FONDEMENTS SCRIPTURAIRES ET CARACTÉRISTIQUES DIVERSES
Le Coran incréé
« Le Coran, tel qu’il est parvenu au Prophète, par l’intermédiaire de Gabriel, en une révélation éclatante du divin dans le monde sensible, est la copie projetée d’un archétype consigné sur une “table gardée” dans l’empyrée céleste », enseigne Ghaleb Bencheikh, responsable de l’émission « Questions d’islam » sur France-Culture, dans son livre Le Coran (Eyrolles, 2010, p. 34).
- Il [le Coran] existe auprès de Nous [Allah], sublime et sage, dans la Mère du Livre (43, 4).
- Ceci est un Coran glorieux écrit sur une Table gardée (85, 21-22).
Nasr Abou Zeid (1943-2010), universitaire égyptien, en a tiré cette conclusion, sans la partager (cf. PFV n° 59, à paraître) : « Puisque l’Essence divine est éternelle, Ses attributs et Ses actes doivent l’être aussi. Etant la Parole de Dieu, le Coran est un attribut divin et, par conséquent, il doit être, comme Dieu, intemporel. Quiconque prétendrait que le Coran est créé, c’est-à-dire qu’il n’a pas existé de toute éternité, qu’il est apparu dans le monde à un certain moment du temps, contredirait le dogme et mériterait d’être traité d’infidèle » (Critique du discours religieux, Sindbad, 1999, p. 36).
Ainsi, le Coran préexiste à l’histoire. « Selon cette logique, il se situerait à l’extérieur du temps. Il n’est donc pas influencé par les variations de celui-ci » (Razika Adnani, Islam : quel problème ? Les défis de la réforme, Upblisher, 2017, p. 36).
De cette doctrine découle la théorie du Coran « incréé », qui s’est imposée comme dogme au IXème siècle (cf. A. Laurent, L’islam, pour tous ceux qui veulent en parler, Artège, 2017, p. 24-25).
L’islam est donc la religion qui convient à la nature humaine, telle qu’elle a d’ailleurs été acceptée avant la création du monde par les futurs fils d’Adam (7, 172) et par les futurs prophètes (3, 81-82), épisodes certifiant le « pacte primordial » ou « prééternel » (mîthâq). Cette « évidence » justifie « l’incompréhension [que l’islam] ne s’impose pas universellement » (Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, Enquête sur le miracle coranique, Cerf, 2018, p. 193).
Une histoire à rebours
Il ressort de la conception islamique que l’histoire ne se déroule pas selon un ordre ou une progression, comme c’est le cas de la Bible, mais selon un mode répétitif. Périodiquement, les hommes se sont détournés du monothéisme initial, associant au Dieu Un des divinités et des idoles.
- Ô vous les hommes ! Servez votre Seigneur qui vous a créés, vous et ceux qui ont vécu avant vous. […] N’attribuez pas à Dieu de rivaux, alors que vous savez [cela] (2, 21).
Le Marocain Jean-Mohamed Abdeljalil, ancien musulman converti au christianisme au siècle dernier et devenu prêtre franciscain, explique ce verset dans l’un de ses livres : « Ce texte que le Coran met sur les lèvres du Prophète prêchant aux Arabes, exprime la substance de la prédication de tous les prophètes qui sont venus avant lui. En une série discontinue, Mahomet évoque ces avertisseurs envoyés par Allah aux peuples divers de l’histoire humaine, pour leur rappeler la vérité primordiale du Seigneur Unique […]. Le Coran revient assez souvent sur l’énumération de ces avertisseurs, sur le sort que leurs peuples leur ont réservé et sur le châtiment terrestre que Dieu a infligé aux incrédules, en attendant le jour où tous les hommes seront jugés solennellement » (Aspects intérieurs de l’Islam, éd. du Seuil, 1949, p. 40-41).
