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PFV n°29

Lorsqu’ils parlent de l’Islam, les musulmans emploient souvent l’expression « religion de tolérance ». Mais ce mot de « tolérance » présente bien des ambiguïtés.

Il convient donc de s’interroger sur le sens précis que l’Islam donne au concept qu’il exprime, en particulier lorsque la tolérance concerne les citoyens non musulmans d’un Etat gouverné selon les règles de la charia (loi islamique), citoyens auxquels s’applique un statut spécial de sujétion, appelé dhimmitude. Depuis qu’ils se sont emparés de vastes territoires en Irak et en Syrie, où ils ont créé un califat, les djihadistes de l’Etat islamique l’imposent aux rares chrétiens qui sont demeurés chez eux, notamment à Mossoul et à Raqqa.

La présente Petite Feuille Verte complète ainsi les deux précédentes qui traitaient du thème « Les chrétiens vus par le Coran » (n° 27 et 28).



 

La Dhimmitude

 

 I – L’ISLAM ET L’ÉTAT

Selon sa doctrine classique, l’Islam se définit comme un tout : religion, société, Etat. Cette triple dimension lui est fondamentale. C’est pourquoi la notion de laïcité est étrangère au droit public musulman et l’Etat ne peut en principe être que confessionnel. Donc, dans un pays où la majorité de la population est musulmane, l’Islam doit être reconnu comme religion officielle. Cela repose sur un hadîth (récit) qui rapporte ce propos attribué à Mahomet : « L’Islam domine et ne saurait être dominé ».

Dans un tel Etat, les ressortissants non musulmans ne peuvent prétendre à l’égalité citoyenne avec leurs compatriotes mahométans. Deux versets coraniques fondent cette inégalité.

«  C’est Lui [Dieu] qui a envoyé son Prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre religion » (9, 33).

«  Vous [les musulmans] êtes la meilleure des communautés suscitées parmi les hommes : vous ordonnez ce qui est convenable, vous interdisez ce qui est blâmable » (3, 110).

Il en résulte que là où l’Islam gouverne, seuls les musulmans ont la plénitude des attributs (droits et devoirs) attachés à la nationalité. Toute autre solution ne peut être que provisoire. Telle fut la position officielle adoptée par l’Islam sunnite au Liban au début de la guerre qui a frappé le pays du Cèdre à partir de 1975. Cette doctrine a été exposée dans un journal beyrouthin par Hussein Kouatly, directeur général de Dar-el-Fatwa (siège du mufti de la République libanaise).

« Le musulman au Liban, en principe, ne peut être qu’engagé par les obligations de l’islam dont fait partie la création de l’Etat islamique. (…) La solution fondamentale c’est l’appel à l’instauration d’un pouvoir islamique au Liban. La laïcité représente une façon de coincer (sic) les musulmans parce qu’elle signifie la séparation de la religion et de l’Etat alors que l’islam est un régime total, c’est-à-dire religion et Etat »(El-Safir, 18 septembre 1976, cité par Annie Laurent et Antoine Basbous, Guerres secrètes au Liban, Gallimard, 1987, p. 40-41).

II – LES NON-MUSULMANS DANS UN ÉTAT ISLAMIQUE

Parmi les ressortissants non musulmans, on distingue deux catégories.

 1°/ Les « sans religion » ou païens.

Il s’agit des ressortissants qui n’adhèrent à aucun des trois monothéismes, autrement dit les adeptes de religions païennes (hindouisme, bouddhisme, sikhisme, animisme, yézidisme, bahaïsme, etc.). Ces personnes ne bénéficient d’aucune reconnaissance légale et d’aucun droit dans les pays régis par l’Islam. Autrefois, elles étaient sommées de se convertir à l’islam, de quitter leur pays ou de subir la mort. Cette pratique a été réactualisée envers les yézidis irakiens par le califat de l’Etat islamique (EI) dès qu’il s’est emparé de Mossoul et de la plaine de Ninive, en 2014.

