imam d’El-Azhar, Ahmed El-Tayyeb, prenait des initiatives visant à consolider les relations entre chrétiens et musulmans de son pays. A l’automne 2010, suite à des affrontements suscités par la liaison d’un chrétien et d’une musulmane, il a fondé la « Maison de la famille égyptienne ». Cette instance de dialogue réunissant des représentants des religions et de la société civile s’est donnée entre autres « pour tâche de traquer les préjugés dans les manuels scolaires » (La Croix, 18 décembre 2013).

Puis, dans un document inattendu intitulé « L’avenir de l’Égypte » (19 juin 2011), El-Ahzar a préconisé « un État civil, démocratique et moderne », assurant « la protection de lieux de culte de toutes les religions ». Le texte précisait toutefois que « les principes de la charia islamique devraient demeurer la source essentielle de la législation » (El-Ahram, 24 juin 2011).

Dans la mouvance des innovations apportées par le chef de l’État, Tayyeb s’est prononcé pour le rejet de la dhimmitude (intervention à la télévision égyptienne, 13 janvier 2017). Après en avoir justifié la légitimité dans le contexte de son apparition au VIIème siècle, il l’a qualifiée d’« anachronique ». « La citoyenneté, réclamée par les manifestants de la révolution de 2011, est la seule garantie de l’égalité et de stabilité pour la société d’aujourd’hui » (terrasanta.net, 23 janvier 2017).

UNE CONFÉRENCE INÉDITE

Peu après, les 28 février et 1er mars 2017, El-Azhar accueillait au Caire une « Conférence internationale sur la liberté, la citoyenneté, la diversité et la complémentarité », organisée en partenariat avec le Conseil des Sages Musulmans. Cet organisme indépendant, dont le siège est à Abou Dhabi, a été fondé en mars 2014 aux Émirats Arabes Unis au terme d’un Forum de la Promotion de la Paix dans les sociétés musulmanes. Il est présidé par Ahmed El-Tayyeb.

            Quelque 200 personnalités (responsables politiques, universitaires, religieux) venues de 60 pays étaient invitées à cet événement qui n’était pas réservé aux musulmans sunnites puisque des dignitaires chiites et druzes y ont pris part. L’Arabie Séoudite n’avait cependant envoyé qu’un seul conférencier, alors que ce pays occupe une place centrale dans l’Oumma (la Communauté mondiale des musulmans), son roi portant le titre de « gardien des Lieux saints » (La Mecque et Médine).

Quant aux chrétiens, ils ont bénéficié d’une importante participation. Aux côtés des deux patriarches coptes (orthodoxe et catholique), d’autres patriarches, des évêques, des pasteurs protestants et des experts laïcs relevant des douze Églises proche-orientales y avaient aussi été invités. La place de choix de la délégation libanaise (55 membres, toutes confessions confondues) dans l’assemblée « confirme le rôle et le message du Liban en tant qu’exemple normatif », a noté Antoine Messarra, membre du Conseil constitutionnel de ce pays (Oasis, 11 avril 2017). Des représentants du Saint-Siège et de communautés ecclésiales occidentales (anglicane, protestantes) y ont également pris part.

Une déclaration programmatique

Au terme de la Conférence, une « Déclaration d’El-Azhar » a été lue solennellement par Tayyeb. Ce texte comporte six proclamations ; nous en retenons quatre, à savoir celles qui concernent l’organisation de l’État et de la société. Leur résumé, présenté ici à partir de plusieurs sources, sera suivi de remarques et commentaires.

            1 – La notion de citoyenneté est bien ancrée dans l’islam. Son rayonnement premier figure dans la « Constitution de Médine » et les pactes et documents du Prophète [Mahomet] qui ont suivi, qui règlementent les rapports entre musulmans et non-musulmans. De ce fait, le concept de citoyenneté n’est pas une solution importée, mais une actualisation de la première pratique musulmane du pouvoir par le Prophète, en vigueur dans la première communauté musulmane organisée politiquement. Cette pratique ne comprenait aucune discrimination ou exclusion à l’encontre d’une quelconque fraction de la société de l’époque ; mais elle respectait la diversité religieuse, ethnique et sociale. Ces groupes différents constituent « une seule nation », si bien que les non-musulmans ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les musulmans.

            2 – Le respect de ce patrimoine commun exige la condamnation des pratiques qui lui sont opposées : mépris, marginalisation, oppression, meurtres, car ces actes sont désavoués par la charia islamique.

3 – La méconnaissance des notions de citoyenneté et de ses exigences entraîne l’utilisation dangereuse du terme « minorités », sous prétexte de confirmer les droits des membres des communautés ainsi qualifiées.

4 – Face à la progression des phénomènes de violence, d’intimidation, d’extrémisme, de persécution et de terrorisme et à la prétention de leurs auteurs à les justifier par la religion, les musulmans et chrétiens réunis à la Conférence déclarent que toutes les religions sont innocentes de ces actes. Présenter l’islam comme responsable de ces actes odieux commis par certains de ses adhérents revient à considérer toutes les religions d’être à l’origine du terrorisme. Ce qui donne par la suite occasion aux « fanatiques de la modernité » d’en finir avec les religions sous prétexte d’assurer la stabilité des sociétés.

Imprécisions, omissions, ambiguïtés

La référence à la « Constitution de Médine » mérite une clarification. Le statut de dhimma (cf. supra) qui en est résulté, codifié au XIème siècle par le juriste Mawardi, ne peut se comprendre que dans le cadre d’un rapport de forces favorable à l’islam (cf. A. Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2017, p. 96-110).

