9 janvier 2021
Après avoir défini les fonctions et les objectifs du Conseil national des imams (CNI) dont la création est exigée par le président de la République Emmanuel Macron, nous examinerons sa compatibilité avec les principes généraux sur lesquels repose l’organisation religieuse de l’islam.
I – MENACES SUR LE CONSEIL NATIONAL DES IMAMS (CNI)
L’élaboration du statut de cette institution, qui ne concerne que l’islam sunnite, ultra- majoritaire en France, a été confiée par le gouvernement au Conseil français du culte musulman (CFCM), qui rassemble neuf fédérations de mosquées. Leurs présidents seront membres du CNI dont la mission principale est d’élaborer « une procédure d’agrément des imams au niveau national en fonction de leurs connaissances religieuses, compétences pédagogiques et leurs qualités humaines ». L’esquisse présentée à E. Macron prévoit : la prise en charge de la formation et de la labellisation officielle des imams ; la prévention de la radicalisation de ces personnels religieux auxquels l’agrément pourra être retiré en cas de manquement à la « Charte des valeurs républicaines » en cours de rédaction ; l’énoncé de recommandations pour harmoniser les pratiques cultuelles sur l’ensemble du territoire national, favoriser la cohésion sociale et le respect du pluralisme. L’agrément du CNI concernera aussi des femmes chargées de l’enseignement religieux dans les lieux de culte musulmans.
Zizanies au sein du CFCM
D’abord annoncée comme ayant été adoptée à l’unanimité des membres du CFCM, la création du CNI s’est très vite heurtée à des oppositions internes et externes susceptibles de la compromettre.
Le 28 décembre 2020, Chems-Eddine Hafiz, avocat franco-algérien, recteur de la Grande Mosquée de Paris (GMP) liée à l’Algérie, et vice-président du CFCM, a annoncé le retrait de celle-ci des discussions concernant le CNI et la « Charte des valeurs républicaines » qui doit guider son action. Sa décision, qualifiée par lui d’« irrévocable », est justifiée ainsi : « La composante islamiste au sein du CFCM, notamment celle liée à des régimes étrangers hostiles à la France, a insidieusement bloqué les négociations en remettant en cause presque systématiquement certains passages importants ». Les mouvances islamistes visées par Hafiz sont : Musulmans de France (proches des Frères musulmans), Foi et Pratique (mouvement Tabligh) et Millî Görüs (liée à la Turquie), d’ailleurs désignées par E. Macron comme n’ayant « pas une vision républicaine » (cf. PFV n° 76).
Deux passages du projet seraient refusés par les islamistes. L’un concerne la reconnaissance du droit à la liberté de conscience. La future Charte exigerait de « ne pas qualifier l’apostasie de crime ni stigmatiser celles ou ceux qui renoncent à une religion ». L’autre désigne les courants de « l’islam politique » considérés comme incompatibles avec la République française : « Wahabisme, salafisme, doctrine des Frères musulmans et plus généralement toute mouvance locale, transnationale ou internationale qui vise à utiliser l’islam afin d’asseoir une doctrine politique ».
Le recteur de la GMP reproche aux islamistes d’avoir cherché à saper médiatiquement la mouture initiale de la Charte, en « faisant croire qu’elle avait pour ambition de toucher à la dignité des fidèles musulmans », ce qui, pour lui, « est un mensonge éhonté ». Or, ajoute-t-il, « en multipliant ces agissements irresponsables, ils sont en train de compromettre l’avenir de notre religion en France, de nos enfants et de l’unité nationale » (La Croix, 29 décembre 2020).
Mohamed Moussaoui, président du CFCM et fondateur de l’Union des Mosquées de France (UMF), d’obédience marocaine, a aussitôt nié que le texte d’origine aurait été remanié après sa validation par toutes les fédérations, donc par la GMP et les islamistes.
Contestations extérieures
Plusieurs imams ont en outre exprimé leur désaccord avec l’institutionnalisation de l’imamat ou bien la légitimité de la tutelle du CFCM sur le CNI, celui-ci ne devant être confié, selon eux, qu’à des imams et non aux fédérations de mosquées.
Commentant le retrait de la GMP, Azzedine Gaci, imam à Villeurbanne (Rhône), sans nier la nécessité d’un CNI, a déploré que les imams de France n’aient pas été consultés par le CFCM qui, d’après lui, « n’est pas le bon partenaire ». Il regrette lui aussi le rôle attribué à des fédérations qui dépendent de l’étranger. « Ceux qui nous parlent sans cesse de “l’islam de France” sont en fait les ambassadeurs de leurs pays d’origine ! ». Enfin, il vante l’indépendance de la grande majorité des mosquées de son département par rapport aux fédérations. Pour lui, il faut donc partir de l’échelle départementale avant d’organiser une structure nationale (La Croix, 30 décembre 2020).