Ceux qui, parmi les musulmans de naissance, font profession d’athéisme ne peuvent prétendre être « sans religion », tout être humain ayant une identité religieuse du point de vue islamique. Ainsi, un musulman qui ne croit pas en Dieu reste inscrit « musulman » à l’état civil ; comme tel, il doit se soumettre à la charia et ne peut en principe s’abstenir des obligations du culte islamique.

 

2°/ Les « gens du Livre ».

Aux yeux du Coran, il s’agit essentiellement des juifs et des chrétiens (cf. PFV n° 28) mais aussi des sabéens et des zoroastriens. Ceux-ci relèvent d’un statut spécial, la dhimmitude, néologisme forgé à partir du mot arabe dhimma = protection).

A noter que dans certains Etats comme l’Arabie-Séoudite, la dhimmitude ne s’applique pas puisque dans ce pays la citoyenneté se confond obligatoirement avec l’appartenance à la religion islamique, en vertu d’une recommandation faite par Mahomet : « Deux religions ne doivent pas coexister dans la Péninsule arabique » (rapportée par Boukhari).

D’autres Etats font de l’identité islamique le critère obligatoire ou déterminant de la citoyenneté. Deux exemples : le Maroc (excepté pour la résiduelle communauté juive) et la Turquie (seuls les ressortissants conjuguant ethnie turque et confession sunnite sont des citoyens à part entière).

 III – DÉFINITION DE LA DHIMMITUDE

La dhimmitude est un concept juridique. Elle est définie comme un contrat par lequel l’Oumma (la nation de l’Islam) accorde l’hospitalité aux dhimmis, à condition que ceux-ci respectent la domination de l’Islam et se soumettent à des obligations spécifiques. En contrepartie de leur « protection », les dhimmis sont assujettis à certaines servitudes qui marquent leur infériorité par rapport aux « vrais croyants » que sont les musulmans.

Il s’agit en fait d’un contrat léonin puisqu’il ne résulte pas d’un accord librement négocié entre parties égales mais qu’il est imposé par la partie la plus forte à la plus faible qui est obligée d’y consentir. C’est au regard d’une situation de vainqueur et de vaincu que la dhimmitude a été conçue. On en trouve le fondement dans le Coran : « Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient directement le tribut après s’être humiliés » (9, 29).

Ce tribut est une taxe spéciale, appelée djizya, qui est exigée des hommes et s’ajoute aux autres impôts versés à l’Etat. C’est le prix que paient les juifs et les chrétiens pour obtenir la vie sauve, le droit de séjourner en terre d’Islam, de demeurer dans l’infidélité et de bénéficier de la « protection » de l’Etat.

La dhimmitude est aussi un instrument d’humiliation destiné à faire sentir aux juifs et aux chrétiens la bassesse de leur condition en vue de les amener à embrasser l’Islam. Elle constitue d’ailleurs un moyen autant sinon plus efficace que le djihad guerrier.

Le mot « tolérance » utilisé par les musulmans pour qualifier la dhimmitude n’implique donc pas un rapport d’égalité et de respect mais une attitude de supériorité, de condescendance et de méfiance.

 IV – LE CONTENU DE LA DHIMMITUDE

La dhimmitude concerne tous les domaines de l’existence : l’exercice du culte, la participation à la politique et la place dans la société.

Les historiens ont retenu comme première élaboration formelle de la dhimmitude la « charte d’Omar » du nom du deuxième calife (634-644). Au XIème siècle, un jurisconsulte mésopotamien, Aboul-Hassan Ali Mawerdi, auteur d’un traité de droit public, Les statuts gouvernementaux (traduit par E. Fagnan, éd. Le Sycomore, 1982), a consigné les dispositions légales qui doivent s’imposer aux dhimmis. Il les a classées en deux catégories : les dispositions nécessaires et les dispositions recommandables.

