Les révoltes qui secouent certains pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient depuis décembre 2010 ont eu pour thème mobilisateur des slogans qui se référaient aux valeurs des démocraties occidentales (droits de l’homme, liberté, égalité, citoyenneté). Elles ont été suivies d’élections. Ont-elles pour autant ouvert la voie à la démocratisation du monde arabo-musulman

 

[1]? Dans l’affirmative, la preuve serait donnée que, contrairement à une idée répandue, l’islam n’est pas incompatible avec la démocratie. Mais comment comprendre la victoire des partis islamistes [2]? En fait, recourir à une mécanique électorale n’implique pas automatiquement l’adoption de valeurs démocratiques. Le premier aspect [1] sera examiné ici et nous réserverons le second à une prochaine Petite Feuille Verte.

LA CONCEPTION ISLAMIQUE DE L’ETAT

Selon la doctrine islamique classique, un pays dont la population est entièrement ou majoritairement musulmane ne peut être gouverné que par un État qui se réfère à l’islam car un musulman convaincu ne peut pas, par principe, accepter de vivre sous une autre loi que la charia (la loi islamique, considérée comme révélée par Dieu). Pour garantir l’observance de cette exigence, les dirigeants d’un tel pays doivent être musulmans. Deux références scripturaires fondent cette conception.

« N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur insouciant envers Notre Rappel « de la vraie religion » » (Coran 18, 28).

« L’islam domine et ne saurait être dominé », sentence de Mahomet retenue dans la Sunna (Tradition).

Durant la deuxième période de sa vie publique, à Médine (622-632), Mahomet instaura le premier État musulman de l’histoire, à la tête duquel il exerça à la fois des fonctions religieuses et temporelles. Le prophète de l’islam étant décrit dans le Coran comme le « beau modèle » (33, 21) à qui il convient d’obéir comme à Dieu (8, 1), son exemple est normatif. L’Etat en Islam ne peut être que confessionnel.

Toute entorse à ces préceptes peut être considérée comme une infidélité à la religion et ne peut donc être que provisoire, comme l’a rappelé au Liban Hussein Kouatly, directeur général du sunnisme local, au début de la guerre survenue dans son pays en 1975.

 Le musulman au Liban, en principe, ne peut être qu’engagé par les obligations de l’islam dont fait partie la création de l’Etat islamique. Celle-ci peut toutefois être suspendue provisoirement en cas de contraintes extérieures (…). La solution fondamentale, c’est l’appel à l’instauration d’un pouvoir islamique au Liban » (*).

Dans un tel État, il n’y a pas ou très peu de place pour un ressortissant non musulman, en pratique juif ou chrétien, car tout adepte d’une religion « païenne » (bouddhisme, hindouisme, etc.) n’est pas reconnu dans son identité religieuse (celle-ci est en effet mentionnée sur les registres d’état civil). Seuls les musulmans bénéficient en plénitude des droits attachés à la nationalité.

La forme du régime

La confessionnalité de l’Etat ne se confond cependant pas avec une forme particulière de régime. Aujourd’hui, les pays islamiques sont soit des dictatures, soit des monarchies, soit des républiques.

 

L’ISLAM REJETTE LA LAÏCITÉ

La laïcité est un concept totalement étranger à l’islam. Même si le Coran ne se prononce pas à son sujet, il inspire un système politico-religieux qui se présente comme un tout (une foi et une loi) et identifie totalement les sphères religieuse et civile.

Beaucoup de musulmans voient donc dans la laïcité une forme déguisée d’athéisme. Elle équivaut, croient-ils, au rejet de Dieu de la Cité et à la négation de la religion.

 La laïcité représente une façon de coincer (sic) les musulmans parce qu’elle signifie la séparation de la religion et de l’Etat alors que l’islam est un régime total, c’est-à-dire religion et Etat », écrivait aussi Hussein Kouatly (*).

Avant les révolutions en cours, certains régimes arabes (Tunisie et Egypte notamment) étaient présentés en Occident comme laïques pour la simple raison qu’ils muselaient l’islamisme. Pourtant, leurs Constitutions érigeaient l’islam en religion d’Etat.

Dans la plupart des pays musulmans, l’islam est considéré comme la religion du peuple, si bien qu’il est impossible à un citoyen d’annoncer un changement de religion, sauf à vivre sa nouvelle identité dans la clandestinité et la crainte de représailles.

L’exception libanaise

Le Liban est le seul État de la Ligue arabe (22 membres) dont l’identité et les institutions ne sont pas monopolisées par l’islam. Sa démocratie n’est pourtant pas laïque mais confessionnelle : elle assure, selon une répartition fixe, la participation aux affaires publiques des dix-huit communautés reconnues par sa Constitution. Il n’y a donc pas de citoyens inférieurs aux autres et pas de risque de dictature. Et c’est pour garantir le maintien de cette exception protectrice de toutes les libertés que la présidence de la république est réservée à un chrétien maronite et que le Parlement est réparti par moitié entre élus chrétiens et musulmans alors même que la majorité de la population est désormais musulmane.

 

LA DÉMOCRATIE AU SERVICE DE L’ISLAMISME

La pratique démocratique ne semble cependant pas absente du fonctionnement des États musulmans dont certains (Tunisie, Égypte, Irak, etc.) acceptent même le multipartisme. En outre la plupart d’entre eux se sont dotés d’institutions modernes calquées sur les modèles occidentaux (Parlement, contrôle constitutionnel, conseil des ministres, partis politiques, élections).

Mais, alors qu’en Occident cette pratique suppose l’alternance entre des majorités et des minorités porteuses de programmes laïques, dans les pays islamiques la loi du nombre profite aux idéologies religieuses. On comprend alors que, dans le contexte du réveil religieux actuel, les élections post-révolutionnaires aient donné la victoire aux partis islamistes, ceux-ci étant les mieux organisés, les plus présents sur le terrain et donc les plus crédibles. Les salafistes eux-mêmes, qui incarnent l’islam le plus radical, quoique hostiles à tout emprunt à des traditions non musulmanes, ont joué le jeu démocratique, sachant que leur participation aux affaires publiques constituait un moyen efficace d’imposer leur idéologie.

C’est aussi en vertu d’un processus électoral et, non d’un coup de force, que le Parti de la Justice et du Développement (AKP) de Recep Tayyep Erdogan, est parvenu au pouvoir à Ankara, ce qui lui permet de mener à bien son programme de réislamisation forcée de la société turque.

Par son enthousiasme précipité, l’Europe commet l’erreur de confondre démocratie et laïcité au moment où les peuples de culture musulmane s’accrochent à leur identité religieuse.

Annie Laurent

(*) Cité in A. Laurent et A. Basbous, Guerres secrètes au Liban, Gallimard, 1987, p. 40-41.


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