Article paru dans La Nef n° 281, mai 2016
Du 28 mars au 2 avril dernier
une délégation française conduite par Mgr Dominique Rey, l’évêque de Fréjus-Toulon, a effectué un pèlerinage en Syrie pour aller soutenir les chrétiens si éprouvés de ce malheureux pays. L’organisation logistique de ce voyage avait été confiée à la jeune association SOS Chrétiens d’Orient très active sur le terrain (cf. encadré). Grâce à elle, nous avons obtenu des autorités syriennes toutes les facilités pour circuler sans problèmes, bien entendu dans des secteurs sous contrôle de l’armée nationale.
Ce déplacement
s’inscrivait dans le cadre du jumelage conclu entre le diocèse varois et l’éparchie grecque-catholique de Homs, dont le titulaire est Mgr Jean-Abdo Arbach. Notre groupe, composé de 45 personnes, parmi lesquelles le prince Jean d’Orléans, duc de Vendôme, et un bon nombre de jeunes professionnels et étudiants, a commencé son périple par le centre historique de Damas, où sont concentrés les principaux édifices chrétiens de la capitale.
Au programme:
une halte très recueillie à la maison d’Ananie, cet évêque que Dieu mandata pour baptiser Saul, le persécuteur des chrétiens appelé à devenir « l’apôtre des nations » ; et une visite de la grande Mosquée des Omeyyades, ancienne basilique byzantine qui abrite le tombeau de saint Jean-Baptiste.
Les étapes suivantes nous ont conduits dans le Qalamoun, région bornée par la chaîne de l’Anti-Liban qui sert de frontière avec le pays du Cèdre, puis à Homs (troisième ville du pays), située sur l’axe stratégique Damas-Alep, ensuite dans la « Vallée des chrétiens » dominée par le mythique Krak des Chevaliers, la plus imposante forteresse édifiée par les Croisés au XIIIème siècle. Nous avons terminé notre circuit à Maaloula (l’une des trois localités où l’on parle l’araméen, la langue du Christ) et au sanctuaire marial de Sednaya.
Yabroud, Qussaïr et Rableh (Qalamoun) ont été pendant des mois le théâtre d’affrontements entre l’armée nationale et les djihadistes de diverses obédiences, y compris Daech, qui a occupé les lieux de 2012 à 2014, prélevant sur les chrétiens la djizya (l’impôt prévu par le Coran pour les dhimmis). Secondée par le Hezbollah libanais, l’armée a pu reprendre ces trois villes, mais elles sont terriblement sinistrées, ce qui est aussi le cas de Homs et de Maaloula, toutes deux libérées au printemps 2014. Avant la crise, il y avait 125 000 chrétiens à Homs, une vingtaine sont restés, 5 à 6 000 sont revenus.
Au chapitre des destructions,
le plus frappant est le sort réservé aux églises et aux monastères. Les deux cathédrales de Homs (grecque-catholique et syriaque-catholique) et celle de Yabroud (grecque-catholique) sont dans un état pitoyable : coupoles et toitures perforées par les obus, iconostases et autels brûlés, icônes et fresques aux yeux perforés par les balles des djihadistes. Les messes célébrées dans ces demi-ruines, en présence de chrétiens locaux, ont revêtu pour nous une intensité bien particulière. Depuis 2011, 150 églises ont été détruites dans toute la Syrie. Mais la reconstruction commence partout où les djihadistes se retirent.
Sa Béatitude Grégoire III Laham, patriarche grec-catholique d’Antioche et de tout l’Orient, de Jérusalem et d’Alexandrie, dont le siège se trouve à Damas, nous a présenté l’action du Comité qu’il a instauré pour venir en aide à ceux qui ont tout perdu à cause de la guerre et soigner les blessures du cœur et de l’âme. Cette mission, confiée aux religieuses du Bon Pasteur, agit en coordination avec Caritas-Syrie. Débordant d’énergie malgré ses 84 ans, le patriarche projette l’édification à Damas d’une nouvelle église qui sera dédiée à saint Paul.
Les relations islamo-chrétiennes
ont occupé une partie de nos entretiens avec Grégoire III. « Identité et ouverture », telle est la ligne de conduite résumée par notre hôte.
Au début de chaque réunion où il y a des musulmans, je fais le signe de la croix »,
nous a-t-il précisé. Puis, il nous a suppliés :
Aidez-nous à rester ici mais pas en ghetto ».
Au Proche-Orient, les hiérarchies chrétiennes refusent en effet pour leurs communautés une existence séparée de leurs compatriotes d’autres religions, certains que ces derniers ont besoin de la lumière de l’Evangile. Dans cette logique, Grégoire III récuse l’insistance des dirigeants israéliens à voir leur pays reconnu comme « un Etat juif », prélude possible à l’émergence « d’Etats chrétiens ». Cette position est partagée par Mgr Samir Nassar, l’archevêque maronite de Damas, qui nous a reçus dans sa résidence. Pour lui,
l’alliance des minorités est une option suicidaire. Il faut trouver les moyens de vivre en paix avec les musulmans ».