Et l’auteur précise en quoi ces reproches visent, entre autres, les juifs et les chrétiens, coupables d’avoir falsifié leurs Ecritures (Torah et Evangile) dont le contenu était l’anticipation du texte coranique (cf. aussi A. Laurent, L’Islam, op. cit., chap. VIII). Mais ces accusations relèvent de l’arbitraire car elles ne reposent sur aucun indice ou preuve historique.
En fait, pour les musulmans, seul le Livre dicté à Mahomet échappe à toute altération, par une disposition « divine » spéciale.
- C’est Nous [Allah] qui avons révélé le Rappel [du Pacte primordial, ndlr] et c’est Nous qui en assurons la sauvegarde (15, 9).
La Bible islamisée
C’est pourquoi les personnages, y compris ceux qui sont empruntés à la Bible (tous qualifiés de « prophètes »), constituent « des modèles de musulmans » (Claude Gilliot, « À propos du Coran », in A. Laurent, Vivre avec l’islam ?, éd. Saint-Paul, 1996, p. 142). Leurs histoires sont déformées pour s’inscrire dans la perspective islamique. Ces récits sont des « leçons » destinées à édifier les musulmans, ce qui justifie leur aspect fragmentaire et discontinu (sauf pour le Joseph de l’Ancien Testament, cf. sourate 12), même pour des personnages aussi importants qu’Abraham (Ibrahim), Moïse (Moussa) et Jésus (Issa), dont l’histoire est en outre déformée, augmentée de faits inexistants dans la Bible ou amputée d’éléments essentiels.
Par exemple, Abraham a fondé le sanctuaire de la Kaaba à La Mecque avec l’aide de son fils Ismaël (2, 127 ; 5, 97) ; Moïse est la préfiguration de Mahomet en tant que chef religieux et politique (de très nombreux versets, cf. Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 558-563) ; la Passion, la crucifixion et la résurrection de Jésus sont niées (4, 157), ce dernier annonçant par ailleurs l’envoi d’un prophète après lui, sous le nom d’Ahmed, « le Loué » (61, 6), ce que fit auparavant la Torah, sous le titre de « Prophète des Gentils » (7, 157).
« C’est un fait indéniable qui a d’ailleurs un sens profond pour les musulmans, car ils voient dans le rappel (dhikr) du témoignage des personnages bibliques ainsi présentés des preuves justificatives de leur propre foi » (Roger Arnaldez, « Réflexion sur le Dieu du Coran du point de vue de la logique formelle », in A. Laurent, Vivre avec l’Islam ?, op. cit., p. 133).
Il n’est donc pas étonnant que le Coran ne tienne compte ni du temps ni de l’espace, ni même de la généalogie. Ainsi, le récit de l’annonce à Marie qu’elle serait mère en dehors de toute union avec un homme ne mentionne pas Nazareth (3, 45) ; le nom de son époux, Joseph, n’apparaît pas. De même, la naissance de Jésus (Issa) est située sous un palmier (19, 23), la ville de Bethléem n’étant pas signalée, ni le règne d’Hérode. Par ailleurs, Marie est présentée à la fois comme la fille d’Imrân (Amran en hébreu), sœur de Moïse et d’Aaron (3, 35 ; 18, 28), et comme la mère de Jésus (66, 12 ; 19, 28). Il y a donc confusion entre les deux Marie. Or, si l’on admet que la sortie d’Egypte eut lieu environ 1250 ans avant Jésus-Christ, 13 siècles, soit à peu près 40 générations, les séparent.
Des invraisemblances
De cette logique intemporelle relève le classement non chronologique (mais aussi non thématique) des 114 sourates et 6 236 versets qui composent le Coran. Ainsi, le début de la « descente » (tanzîl) est placé presque à la fin du texte.
- Récite au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang. Lis ! Car ton Seigneur est le Très-Généreux qui a instruit l’homme au moyen du calame [roseau des calligraphes, ndlr], et lui a enseigné ce qu’il ignorait (96, 1-5).
En outre, hormis la première sourate (la Fatiha = l’Ouverture, composée de 7 courts versets), les autres suivent un ordre de longueur décroissant.
D’autres étrangetés sont à signaler.