Sauf rares exceptions, les non-musulmans ne peuvent pas participer au pouvoir politique ; le paiement de la djizya est aussi un moyen de racheter l’exemption du service national auquel les dhimmis ne sont pas astreints à cause de leur sympathie ou complicité supposée avec leurs coreligionnaires du Dar-el-Harb (la Demeure de la Guerre, que l’Islam doit conquérir) ; ils ne peuvent épouser une musulmane (selon une prescription coranique, cf. 2, 221) ; ils ne peuvent construire de nouvelles églises, sonner leurs cloches, faire des processions publiques ou entreprendre aucune œuvre missionnaire ; les postes importants de la fonction publique et même certains métiers leur sont interdits (p. ex. gynécologue pour les coptes d’Egypte), etc.

Antoine Fattal, auteur d’une thèse de référence sur le sujet en tire cette conclusion:

 Le dhimmi est un citoyen de seconde zone. Si on le tolère, c’est pour des raisons d’ordre spirituel, car on garde l’espoir de le convertir, et pour des raisons d’ordre matériel, car on lui impose la presque totalité des charges fiscales. On lui laisse une place dans la cité, mais non sans lui rappeler constamment son état d’infériorité. On ne lui permet pas d’occuper une position sociale élevée et si, par sa valeur ou ses intrigues, il y parvient, tout conspire à le faire rentrer dans l’ombre. Le dhimmi n’est en aucune manière l’égal du musulman (…). Entre dhimmis et musulmans, aucune amitié civique n’est possible »

(Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1958, p. 369-370).

Présentée par le droit classique comme un avantage et la preuve de la tolérance de l’Islam, la dhimmitude est en fait un statut de soumission. Les intentions qui la sous-tendent et les dispositions qu’elle comporte rendent préférable de traduire ce mot par « protection-assujettissement ».

 V – L’APPLICATION DE LA DHIMMITUDE

Historiquement, la dhimmitude fut appliquée selon des modalités variables en fonction des dispositions des divers califats qui se succédèrent à la tête de l’Oumma. Au milieu du XIXème siècle, dans le cadre des réformes de l’Empire ottoman promulguées par les sultans sous la pression des nations européennes (les Tanzimat, « mesures d’organisation » en turc), Abdelmegid publia un hatti houmayoun (décret) proclamant l’égalité de tous les sujets de leur Empire (18 février 1856).

Officiellement, la dhimmitude ne figure donc plus, du moins selon sa conception classique, dans le droit de la plupart des pays ayant l’Islam comme religion d’Etat. Mais Khomeyni l’a réintroduite dans la législation de la république islamique d’Iran qu’il a instaurée en 1979.

Dans la réalité, la dhimmitude continue d’être appliquée, selon des modalités variables, sinon de jure du moins de facto, en de nombreux endroits (cf. Annie Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2008). Ce statut est l’une des causes principales du déclin numérique des chrétientés proche-orientales.

 LE SYNDROME DU DHIMMI

 

            Se mouvant dans un contexte de vulnérabilité qui dissout la notion de droit, la conscience du dhimmi, pareille à celle de l’otage, est condamnée à sécréter la gratitude d’être tolérée »

(Bat Ye’or, Les chrétientés d’Orient entre djihad et dhimmitude, éd. Jean-Cyrille Godefroy, 2007, p. 282).

 

             La dhimmitude comme état d’esprit et d’action est caractérisée par la soumission et la peur, l’acceptation de l’humiliation et la dépersonnalisation, l’inhibition et le fixisme, la vulnérabilité, la servilité et la fausseté. Pour se protéger, les dhimmis ont versé dans la flatterie. Pour se faire bien voir, ils ont même pratiqué la délation »

(Mgr Jean-Benjamin Sleiman, archevêque de Bagdad des latins, Dans le piège irakien, Presses de la Renaissance, 2006, p. 34).

Annie Laurent


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