Si, pendant les débats, certains ont récusé la légitimité d’un « État religieux », le terme « laïcité » en a été absent. On lui a préféré « État de nature civile ». Favorable à ce concept, le cardinal libanais Béchara Boutros Raï, patriarche des maronites, « l’a situé entre “la théocratie musulmane”, marquée par la confusion du civil et du religieux, et “l’athéocratie” occidentale, marquée par leur divorce total » (L’Orient-Le Jour, 1er mars 2017). Son compatriote sunnite, le grand mufti Abdellatif Deriane, s’est contenté « de mentionner “la bonne et juste gouvernance” » (Ibid.).

« État de nature civile » est une formule de compromis, démontrait un intellectuel égyptien, Ahmed Loutfi, dans son analyse du document publié en 2011 par El-Azhar sur l’avenir de son pays (cf. supra). L’ambiguïté qui en résulte permet d’écarter la laïcité, notion dont les Orientaux se méfient parce qu’ils n’en comprennent pas le sens véritable alors qu’elle impose à l’État de garantir la liberté de conscience, d’expression et de pratique religieuse (El-Ahram, 29 juin-5 juillet 2011). Mais cette formule n’implique pas la neutralité religieuse de l’état-civil : chacun y reste défini par sa confession de naissance et doit donc se soumettre au droit propre de celle-ci en matière de statut personnel. En 2016, l’initiative de députés du groupe Support Egypt, proche de Sissi, tendant à supprimer la mention de la religion des papiers d’identité, a été rejetée par les opposants.

Un journaliste libanais a regretté que la déclaration finale ne mentionne pas l’individu, « sa dignité inaliénable parce que sacrée et ses droits fondamentaux », alors que ce sujet a fait l’objet de plusieurs communications et « suscité de nombreux débats riches et féconds ». « Une référence explicite à la Déclaration universelle des droits de l’homme et à l’Etat séculier ont manqué » (L’Orient-Le Jour, 10 mars 2017).

Rafic Greiche, prêtre melkite et porte-parole de l’Église catholique en Égypte, a regretté que, dans le discours d’ouverture de la Conférence, Tayyeb ait placé l’islam sur le même plan que le judaïsme et le christianisme en ce qui concerne la promotion du terrorisme et de la violence. Il en a tiré cette réflexion : « Bien qu’il existe la volonté au sein d’El-Azhar de trouver un discours plus flexible, il manque encore un terrain solide et le discours islamique reste à mon avis apologétique dans ses prises de distance du terrorisme. Cependant, de telles initiatives peuvent conduire à long terme à transformer certaines mentalités fondamentalistes, en promouvant la coexistence entre musulmans et chrétiens » (Oasis, 11 avril 2017).

Rafic Greiche

Peu après, El-Azhar a fait l’objet de critiques de la part d’hommes politiques et d’intellectuels égyptiens au sujet de ses programmes d’enseignement qu’ils accusaient « de contiguïté avec les idéologies aberrantes adoptées par le terrorisme djihadiste » (Agence Fides, 20 avril 2017). Le témoignage d’un étudiant d’El-Azhar a confirmé la validité de ces critiques : « J’ai été éduqué dans l’idée que les musulmans étaient supérieurs aux chrétiens. Certains enseignants m’ont appris que tuer un chrétien n’était pas un crime » (La Croix, 2 juin 2017).

Le patriarche Sidrak, satisfait de la bienveillance de Sissi envers les chrétiens (cf. supra), n’en exprime pas moins certaines déceptions : « Dans le domaine du travail par exemple, les chrétiens ne sont pas bien considérés. Un chrétien sera écarté des postes de directeur ou de responsable parce qu’il est chrétien. C’est très visible au sein de l’armée […]. C’est la mentalité qui doit changer ». Or, souligne-t-il, 40 % d’Égyptiens sont illettrés et parmi ceux qui ont la chance d’étudier, un peu plus de la moitié sont peu ou mal formés, en particulier tous les musulmans qui ont étudié à l’université d’El-Azhar. « La plupart d’entre eux ont l’idée bien ancrée en tête que l’autre, celui qui est différent, est inférieur. Leur religion est supérieure […]. Avec Sissi le changement se fait mais lentement » (Terre Sainte Magazine, juillet-août 2018).  

POUR CONCLURE

Les comptes rendus de la Conférence publiés dans les divers médias auxquels se réfère la présente PFV donnent l’impression que cette assemblée s’est d’abord penchée sur la situation dans l’espace arabe, le seul qui y soit explicitement mentionné, espace dont fait partie l’Égypte, alors qu’elle était convoquée pour examiner la situation dans l’ensemble du monde musulman et en vue d’une réforme structurelle de la doctrine islamique sur l’État et la citoyenneté.

            Depuis 2017, hormis quelques progrès repérables en certains lieux – en Égypte, ils résultent d’une claire volonté du président Sissi -, l’immobilisme perdure en ces domaines. Tel est le cas dans plusieurs États d’Afrique subsaharienne, du Soudan, du Maghreb, de la Turquie, du Levant et d’Asie centrale. Et l’on assiste à de redoutables reculs comme on le voit en Afghanistan désormais gouverné par l’un des régimes islamistes les plus fanatiques.

            El-Azhar persiste malgré tout à se voir reconnaître comme l’équivalent du Vatican dans l’Église catholique. Nous y reviendrons dans la prochaine PFV qui traitera des relations de l’institution égyptienne avec le Saint-Siège.

Annie LAURENT
Déléguée générale de CLARIFIER


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