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LE MARASME DE L’ISLAM

 

« Il y a soixante ans, lorsque nous avons commencé notre carrière d’orientalistes, nous pensions avoir mal choisi notre discipline : l’islam avait entamé un déclin que nous jugions alors irréversible et nous étions persuadés qu’il n’intéresserait bientôt plus personne ».

En nous livrant l’an passé cette confidence, Dominique et Janine Sourdel, auteurs d’un Dictionnaire historique de l’islam (1), reconnaissaient s’être trompés. Non seulement l’islam ne s’est pas éteint mais, depuis les années 1960, il est animé d’une impressionnante vitalité, laquelle s’est encore accrue après les attentats du 11 septembre 2001. L’islam n’a jamais autant fait parler de lui qu’aujourd’hui.

Ce renouveau se manifeste d’abord au plan démographique.

Ainsi, en près de cent ans, de 1900 à 1987, la population musulmane est passée de 200 102 000 membres à 1 200 653 000. L’islam est désormais présent sur tous les continents, il se conjugue avec toutes sortes de cultures, si bien qu’il n’est plus possible de le confondre avec l’arabité des origines.

Actuellement, moins d’un quart des musulmans dans le monde sont d’ascendance ou de souche arabe. Cependant, grâce aux revenus du pétrole, investis dans le financement de mosquées, écoles et centres culturels, l’influence de l’islam arabe, auréolé de surcroît du prestige que lui confère le choix de Dieu pour sa terre et sa langue, se développe dans des sociétés habituées à un islam mélangé de coutumes anciennes.

L’islam se propage aussi par la séduction

en particulier dans les sociétés occidentales sécularisées ou en perte de repères, à tel point qu’il serait maintenant « tendance », notamment chez les jeunes Européens, même catholiques, de se faire musulman. Le retour à une pratique religieuse assidue et ostensible (tenues vestimentaires, prière, jeûne du Ramadan, pèlerinage à La Mecque, interdits alimentaires) souligne également ce réveil.

En outre, partout où il s’installe, l’islam s’affirme avec force, réclamant en tous lieux – et obtenant de plus en plus – pour ses fidèles le respect de sa loi et de ses traditions, fussent-elles incompatibles avec celles des pays d’accueil sur des aspects sensibles comme la mixité entre adultes. Bref, l’islam occupe à présent une position dominante sur la scène mondiale.

Le plus étonnant est qu’il prospère surtout dans sa version islamiste (cf. encadré p. ) qui semble dotée d’une force d’attraction irrésistible. C’est cet islam-là qu’ont choisi ces derniers mois les électeurs des pays arabes touchés par les révolutions ; c’est lui aussi qui attire de nombreux convertis européens que l’on retrouve parfois sur les sentiers du djihad. Après une longue période de léthargie, le monde musulman contemporain aurait-il retrouvé la conviction qui habitait les armées islamiques du VIIème siècle lorsqu’elles effectuèrent leurs premières conquêtes hors d’Arabie, à savoir le triomphe inéluctable de l’islam, garanti par le Dieu du Coran (9, 33) ?

Cependant, malgré ses succès, cet élan multiforme ne doit pas occulter une réalité peu brillante.

En effet, les sociétés qui se réclament de l’islam sont dans un piètre état

comme le montre Claude Sicard, consultant auprès d’organisations internationales, dans un ouvrage pertinent, L’islam au risque de la démocratie (2).

Ainsi, un rapport de 2006 du Programme des Nations-Unies pour le Développement, résultat d’une enquête confiée à des experts arabes pour garantir son impartialité, présentait un bilan très négatif : analphabétisme, indigence culturelle et économique, chômage massif des jeunes, partis uniques, népotisme, corruptions, violations des droits de l’homme, aliénation des femmes, atteintes aux libertés publiques, censures, etc., autant d’indices qui montrent le retard des pays musulmans par rapport à l’Occident et à l’Asie non musulmane, la palme, si l’on peut dire, en revenant aux Etats arabes. Ceux-ci disposent pourtant de ressources énergétiques considérables qui pourraient utilement servir au développement de leurs peuples. Mais, incapables d’anticiper l’avenir, non créatifs, ils s’enfoncent dans un marasme stérile. Ces situations ne sont pas pour rien dans les révoltes qui secouent l’Afrique du Nord et une partie du Proche-Orient depuis décembre 2010.