Il convient de rappeler qu’une « Charte de l’imam », adoptée en 2017 par le CFCM demandant à tous les imams exerçant leurs fonctions sur le territoire national de l’accepter et de s’y conformer, a été aussitôt rejetée par plusieurs fédérations et personnalités musulmanes qui y ont vu une ingérence dans les affaires des mosquées (cf. PFV n° 49).
Aujourd’hui, d’autres personnalités musulmanes attirent l’attention sur l’entorse à la laïcité que représente l’intervention directe de l’Etat français dans la règlementation du statut des imams (cf. Fouad Bahri, fondateur du site Miziane.info, 23 novembre 2020 ; Asif Arif, avocat au Barreau de Paris, auteur d’une tribune publiée dans La Croix du 20 novembre 2020).
II – LES OBSTACLES STRUCTURELS
Pour comprendre les difficultés que rencontre la mise en place d’institutions nationales officielles adaptées au contexte français, il faut tenir compte des particularités propres à la gestion et à la compréhension de la religion musulmane.
Absence de hiérarchie et de Magistère
« Il manque à l’islam une hiérarchie ayant mission de veiller officiellement sur le dépôt de la révélation coranique » (Henri Lammens, L’Islam, croyances et institutions, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1943, p. 132).
De son vivant, Mahomet n’a institué aucune autorité investie du pouvoir d’interpréter à sa suite les textes sacrés et de délivrer des enseignements de nature magistérielle revêtus du sceau de l’authenticité, que ce soit en matière de dogme, de droit ou de discipline. L’islam, dans sa version sunnite, très largement majoritaire dans l’ensemble de l’Oumma (la Communauté mondiale des musulmans), méconnaît ainsi le principe d’une telle structure reconnue par les musulmans. Même El-Azhar, au Caire, souvent présentée comme l’organe religieux suprême du sunnisme, ne bénéficie pas d’une semblable autorité.
« Si l’islam voit dans le Coran, lu sous la lumière des traditions du Prophète, la source du dogme, il ne reconnaît à aucun de ses adeptes un pouvoir spécial pour l’interpréter » (Jacques Jomier, Pour connaître l’islam, Cerf, 2001, p. 59).
Les quatre premiers califes (littéralement : vicaire de l’envoyé d’Allah) de l’histoire musulmane (632-661) demeurent certes des références en ce domaine, d’où le titre de « bien guidés » qui leur est attribué, mais les suivants eurent à affronter des rivalités ou des concurrences, et même des oppositions violentes, dans certains de leurs choix doctrinaux.
La fonction califale, adjointe à celle du sultanat à partir de 1516 par l’empereur ottoman Selim 1er qui entendait réunir sous son pouvoir tous les peuples musulmans, n’a rien changé à la situation. En fait, « le calife était le chef politique de la communauté musulmane ; il n’avait aucun pouvoir religieux spécial » (Jomier, ibid.). Le Maroc échappe cependant à cette règle, son roi ayant hérité du titre de « commandeur des croyants ».
Depuis l’abolition du califat par Atatürk, en 1924, les tentatives de restauration, menées surtout par des Arabes, sont demeurées sans suite jusqu’à l’institution du Califat de « l’Etat islamique » (Daech) proclamé en 2014 par l’imam salafiste Aboubakr El-Baghdadi. Son existence a été éphémère : en 2017, il a perdu ses deux centres (Raqqa en Syrie, Mossoul en Irak) et en 2019 son chef a été assassiné. Même s’il conserve des adeptes, il ne peut pas prétendre à une réelle représentativité.
Oulémas et muftis
Face aux nombreuses contradictions ou difficultés de compréhension que comportent le Coran et la Sunna, des savants en science religieuse (oulémas) se sont très tôt imposés sur la base d’un propos attribué à Mahomet : « Les oulémas sont les héritiers des prophètes. A eux revient la mission de nouer et de dénouer » (cité par Lammens, op. cit., p. 125).
Dès le VIIème siècle, ils ont été agréés par divers régimes comme des consultants officiels sous le titre de mufti. Aujourd’hui, fonctionnaires nommés et rétribués par l’État, les muftis (parfois organisés en collège présidé par un grand-mufti) ont pour mission de délivrer des avis ou décrets juridico-religieux (fatwas) sur des problèmes pratiques auxquels le droit et la tradition n’apportent pas de solution précise ; ils peuvent aussi se prononcer sur des questions relatives à l’organisation politique. En 1976, Hussein Kouatly, adjoint du mufti de la République libanaise, alors que son pays s’enfonçait dans la guerre, rappelait ce principe. « La solution fondamentale c’est l’appel à l’instauration d’un pouvoir islamique au Liban. La laïcité [proposée par des partis chrétiens, NDLR] représente une façon de coincer les musulmans parce qu’elle signifie la séparation de la religion et de l’Etat alors que l’islam est un régime total, c’est-à-dire religion et Etat » (El-Safir, 18 septembre 1976). Les fatouas n’ont cependant pas de force exécutoire.