1°/ La « descente » du Coran est présentée comme ayant eu lieu dans sa totalité en une seule nuit, pendant le mois de Ramadan, comme « une manifestation claire de la Direction et de la Loi » (2, 185). La tradition indique qu’il s’agit de la 27ème nuit de ce mois, appelée pour cela la « nuit du Destin » (ou du Décret, selon certaines traductions), qui est « meilleure que toute Nuit » car elle est destinée à « régler toute chose » (cf. 97, 1). En même temps, le déploiement de cette « descente » intervient au gré des aléas de la vie de Mahomet : son enfance est présentée de manière allusive en 93, 1-11 et les étapes de sa mission « prophétique » sont éparpillées, sans ordre.
Malgré le caractère anhistorique du Coran, les musulmans admettent donc que la « descente » du Coran s’est produite durant une période déterminée, allant de 610 à 632. La plupart des savants musulmans s’accordent à considérer que, dans le corpus officiel, fixé sous l’autorité du troisième calife, Othman (644-656), 86 sourates, soit 74 % du texte, ont été « dictées » à La Mecque, et 28 sourates, soit 26 %, à Médine (622-632), tout en reconnaissant l’existence d’interpolations de versets entre les deux groupes.
« La plupart des sourates du canon coranique actuels sont formées d’agrégats de révélations qui font d’elles des compositions hétérogènes » (Mondher Sfar, Le Coran est-il authentique ?, Sfar Éditions, 2000, p. 46).
2°/ Dans une étude approfondie des circonstances ayant conduit à l’élaboration de ce corpus, Mohamed Louizi pose de nombreuses questions quant à la fiabilité du contenu du texte définitif. Par exemple, comment un Mahomet, réputé illettré, a-t-il pu vérifier la conformité de ce qu’écrivaient ses scribes avec ce qu’il disait recevoir de la part de l’ange Gabriel, auteur de la dictée « divine » ?
- Dis : “Qui est l’ennemi de Gabriel ?”… C’est lui qui a fait descendre sur ton cœur avec la permission de Dieu le Livre qui confirme ce qui était avant lui : Direction et bonne nouvelle pour les croyants (2, 97).
Pour Louizi, il s’agit d’un « douteux bricolage à mettre nécessairement au diapason du contexte politique très agité, très violent, du califat, depuis son instauration, le jour même de la mort du Prophète » (Plaidoyer pour un islam apolitique, Michalon, 2017, p. 113).
3°/ Une multitude d’auteurs
Dans une thèse de doctorat en islamologie soutenue à l’Institut catholique de Toulouse, le chercheur Jean-Jacques Walter montre « que le Coran assemble les textes de plus de 30 auteurs et certainement moins de 100, le nombre le plus probable étant aux alentours de 50 ». Il précise : « Leurs contributions ont été découpées en fragments, et ceux-ci délibérément mélangés. Le désordre du Coran a frappé tous ceux qui l’ont lu. De nombreuses conjectures ont tenté d’en rendre compte. L’analyse qui s’achève ici l’explique de façon simple et évidente : le désordre, délibérément choisi, masque la composition par un nombre élevé de contributeurs indépendants, au fil d’un temps long », probablement deux siècles (Le Coran révélé par la théorie des Codes, éd. de Paris, 2014, p. 221).
4°/ L’abrogation prévue par Allah
- Dès que Nous abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable (2, 106).
« La mission de Mahomet ayant duré un quart de siècle, on constata des modifications dans certaines des stipulations contenues dans le Coran. Cela pouvait paraître difficilement compatible avec la transcendance divine non soumise au changement, mais le devenait dès lors que l’on considère qu’est bon ce que Dieu ordonne et mauvais ce qu’il interdit, sans que l’on puisse lui “demander des comptes”. La règle, dirions-nous, est “arbitraire”, dépendant de la seule volonté divine. Certains, de tendance plus rationaliste, se sont opposés, mais en vain, à cette théorie de l’abrogation qui s’est imposée finalement » (Claude Gilliot, « À propos du Coran », in Vivre avec l’islam ?, op. cit., p. 147).
