8 octobre 2021
La pratique de la fatwa occupe traditionnellement, et déjà au temps de Mahomet (cf. infra), une place très importante dans la vie des musulmans, mais elle devient de jour en jour plus obsédante, complexe et parfois inextricable. Il importe donc de bien saisir les données de cette question. C’est pourquoi nous lui consacrons deux Petites Feuilles vertes. La première (n° 83) concerne une initiative destinée à améliorer, voire à réformer, le régime des fatwas au niveau mondial, dans un cadre plus général de réforme de l’islam, selon le souhait exprimé par le président égyptien Abdel-Fattah El-Sissi le 28 décembre 2014 (cf. PFV n° 82).
L’UNIVERS COMPLEXE DES FATWAS
En l’absence d’autorité religieuse hiérarchique et magistérielle reconnue par l’ensemble de l’Oumma (la Communauté musulmane mondiale), la mise en œuvre de la loi islamique (charia) est un problème complexe, d’autant plus qu’elle ne se limite pas au seul cadre religieux (cf. PFV n° 44 à 46 ; A. Laurent, L’islam, Artège, 2017, p. 105-126 et 244-249). Pour les seconder dans cette tâche, les États musulmans sunnites se dotent d’organismes officiels appelés Dar El-Iftaa ou Dar El-Fatwa (Maison de la Fatwa). Composées de « savants en religion », les oulémas (littéralement : ceux qui savent), ces institutions ont à leur tête des grands-muftis (littéralement : donneurs de fatwas).
Ceux-ci sont censés poursuivre l’œuvre de Mahomet, souligne Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux. « Dieu est Législateur certes, mais l’homme doit également suivre son exemple. A l’instar de Dieu qui vient répondre aux hommes en leur donnant des fatwas à travers le Coran, le Prophète donne aussi des fatwas. Le Mufti, en imitant un attribut d’acte de Dieu et en suivant le modèle prophétique, doit répondre aux questions que les croyants de son époque et de son contexte posent concernant leur religion. Le Mufti, dans la communauté, fait fonction de vicaire du Prophète. Il est même vicaire de Dieu à cet égard. Cependant, la fatwa de Dieu et de son Prophète sont infaillibles alors que celles du Mufti canoniste est sujette à l’erreur. Celle de Dieu et de son Prophète oblige le croyant, celle du Mufti n’est qu’un avis. Néanmoins, le Mufti signe au nom de Dieu et de son Prophète. Par conséquent, même si son avis n’oblige personne, le fait de se prononcer sur une question religieuse reste un acte d’une lourde responsabilité » (« La charia et la fatwa en terre laïque : réflexion pour une intégration canonique de l’islam », in La Fatwa en Europe, Michel Younès, dir., éd. Profac, Lyon, 2010, p. 58).
Tradition sunnite et tradition chiite
La fonction de mufti a été intégrée dans la structure de l’État dès le VIIème siècle. Au fil du temps, le mufti est devenu le plus haut dignitaire religieux de son pays, y compris en Égypte où il lui arrive de s’opposer à El-Azhar en matière d’interprétation des textes sacrés dont cette institution prétend avoir le monopole, au-delà même des frontières du pays.
L’existence d’un Dar El-Fatwa est en principe indissociable de la reconnaissance de l’islam comme religion officielle de l’État concerné, mais il y a des exceptions. Ainsi en est-il du Liban, où chaque communauté confessionnelle dispose de sa propre représentativité religieuse. Au sein de l’islam local, les sunnites dépendent de Dar El-Fatwa. En 1967, le Parlement libanais a voté la création d’un Haut-Conseil supérieur chiite. Ainsi dégagée de la tutelle sunnite, qui s’exerçait sur elle depuis des siècles, au pays du Cèdre le chiisme a pu renouer avec la tradition propre à cette branche de l’islam.
Dans le chiisme, la délivrance des fatwas est confiée au marja’ (littéralement : source d’imitation), dont les prérogatives ont été théorisées au XIXème siècle et inscrites dans un collège appelé la Marja’iyya. Cependant, son autorité a été remplacée par l’institution de la wilâyat el-faqih (littéralement : guidance du juriste).
Cette doctrine, élaborée par Khomeyni lorsque, de son exil à Nadjaf (Irak), il préparait la révolution, se fonde sur la fusion des pouvoirs religieux et politique, entraînant donc l’abolition de la dualité entre autorités politique et religieuse. En 1979, la Constitution de la République islamique d’Iran a institutionnalisé le pouvoir politique du clergé chiite dont le « Guide suprême » remplace l’Imam caché durant tout le temps de « l’occultation » de ce dernier. Cette fonction est attribuée à un ayatollah (littéralement : signe de Dieu), plus haut degré dans la hiérarchie cléricale chiite. Cf. Constance Arminjon Hachem, Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, CNRS éditions, 2013.