A Maaloula, le Père Toufic Eid, curé du village, nous a tenu des propos semblables.
En tant que chrétiens, on ne peut pas refuser de vivre avec l’autre, mais on sait qu’il y a un prix à payer, des conséquences qui peuvent être douloureuses. Il faut éviter les compromis sur la foi et témoigner la vérité ».
De ce « prix à payer »,
hier comme aujourd’hui, nous avons pu prendre conscience. Dans sa cathédrale, Mgr Nassar nous a conduits devant la tombe des trois bienheureux frères Massabki, martyrisés avec huit franciscains lors des massacres de masse commis en 1860 contre les chrétiens du Mont-Liban et de Damas. Leur nom a été attribué à une chapelle récemment aménagée dans l’un des faubourgs de la capitale pour les maronites qui ne peuvent se rendre à la cathédrale à cause du danger. A Homs, dans le jardin du couvent des jésuites, nous avons prié sur la tombe du Père Frans van der Lugt. Ce prêtre néerlandais était resté dans la ville malgré les dangers. Il a été assassiné par des rebelles le 7 avril 2014. Nous avons entendu l’hommage bouleversant d’une chrétienne qui le connaissait bien.
Maaloula aussi a ses martyrs.
Lors de l’attaque par les djihadistes, en septembre 2013 – avec la complicité de musulmans du village, selon le Père Eid -, plusieurs chrétiens ont donné leur vie pour le Christ. Le curé nous a conduits dans une modeste demeure encastrée dans le rocher, où vivent Lawandios Taalab et sa fille Antoinette. Le frère de cette dernière, Antoine (36 ans), est mort le 7 septembre pour avoir refusé de renier la foi, attitude dont elle a été le témoin auditif. Derrière la porte où elle s’était cachée à l’arrivée des assaillants, elle a entendu Antoine répondre aux djihadistes qui le sommaient de se faire musulman :
Je suis né chrétien, je le resterai ».
Son cousin Michael (53 ans) et le neveu de ce dernier, Sarkis Zakhm (22 ans), eux aussi présents devant la maison, ont été tués dans les mêmes circonstances. Ce jour-là, six autres jeunes hommes ont été enlevés et on est sans nouvelles d’eux. Depuis la libération de Maaloula, la sécurité est en partie assurée par une brigade locale, qui reçoit ses armes et ses munitions du gouvernement, ses membres conjuguant la surveillance et leurs activités professionnelles. Parmi les habitants qui avaient fui cette bourgade de 6 000 âmes, 45 % des chrétiens sont revenus. Le village est en outre interdit d’accès aux musulmans venus d’ailleurs.
« La confiance sera difficile à restaurer »,
nous a avoué le Père Eid, qui œuvre cependant pour le pardon et la réconciliation. Beaucoup de musulmans refusent d’ailleurs le fanatisme des rebelles ; certains d’entre eux se rendent volontiers dans les sanctuaires chrétiens, comme celui de Sednaya, notamment lors des fêtes du 15 août et du 8 septembre, nous a confié Mère Fevronia, supérieure des 36 moniales orthodoxes qui vivent en ce lieu où l’on vénère une icône dont la réalisation est attribuée à saint Luc. A cause de son insigne valeur, cette œuvre ne sort jamais de sa niche toujours fermée où elle est soigneusement gardée, ce qui ne l’empêche pas d’attirer un grand nombre de pèlerins. Selon Mère Fevronia, alors que les djihadistes frappaient le sanctuaire à coups d’obus, la Vierge Marie s’est manifestée les bras étendus soulevant un cercle de feu qu’elle a fait remonter vers le Ciel. Et les lieux furent épargnés. Lors de notre passage, l’église était pleine de fidèles en prière. Pour sa part, Grégoire III nous a parlé d’une mosquée appelée Notre-Dame de la Vierge Marie, bâtie à Tartous en 2015 par un musulman, cadre dans une société maritime.
Partout, nos interlocuteurs ont montré une force d’âme, un courage et une vitalité vraiment étonnants et sans doute inattendus pour beaucoup d’entre nous. Comment oublier cette classe de l’école patriarcale grecque-catholique de Damas où les jeunes élèves, tous en uniforme, ont interprété pour nous des chants en français ayant pour thème le désir de paix ? A plusieurs reprises, il nous a été dit :
Je suis confiant pour la Syrie, j’ai peur pour l’Europe ».
Ce à quoi Mgr Rey a répondu :
Nous venons puiser ici l’espérance dont nous avons besoin. Nos amis syriens peuvent nous aider à ne pas céder à la résignation et à la peur ».
Après ce voyage, on se dit qu’en rompant toutes relations avec Damas la France a vraiment trahi son histoire et manqué à ses responsabilités, et que l’un des moyens de racheter cette faute majeure est de se rendre dans ce beau pays de Syrie, berceau du christianisme comme ont tenu à nous le rappeler tous nos interlocuteurs.
Annie Laurent