Article paru dans LA NEF n° 335 – Avril 2021

Razika Adnani, philosophe, islamologue et conférencière franco-algérienne, est membre du Conseil d’Orientation de la Fondation de l’Islam de France et membre du Conseil scientifique du Centre civique d’étude du fait religieux. Elle nous explique comment faire évoluer l’islam.

Vous justifiez votre dernier livre, Pour ne pas céder (1), comme une œuvre de résistance au blocage de la raison qui affecte le monde musulman. Comment est né votre engagement dans ce combat ?

            En effet, c’est dans cet état d’esprit que j’ai commencé à m’intéresser à l’islam en tant que sujet d’étude et de réflexion. C’était en Algérie durant la « décennie noire ». Je ne voulais pas céder à l’obscurantisme islamiste qui envahissait la société. Son discours me paraissait totalement absurde, mais pour me protéger et résister à la pression qu’il exerçait sur la population, il me fallait être capable de lui répondre par des arguments tirés de la religion, les seuls à pouvoir le mettre en difficulté. Et plus je lisais, plus je réalisais que les contradictions caractérisaient toute la pensée musulmane. Je voulais alors comprendre les motifs de ce blocage de la raison et ses conséquences sur l’islam et les musulmans ainsi que sur leur histoire politique et culturelle.

La responsabilité de l’histoire globale de l’islam, avec son rejet de l’autonomie de la pensée humaine comme source de connaissance après la révélation divine, est la cause principale de la naissance et du développement du fondamentalisme musulman, dites-vous. Certains évoquent pourtant des causes sociologiques à ce phénomène.

            La question de la pensée comme source de connaissance, et la place qu’elle doit avoir ou non face à la révélation, est fondamentale dans la pensée musulmane. Les musulmans se sont interrogés, dès la mort du prophète, sur les origines de la connaissance : celle-ci devait-elle être seulement révélée et transmise ou également construite par la pensée ? Une interrogation qui en a engendré beaucoup d’autres. En outre, elles étaient toutes abordées et traitées selon la position que chacun avait face à cette question épistémologique. Ce sujet très important montre le problème que pose la pensée en tant que faculté de réflexion et de raisonnement pour les musulmans. Ils ont d’ailleurs fini par trancher en faveur de la révélation, élaborant des théories et des concepts ayant tous comme objectif d’empêcher la pensée créatrice et réactionnelle de s’exprimer.  Cette défaite de la pensée et de l’intelligence nourrit, encore aujourd’hui, le radicalisme et l’islamisme.

            En France, la thèse expliquant l’islamisme et le radicalisme par le problème de l’intégration et les difficultés socioéconomiques s’est imposée notamment dans les milieux intellectuels et universitaires. En négligeant les causes théologiques et historiques, elle n’a pas pu présenter une explication fiable ni proposer des modalités de prévention efficaces contre ce fléau. Pour comprendre les problèmes que pose l’islam en Occident, mais dans nos sociétés actuelles en général, il faut l’interroger en tant que religion, c’est-à-dire à partir des textes coraniques et de tous les concepts et théories qui les entourent. Il faut que le travail se fasse au sein de l’islam. 

Alors que les dirigeants français répètent qu’ils veulent susciter l’émergence d’un islam compatible avec les principes de la République, vous ne cessez d’affirmer que c’est l’islam en tant que tel qui doit se réformer. Pour cela, vous estimez nécessaire de frapper d’obsolescence les versets du Coran incompatibles avec le progrès et la paix, sans pour autant les supprimer du texte. Cette idée n’est-elle pas utopique en l’absence d’une autorité reconnue par les fidèles de l’islam, inapte à abolir le dogme du Coran « incréé » ?

            Non, ce n’est pas une utopie étant donné que l’abrogation est une pratique connue en islam, sur la base du principe de l’abrogé et de l’abrogeant. Les musulmans y ont recouru pour surmonter certaines situations juridiques et théologiques complexes comme celles où les versets présentent, au sujet d’une même question, deux positions différentes voire contradictoires.

            Le problème c’est que ces mêmes musulmans refusent totalement l’abrogation lorsqu’il s’agit d’autres versets, brandissant alors l’argument des règles inscrits dans un Coran incréé, gardé auprès de Dieu. Quant à l’absence d’une autorité, je pense que cela pourrait permettre aux musulmans individuellement d’aller plus vite vers cette réforme, étant donné que les autorités religieuses sont toujours conservatrices.

La jeunesse musulmane en révolte dans certains pays, comme l’Algérie où vous êtes née, n’annonce-t-elle pas un authentique renouveau de la pensée islamique ?

            Il s’agit d’une jeunesse algérienne ; car les Algériens ne sont pas tous musulmans. Parmi ceux qui le sont, il y a en effet une partie importante qui revendique une autre façon d’être musulman et un nouveau rapport aux textes. Cependant, il est difficile de prévoir l’issue de ce mouvement, car beaucoup d’autres veulent imposer un islam rigoriste et le problème est que les autorités politiques sont toujours prêtes à leur faire des concessions.

Propos recueillis par Annie Laurent

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  1. Éd. UPblisher, 2021, 318 p., 20 €.