L’Oumma

« Mal dans sa peau », humiliée, frustrée, l’Oumma (communauté des musulmans) se refuse pourtant à pratiquer l’auto-critique. Comment le pourrait-elle dès lors que Dieu lui assure qu’elle est « la meilleure des communautés suscitées parmi les hommes » (3, 110) ?

Réfugiée dans une attitude de victimisation, elle se contente de rendre « les autres » (les anciennes puissances coloniales, Israël, l’impérialisme américain, les infidèles, etc.) responsables de ses propres maux, ce qui appelle une réaction. Celle-ci passe par une réaffirmation identitaire, qui se manifeste par un attachement renouvelé aux croyances et traditions islamiques mais aussi par l’agressivité.

Le recours à la violence est d’autant plus justifié qu’il se fonde sur des ordres divins contenus dans le Coran. Les verbes « tuer » et « combattre » (quelqu’un) s’y trouvent respectivement soixante-douze fois et cinquante et une fois, dont dix et douze à l’impératif. Il faut y ajouter toutes les autres formes de violences, telles que les atteintes aux libertés, notamment en matière religieuse, également légitimées par le Coran.

L’islam est donc mêlé à la plupart des conflits qui agitent la planète, y compris dans les lieux a priori les plus inattendus comme la Chine, la Thaïlande, le Kenya ou la Suède.

La violence

ne se manifeste pas seulement en dehors de l’Oumma, dans les territoires qualifiés, selon une doctrine classique jamais abolie, de Dar-el-Harb (Maison de la Guerre), c’est-à-dire ceux qui ne sont pas encore soumis au Dieu du Coran et à sa Loi. Elle éclate aussi au sein même du Dar-el-Islam (Maison de l’Islam), là où, en principe, devraient régner la paix et la concorde.

La révolution iranienne de 1979 a réveillé le vieil antagonisme entre sunnites et chiites, qui se disputent la légitimité de la direction de l’Oumma. Cette haine n’épargne pas les minorités hétérodoxes issues du chiisme, comme les alaouites en Syrie, et encore moins les ressortissants chrétiens des pays concernés (Egypte, Irak, Pakistan, Nigéria, etc.) perçus comme les complices de l’Occident « chrétien ».

Le terrorisme

est par ailleurs dirigé par les musulmans partisans d’un islam rigoriste contre les adeptes d’une religiosité teintée de superstitions ou du soufisme (Egypte, Mali). Il vise enfin les promoteurs d’une modernisation de la pensée islamique, option considérée comme trahissant l’islam. Ce recours si fréquent à la violence, même s’il peut être justifié au nom d’impératifs divins, n’est-il pas le symptôme d’une crise existentielle, peut-être la plus aiguë des quatorze siècles de l’histoire musulmane ?

Les causes du blocage

Moins conjoncturelles que structurelles, les causes du blocage actuel sont inhérentes au système politico-religieux et à l’anthropologie façonnés par l’islam à travers ses deux références principales, le Coran et la Tradition mahométane (la Sunna).

Dans le premier, Dieu, seul auteur du Coran, dicte aux hommes ce qu’ils doivent croire et faire à tous les instants de leur vie pour bénéficier de la récompense suprême dans l’Au-delà. Il prescrit et organise tout : credo, culte, vie sociale, ordre public, droit pénal, mariage, rapports avec les non musulmans, guerre et paix, etc., d’où le mélange entre le profane et le sacré qui caractérise le comportement des musulmans. L’homme n’est pas considéré comme une personne autonome mais conditionné par les décrets divins. Il vit constamment sous le regard de Dieu, non un regard d’amour mais de surveillance.

Le monothéisme islamique

est un monothéisme abstrait dans lequel Dieu ne se révèle pas, imposant seulement le dogme de son « unicité » (tawhîd) qui s’oppose à l’Uni-Trinité du monothéisme chrétien. C’est pourquoi en islam, s’il y a une science de la religion, en revanche, il n’y a pas de théologie : on ne scrute pas le mystère d’un Dieu « inconnaissable », la notion de mystère étant d’ailleurs absente de la vision coranique. L’homme n’étant pas créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, il n’est pas question pour lui de rechercher la perfection et la sainteté, car cela reviendrait à vouloir se hisser au niveau du Tout-Puissant.

Il est appelé à se soumettre à Dieu et non à l’aimer (« islam » signifie « soumission »). Simple « intendant » de Dieu, il ne coopère pas avec le Créateur pour « féconder la terre », toutes les découvertes scientifiques étant réputées avoir été prévues par le Coran, d’où l’absence de créativité qui prend des allures dramatiques dans un monde caractérisé par une accélération sans précédent du progrès technique.

