Depuis l’été dernier,
des voix musulmanes se multiplient pour dénoncer les actes commis par des terroristes se réclamant de l’islam. Les premières déclarations dans ce sens ont suivi les massacres, déportations et réduction en esclavage de chrétiens, yézidis et chiites dans le nord de l’Irak, violences perpétrées sous les ordres d’Abou Bakr El-Baghdadi, le « calife » autoproclamé d’un « Etat islamique » sunnite qui s’est donné Mossoul pour capitale. Le mouvement de protestations s’est accentué à la suite du meurtre des douze Français tués à Paris entre le 7 et le 10 janvier dernier par des assassins musulmans, Français eux aussi, affiliés au réseau El-Qaïda.
On assiste ainsi à un changement d’attitude d’une partie notable des personnalités et institutions islamiques. Jusque-là, en effet, leurs condamnations étaient rarissimes lorsque des violences portant le label du djihad ou de la charia s’appliquaient à des communautés et des personnes professant d’autres religions ou appartenant à d’autres cultures. Aujourd’hui, on voit poindre une fermeté inédite.
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette nouveauté :
- l’extrême cruauté et l’ampleur des crimes, qui peuvent interpeller les consciences ;
- la visibilité que leur confère la mondialisation de l’information, qui ternit sérieusement l’image de l’islam et entraîne la détestation croissante de cette religion, et peut-être de ses membres, par les non-musulmans ;
- la crainte que les djihadistes ne s’en prennent aussi à d’autres sunnites (Etats et individus) accusés de tiédeur, de laxisme ou de compromission avec l’Occident.
- Enfin, les dignitaires musulmans ne peuvent plus se réfugier dans le silence alors qu’ils sont interpellés officiellement par les plus hauts représentants de l’Eglise avec lesquels ils dialoguent.
Lors de son voyage à Ankara, fin novembre dernier, le pape François, en présence des autorités turques, a appelé tous les responsables musulmans du monde, religieux, politiques et intellectuels, à proclamer une condamnation claire et globale de toute interprétation fondamentaliste de la religion.
Il relayait ainsi une déclaration inhabituellement exigeante publiée le 12 août précédent par le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, demandant que les responsables musulmans soient « unanimes dans la condamnation sans aucune ambiguïté de ces crimes » et dénoncent « l’invocation de la religion pour les justifier ». Le cardinal allait jusqu’à s’interroger sur la crédibilité du « dialogue interreligieux patiemment poursuivi ces dernières années ». Pour leur part, cinq jours auparavant, les patriarches des Eglises orientales, réunis au Liban, avaient exhorté les dirigeants musulmans à prendre des mesures concrètes, aux plans éducatif, législatif et judiciaire, pour que les atteintes à la dignité de l’homme ne puissent plus s’appuyer sur les textes sacrés de l’islam.
En France,
depuis les attentats, des responsables musulmans expriment leur volonté de ne plus éluder les causes de la radicalisation d’une partie de leurs fidèles et de dispenser aux jeunes un enseignement compatible avec les nécessités de la paix civile. Mais ils continuent d’affirmer comme auparavant que ces actes criminels n’ont rien à voir avec l’islam, « religion de paix, de tolérance et d’amour », « respectueuse de la vie humaine et des libertés ». Les imams ont reçu une directive les invitant à diffuser dans les mosquées « l’essence du message coranique et de ses valeurs universelles et humanistes ».
Mais comment se satisfaire de ces bonnes dispositions dès lors qu’elles éludent le problème de fond, à savoir ce que disent justement les textes sacrés de l’islam, le Coran et la Sunna (la Tradition mahométane) ?
Or, ces écrits légitiment en termes irréfutables la violence commise pour la cause de Dieu et par imitation de Mahomet. Des lectures historiquement contextualisées pourraient être officialisées – ce serait déjà un progrès -, mais la suppression des passages à problème serait plus rassurante. Or, une telle réforme est impossible tant que les autorités musulmanes s’attacheront au dogme du Coran incréé, ayant Dieu pour auteur exclusif, et à l’exemplarité de Mahomet, leur « beau modèle » (33,21), dont les paroles et les actes sont normatifs. Il est vrai qu’y renoncer ferait courir à l’islam un grand risque.
Cependant, en dehors des milieux religieux, des intellectuels, certains se définissant comme « musulmans laïques », déplorent, le plus souvent par voie de presse ou sur Internet, l’attitude de victimisation qui rejette sur les non-musulmans la responsabilité dont souffre l’Oumma (la communauté des mahométans) ; ils voient dans l’islamisme agressif et le verrouillage des libertés les symptômes d’une maladie que l’on veut nier. « La solution commence par un regard critique sur notre déplorable situation politico-culturelle », écrivait Hicham Melhem dans le quotidien libanais En-Nahar du 25 septembre 2014. Il faut noter que ce courant, ainsi que l’athéisme, s’accroissent à la mesure des horreurs commises par les djihadistes.
La position la plus étonnante est celle du maréchal Abdelfattah El-Sissi, le chef de l’Etat égyptien, connu pour sa piété. Dans un discours prononcé au Caire le 28 décembre dernier devant le cheikh Ahmed El-Tayyeb, grand imam de l’Université d’El-Azhar, entouré de tout l’aréopage de cette institution, la plus influente de l’Islam sunnite, le raïs a déclaré qu’il convenait de dégager la religion de l’idéologie qui s’y est ajoutée du fait de la sacralisation des textes et des idées, faute de quoi l’Oumma courra à sa perte.
Ces propos audacieux annoncent-ils une réelle évolution de l’Islam ?
Annie Laurent
Article paru dans La Nef n° 267 – Janvier 2015.