TOUT SAVOIR SUR LA FATWA
Étymologiquement, le terme « fatwa » renvoie à l’idée d’éclairer un problème. Il s’agit de répondre à des questions pratiques auxquels le droit (fiqh) n’apporte pas de solution précise. « La fatwa consiste à préciser un avis juridique à celui qui le demande, par un mufti qui a une compétence scientifique (en jurisprudence islamique) en se basant sur des arguments » (Ahmed Jaballah, in Michel Younès, op. cit., p. 21). Ces avis concernent tous les sujets (politiques, sociaux, culturels, religieux, juridiques, comportements individuels, situations inédites). Destinés aux dirigeants et aux juges des pays concernés, ils peuvent aussi répondre aux questions des particuliers.
Les fatwas officielles, émises par les instances reconnues (cf. supra), sont en principe basées sur les textes sacrés : Coran, Sunna (paroles et attitudes de Mahomet), doctrine d’une des écoles juridiques reconnues (quatre dans le sunnisme) et ijma (consensus). Elles ont donc force de loi, surtout lorsqu’elles sont suscitées par le pouvoir politique auquel le mufti peut alors servir de caution religieuse, ce qui n’est pas rare.
Mais, en principe, « le mufti n’a pas d’autorité légale sur le demandeur ». En fait, « bien que le croyant soit tenu spirituellement de respecter un avis juridique rendu par un mufti qualifié, il n’est pas légalement obligé de suivre un mufti déterminé » (A. Jaballah, op. cit., p. 21).
La délivrance de fatwas est un exercice commun au sunnisme et au chiisme. Certaines d’entre elles sont des jugements, donc applicables comme tels : en 1989, l’ayatollah Khomeyni, guide de la révolution iranienne, a condamné à mort l’écrivain Salman Rushdie en réaction à la publication de son roman Les versets sataniques, jugé blasphématoire ; en 1997, l’ayatollah irakien Mohammed Sadr a émis une menace de condamnation semblable contre Joseph Fadelle, si son « apostasie » était avérée (cf. Le prix à payer, L’œuvre éditions, 2010, p. 90).
Une production pléthorique
Selon l’actuel grand-mufti d’Égypte, Shawki Allam, diplômé d’El-Azhar, Dar El-Iftaa, dont il est le président, « proclame près d’un demi-million de fatwas par année en dix langues » (Le Temps, 4 février 2019).
Au-delà des voies règlementaires, on assiste aujourd’hui, via les moyens de communication modernes, à un développement anarchique de fatwas. Certaines sont délivrées par des imams auto-proclamés ou dissidents, parfois en désaccord entre eux, mais aussi par des téléprédicateurs (appelés aussi télécoranistes) ou des représentants de mouvements islamistes (les Frères musulmans), salafistes (les talibans afghans), voire djihadistes comme l’État islamique (Daech), El-Qaïda et tant d’autres à travers toute l’Oumma. Ainsi, en février 2015, les responsables de Daech ont justifié la capture d’un pilote jordanien qu’ils ont brûlé vif dans une cage en invoquant une série de fatwas trouvées sur le site Internet d’une importante université séoudienne qui cautionnait de telles exécutions.
L’absence de contrôle officiel engendre désordres et confusions tout en encourageant la radicalisation. D’où le succès de ces dispensateurs de fatwas. « L’extrémisme s’infiltre dans la société musulmane par des voies capillaires difficiles à contrôler. Ses dogmes se répandent à travers un enseignement religieux “souterrain” donné par des imams formés Dieu sait où et par qui, des hommes dont les esprits ont été formatés par une culture excluant l’autre différent » (Mohamed Sammak, délégué sunnite au Conseil national de dialogue islamo-chrétien au Liban, L’Orient-Le Jour, 22 août 2015).
Sécurité dans la fatwa.
D’une manière générale, il y a chez les musulmans une véritable obsession concernant la licéité de leurs actes ou de leurs projets, jusque dans les moindres détails. En voici un exemple. En 2011, un téléprédicateur égyptien, interrogé par une musulmane inquiète de savoir si le fait d’accepter un emploi au sein d’une entreprise qui la placerait dans la même pièce qu’un homme étranger à sa parenté serait halal (licite), lui a répondu qu’elle pouvait accepter cette offre mais à condition que son futur compagnon de travail lui devienne licite, autrement dit qu’il lui soit apparenté. Et pour cela, il lui conseillait d’allaiter l’homme en question. Or, cette femme ne venant pas d’accoucher n’avait donc pas de lait. Il lui suffirait de faire semblant, précisa « l’expert » consulté. Cette affaire a déclenché des controverses en Égypte.
L’auteur de cet avis s’inspirait d’une fatwa émise en 2007 par le chef du département du Hadîth d’El-Azhar, Izzat Atiya, qui se référait lui-même à un hadîth mahométan (cf. Rainer Brunner, « Quelques débats récents autour du Hadîth en islam sunnite », in Daniel de Smet et Mohammad Ali Amir-Moezzi, Controverses sur les écritures canoniques de l’islam, Cerf, 2014, p. 373).