Livre incréé,  «inimitable », selon ce qu’il dit de lui-même (2, 23), dicté en « langue arabe claire » (12, 1) et immuable car il est l’ultime Parole de Dieu, préservée de « toute altération » (5, 48) – contrairement aux Ecritures « célestes » antérieures, Torah et Evangile – et communiquée à l’humanité par un envoyé, Mahomet, « sceau des prophètes » (33, 40), dont l’analphabétisme supposé garantit l’origine et l’intégrité, le Coran échappe à toute analyse critique.

Lui appliquer un traitement exégétique comparable à celui qui est admis par l’Eglise pour la Bible et qui implique la recherche de sources humaines, historiques ou littéraires à travers l’archéologie, la philosophie ou la linguistique (comment analyser « la » langue divine ?) paraît impossible en l’état actuel, aucune autorité ne voulant prendre le risque d’ouvrir un chantier aussi « impie ».

Cette position a été réaffirmée récemment par Ahme d El-Tayyeb, le grand imam d’El-Azhar, institution égyptienne qui jouit d’un large rayonnement dans le monde sunnite.« La lecture historique ne peut s’accorder à l’esprit du Coran qui est un texte divin, absolu, valable pour tous les temps et tous les lieux. C’est ce qu’on appelle le miracle inimitable du Coran » (3). Le livre saint de l’islam est pourtant loin d’être clair : tous les sujets s’entremêlent, et se contredisent parfois, dans des sourates et versets dont le classement n’a pas retenu l’ordre thématique ou chronologique.

Le Coran

Par ailleurs, exception faite du dogme, le Coran est complété par les hadîths, récits des faits, gestes et propos, voire silences, attribués à Mahomet en telles ou telles circonstances, l’ensemble constituant la Sunna.

Qualifié par le Coran de « beau modèle » (33,21) à qui il convient d’obéir comme à Dieu (4, 80), Mahomet est au centre de l’humanisme musulman. Malgré une vie moralement peu édifiante du point de vue chrétien, il n’est pas permis de porter atteinte à sa réputation dans la mesure où tout ce qu’il a accompli, y compris la guerre offensive, est justifié par la cause de l’islam. Cela explique les lois contre le blasphème en vigueur dans certains pays où elles sont même appliquées à des non-musulmans comme au Pakistan (cf. le cas d’Asia Bibi).

Enchaîné à son identité native, subjugué par la musicalité de l’arabe coranique, obsédé par les contraintes du licite et de l’illicite (halal, haram), pris en charge par une Oumma qui, tout en l’entourant et le rassurant, le prive de liberté et de son corollaire, la responsabilité, le musulman est enveloppé dans un système clos.

Les causes de la crise

Telles sont les causes profondes de la crise du monde musulman, diagnostiquée avec perspicacité par l’un de ses intellectuels, Abdelwahab Meddeb, Français d’origine tunisienne, dans son essai La maladie de l’Islam (4).

D’après lui, le seul moyen pour l’islam de sortir de sa stagnation est de briser le tabou du Coran incréé comme préalable à un examen libre et raisonné. Il invite à cet effet les musulmans à s’inspirer du courant de pensée moutazilite (du mot arabe motazil = « celui qui se met à part ») qui vit le jour à Bagdad au IXème siècle autour de l’idée selon laquelle « le Coran ne porte pas la parole divine en son ancienneté prééternelle ; il est contingent, créé dans une langue humaine, quand bien même serait-il inspiré par Dieu ». Pour Meddeb, reconnaître le « Coran créé » présenterait l’avantage de libérer l’approche de la loi révélée qui n’aurait alors plus l’éternité pour elle et serait affranchie de la fixité qui la fige (5).

Mais l’islam survivrait-il à une telle révolution ?

Là réside sans doute la raison pour laquelle aucune réforme d’envergure n’a jamais été menée à son terme dans le monde musulman.

 

Annie Laurent

 

(1) PUF, 1996, 1010 p.

(2) F.-X. de Guibert, 2011, p. 129-141.

(3) Le Temps (Genève), 22 janvier 2011.

(4) Seuil, 2002.

(5) A. Meddeb, Sortir de la malédiction. L’Islam entre civilisation et barbarie, Seuil, 2008, p. 17-19.