5°/ L’arabe, langue « divine »
Comment un Livre intemporel, réputé « consubstantiel » à Allah et destiné à tous les hommes, peut-il avoir été composé et dicté dans une langue spécifique, alors parlée et comprise par un peuple particulier ?
- Lam. Ra. Voici les versets du Livre clair : Nous les avons fait descendre sur toi en un Coran arabe (12, 1-2).
- Dis : “Ô vous, les hommes ! Je suis, en vérité, envoyé vers vous tous comme le Prophète de celui à qui appartient la royauté des cieux et de la terre” (7, 158).
Cela entraîne la vénération de la langue arabe, y compris par les musulmans non-arabophones et, corrélativement, la minorisation de toute autre langue ainsi que l’impossibilité de traduire littéralement le Coran « inimitable » (17, 88), sous peine de le travestir. Sur ce sujet et ses implications, cf. Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, Enquête sur le miracle coranique, op. cit., p. 126 à 132.
La plupart des musulmans refusent de s’interroger sur ces invraisemblances qu’il leur faut recevoir telles quelles, puisque cela provient d’un Dieu souverainement libre. En fait, pour eux, le Coran est en lui-même un miracle. Cette certitude jouit encore d’une grande ferveur, notent D. et M.-Th. Urvoy, qui ont recensé pour la période 1980-2012 l’édition de 117 ouvrages ou études portant la mention « Le miracle du Coran » (op. cit., Enquête…, p. 112).
POUR CONCLURE
Il résulte de tout ceci que, malgré la croyance à son anhistoricité et à son éternité, le Coran est inscrit concrètement dans l’histoire des hommes. Ce que contestent pourtant des intellectuels classés parmi les « réformistes », tel l’Égyptien Mohamed Abou (1849-1905), auteur d’un célèbre commentaire du Coran, le Tafsîr el-Mânar. « Les histoires rapportées dans le Coran visent des objectifs éthiques, spirituels et religieux et ne prétendent pas apporter une connaissance historique, même quand elles s’appuient sur des événements réels de l’histoire. Lorsqu’il s’agit de l’histoire de tel ou tel prophète, ou encore d’un adversaire [de Moïse, ndlr] comme Pharaon, beaucoup de détails sont négligés car l’important est l’enseignement que l’on veut tirer de ces histoires » (Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, 2004, p. 154).
Commentaire du Père Abdeljalil : « Le Coran offre ainsi un abrégé d’histoire où les mêmes événements se répètent pour des peuples différents, avec une même idée centrale, celle de la reconnaissance de l’unicité divine […]. Ainsi donc, l’Islam se croit l’héritier des desseins de Dieu sur l’humanité. Après Mahomet, il n’y a plus de prophète […]. Désormais, les musulmans sont chargés de manifester le gouvernement divin des hommes […]. Il en résulte que l’homme, en définitive, n’a pas à chercher le sens de l’histoire « (Aspects intérieurs…, op. cit., p. 41-50).
C’est pourquoi « l’islam se veut la restauration de la “religion immuable”, par opposition à toutes les déviations – y compris dans la connaissance de l’histoire » (op. cit., D. et M.-Th. Urvoy, Enquête…, p.170). Ainsi, la période antéislamique est qualifiée d’ignorance (Jahiliya). Les croyances qui subsistent doivent être combattues et anéanties, ce qui explique l’acharnement des djihadistes à détruire les statues des divinités païennes (p. ex. en Afghanistan et au Mali), ainsi que les églises (p. ex. en Irak, au Nigéria et ailleurs). Ce qui explique aussi qu’en certains pays les manuels enseignés dans les écoles publiques font démarrer l’histoire avec l’apparition de l’islam, effaçant tout ce qui l’a précédé, y compris le christianisme. Tel est notamment le cas en Jordanie, malgré la bienveillance de la monarchie envers les chrétiens de ce Royaume.
Annie Laurent
Déléguée générale de CLARIFIER