Pour répondre au besoin de sécurité religieuse des musulmans établis hors du Dar el-islam (La Maison de l’islam), là où la charia (sunnite ou chiite) n’est pas reconnue par le droit des États concernés, des institutions privées ont été fondées. Tel est le cas du Conseil européen de la Fatwa et de la Recherche, créé à Dublin (Irlande) en 1997 à l’initiative de l’Union des Organisations islamiques en Europe, qui promeut l’idéologie des Frères musulmans et bénéficie du soutien financier et politique de l’Émirat de Qatar. Son président, l’Égyptien Youssef El-Qaradawi, auteur d’un ouvrage intitulé Le licite et l’illicite en islam (éd. Librairie Alqalam, Paris, 1992), réside d’ailleurs à Doha.
Composé de 29 oulémas, parmi lesquels six Britanniques, cinq Français et trois Allemands, ce Conseil soutient en outre l’Institut européen des sciences humaines de Château-Chinon (Nièvre) fondé en 1990 par l’Union des Organisations islamiques de France (antenne des Frères musulmans) et sa filiale de Saint-Denis, près de Paris.
Considérant que la charia est inamendable et doit être la norme absolue pour tous les musulmans du monde, il édicte des fatwas collectives à l’intention de ceux qui, établis en Europe, naturalisés ou pas, entendent « se conformer, dans la mesure du possible, aux enseignements de leur religion », quitte à respecter des étapes sur la base d’un principe que Tareq Oubrou appelle « charia de minorité ». Pour lui, dans la France laïque, il s’agit d’un concept canonique et non démographique : le terme « minorité », explique-t-il, indique « une posture d’exception spatio-temporelle (politico-socio-culturelle) » (La Fatwa en Europe, op. cit., p. 48).
NÉCESSITÉ D’UNIFIER LA PRATIQUE DES FATWAS
Pour mettre de l’ordre dans cette disparité incontrôlée, une conférence sur « L’unification des Fatwas » a été organisée au Caire par Dar El-Iftaa sous le parrainage du président Abdel-Fattah El-Sissi. Les travaux se sont déroulés les 17 et 18 août 2015, en présence d’Ahmed El-Tayyeb, grand-imam d’El-Azhar depuis 2011, et de 700 délégués, dont les muftis représentant 50 pays (Asie, Afrique et Proche-Orient).
Ibrahim Negm, conseiller du grand-mufti d’Égypte : « L’objectif de cette conférence est d’unifier le message des muftis face aux défis qu’affrontent la région et le monde, des défis qui prennent la forme de fatwas extrémistes émises au nom de la religion » (L’Orient-Le Jour, 19 août 2015).
Le mufti de la République libanaise, Abdellatif Deriane, a soutenu que « l’islam est la religion de la modération […], concept qui contient les notions de justice, de bien et de droiture ». Reconnaissant que « les fatwas sont une grande responsabilité et un lourd fardeau », il a recommandé la prudence dans leur émission et appelé les oulémas à « assumer leurs responsabilités en mettant en évidence le danger que représente la déviance de la voie de la raison, en mettant en garde contre les excès, notamment parmi les jeunes » (L’Orient-Le Jour, 19 août 2015).
Un Centre international de la Fatwa
Les participants à la conférence ont décidé la création d’un Centre international de la Fatwa. Situé à côté du siège d’El-Azhar, il a été construit en 2016. Son équipe dirigeante comprend des juristes, des savants, des traducteurs et des chercheurs spécialisés dans les différentes sciences de la connaissance doctrinale et pratique. Il disposerait de 27 antennes en Égypte mais ne semble pas avoir mis en place des représentations dans d’autres pays. En outre, la liste des États ou régimes partenaires d’El-Azhar n’est indiquée sur aucun document officiel disponible.
Ce Centre se présente pourtant comme une sorte d’organisation internationale chargée de surveiller les fatwas émises dans le monde entier et de prononcer à leur sujet des avis de validité ou d’invalidité. Sa mission, limitée au sunnisme, est ainsi décrite : « Offrir des services de fatwas électroniques en arabe et d’autres langues afin de diffuser “la religion authentique” et de réduire le nombre de donneurs de fatwas ».
Ses objectifs sont les suivants : œuvrer à faire émerger une nouvelle génération consciente de la « religion authentique » et de ses enseignements ; contrer les fatwas rigoristes et mettre un terme à l’anarchie ; tenir compte de la jurisprudence islamique et de la situation générale des donneurs de fatwas (temps, lieu, situation générale) ; contribuer à diffuser les résultats des recherches relatives à la charia pour résoudre et trancher entre les différents courants juridiques ; organiser des formations scientifiques pour préparer des savants et des cadres professionnels aptes à édicter des fatwas conformes à la « charia authentique » et à supplanter les cadres locaux, régionaux et internationaux ; contribuer efficacement à fournir des recherches sérieuses pour riposter aux rumeurs et rectifier les conceptions erronées de la chariaet de ses enseignements.
La prochaine PFV (n° 84) examinera comment El-Azhar, qui est au centre de cette démarche, essaie de s’imposer en tant qu’acteur principal dans l’application des mesures décidées collectivement.
Annie LAURENT
Déléguée générale de CLARIFIER