Consensus
L’islam connaît la règle du consensus (ijmâ) comme moyen de parvenir à des accords doctrinaux ou juridiques. Mais son efficacité se heurte à plusieurs obstacles.
Il existe quatre écoles juridiques autonomes fondées aux VIIIème et IXème siècles sur des philosophies de droit différentes, voire divergentes, qui se répartissent l’aire sunnite et sont toutes admises comme légitimes, mais leurs principes n’ont jamais été unifiés. Cf. sur ce sujet, A. Laurent, L’Islam, pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2017, p. 115-116.
« Chez les sunnites, l’ijmâ n’est pas, comme dans le christianisme, le résultat de réunions synodales et de décisions conciliaires. Ne pouvant s’appuyer que sur la doctrine d’une de ces écoles, les décisions prises en commun demeureraient sans valeur obligatoire pour les adhérents des autres écoles. Dans un même pays, les oulémas appartenant à une même école n’ont pas davantage pensé à délibérer en commun, personne ne pouvant revendiquer le privilège de l’ijtihâd (interprétation) absolu. » (Lammens, op. cit., p. 132-133).
Par ailleurs, ce qui fut admis autrefois par consensus ne peut être révisé et donner lieu à un autre consensus adapté aux besoins du monde actuel.
« L’islam vit sur le postulatum que le Coran et la Sunna (tradition mahométane) contiennent réponse à tout. A quoi bon se réunir et discuter, quand on possède le trésor du tafsîr (commentaire) orthodoxe et les décisions des grands imams qui ont tout prévu et discuté ? » (Ibid., p. 133).
« Il semble donc téméraire de vouloir envisager l’ijmâ comme un instrument éventuel de réformes à introduire dans la charia, en vue de l’adapter aux besoins du jour » (Ibid., p. 129).
Aujourd’hui, on assiste, via les moyens de communication modernes, à un développement anarchique de fatwas. Certaines sont délivrées par des muftis ou des imams autoproclamés ou membres de mouvements islamistes, ce qui engendre désordres et confusions.
Défaut d’unité
De ces disparités découlent l’absence d’unité organisationnelle et doctrinale. Dans l’islam, « il n’existe pas de curie ». « Le pluralisme implique l’absence d’une autorité centrale, d’une structure cléricale, d’un souverain pontife […]. Cette incurie n’est pas sans induire des difficultés réelles », reconnaît Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’Islam de France (Qantara, n° 107, printemps 2018, p. 33).
C’est pourquoi, souligne Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, « l’État ne peut pas inventer une Eglise qui n’existe pas » (Le Figaro, 15-16 décembre 2018).
Dans l’Eglise catholique, les évêques tirent leur légitimité de leur nomination directe par le pape. C’est donc à lui qu’ils en réfèrent, ceux qui sont aussi cardinaux étant en outre tenus à l’obéissance personnelle envers lui. Ce lien religieux avec le Saint-Siège n’implique aucune soumission politique, même lorsqu’il s’accompagne d’aides financières à des œuvres catholiques. Dans leurs pays respectifs, les évêques sont aussi tous membres de droit des Conférences épiscopales, instances de coordination qui respectent l’autorité de chacun d’eux au service de son diocèse et de ses prêtres. Celles-ci sont dotées d’un Conseil permanent élu par l’Assemblée plénière des évêques. Les gouvernements disposent ainsi d’interlocuteurs représentatifs.
Pour sa part, le CFCM, organisme composite imposé par l’Etat (cf. PFV n° 76), ne répond pas à ces critères, admet Tareq Oubrou, imam de la Grande mosquée de Bordeaux.
« L’urgence est de constituer en France une autorité religieuse instituée, composée d’imams à la fois docteurs et pasteurs. Le CFCM, qui s’occupe de l’administration du culte, remplit des fonctions administratives et non religieuses à proprement parler. Il faudrait donc créer une autorité religieuse, équivalente au rabbinat de France ou au Conseil des évêques de France » (Le Monde des religions, n° 93, janvier-février 2019, p. 93).
Oubrou est aussi l’un des responsables de l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF), fondée en 2019 par Hakim El-Karoui (cf. PFV n° 76). Dans son livre L’islam, une religion française (Gallimard, 2018), ce dernier préconise la désignation d’un « grand imam de France pour exprimer une doctrine musulmane compatible avec les valeurs républicaines » (p. 255).
Ces mesures suffiraient-elles à mettre un terme à l’éparpillement idéologique qui rend irréalisable l’unification des enseignements dispensés dans les instituts de formation et leur adaptation au contexte français que le Conseil national des imams est censé devoir garantir ? Pour Mohamed Louizi, ancien militant Frère musulman, la solution à tous les problèmes passe par « un islam libéré de l’islamisme » (cf. Plaidoyer pour un islam apolitique, Michalon, 2017).
Annie Laurent
Déléguée générale de CLARIFIER