L’IRAK APRÈS LA SYRIE : L’EMBRASEMENT
La récente offensive des djihadistes sunnites en Irak a remis ce pays au centre de l’actualité après une éclipse médiatique de plusieurs mois au cours desquels les violences confessionnelles ne manquaient pourtant pas puisque les attentats meurtriers y étaient quasi-quotidiens, annonçant les événements actuels. Il est vrai que la crise qui déchire la Syrie depuis plus de trois ans occupait tous les esprits. Aujourd’hui, il n’est plus possible de séparer l’avenir des deux pays voisins.
Le 9 juin dernier donc, les combattants regroupés sous la bannière de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), formation sunnite islamiste dissidente d’El-Qaïda, née en 2006 dans l’ancienne Mésopotamie, se sont emparés de Mossoul, seconde métropole irakienne (1, 8 millions d’habitants), et, dans la foulée, de toute la province de Ninive dont elle est le chef-lieu. Les chrétiens représentent 40 % de la population de cette région hautement symbolique pour l’Eglise. Les 3 000 fidèles encore présents à Mossoul les ont rejoints dans la panique. Que vont-ils devenir sous la férule d’un système qui conçoit l’islam dans sa version la plus intransigeante ?
L’Occident
redécouvre ainsi que l’Irak n’est pas cette démocratie promise en 2003 par le président des Etats-Unis de l’époque, George Bush, pour justifier son intervention militaire contre Saddam Hussein. Depuis le départ des derniers soldats américains, achevé en 2011, le chaos est chronique au pays du Tigre et de l’Euphrate. Le renversement de l’ancien raïs, musulman sunnite, a ouvert les portes du pouvoir aux chiites (70 % de la population) qui étaient marginalisés, voire opprimés, sous l’ancien régime, leur donnant ainsi l’occasion d’une revanche historique. Au lieu d’œuvrer à la réconciliation nationale, le gouvernement conduit par le chiite Nouri El-Maliki n’a cessé de pratiquer une politique sectaire, très hostile aux sunnites. Malgré une victoire incertaine de sa coalition lors des élections du 30 avril dernier, Maliki a été reconduit à son poste de Premier ministre.
Pour les sunnites
humiliés, la victoire de l’EIIL à Mossoul a sonné l’heure de la revanche. D’anciens partisans de S. Hussein, militaires réguliers ou militants du Baas (Résurgence), parti laïcisant sur lequel reposait son régime – ces institutions furent démantelées précipitamment et imprudemment par les Américains aussitôt après la chute de l’ancien dirigeant irakien -, et même des soldats de la nouvelle armée, ont rejoint cette organisation fanatique qui œuvre à l’établissement d’une théocratie islamique. L’EIIL, forte d’environ 20 000 combattants, ne manque pas de moyens. Elle est équipée et financée par de riches donateurs de la Péninsule arabique. Là où elle s’installe, elle prélève un impôt révolutionnaire et négocie au prix fort la libération de ses otages. Avec Mossoul, important centre industriel (pétrole, ciment, textiles) doté d’un aéroport, d’une université et d’une base militaire aérienne, elle dispose d’une cité qui pourrait devenir la capitale du califat sunnite que son chef, Abou Bakr El-Baghdadi, rêve d’instaurer. Ce projet correspond d’ailleurs aux aspirations des tribus sunnites qui peuplent les zones rurales, même si tous n’approuvent pas l’extrémisme de l’EIIL.
La conquête de la province de Ninive complète celle d’une partie des gouvernorats voisins, majoritairement sunnites eux aussi, Anbar, Salaheddine et Kirkouk. Cependant, les djihadistes ont été empêchés de pénétrer dans le chef-lieu de ce dernier, également appelé Kirkouk, par les combattants du Kurdistan autonome voisin qui la considèrent comme leur capitale historique et la disputent à l’autorité de Bagdad.
L’EIIL
est désormais largement maître d’un territoire équivalent à environ la moitié de l’Irak. Il faut y ajouter les provinces à majorité sunnite du nord-est de la Syrie, Raqqa, Deir ez-Zor, Hassaké et les faubourgs orientaux d’Alep, où, à partir d’avril 2013, les troupes d’El-Baghdadi se sont greffées sur la rébellion anti-Assad, dont l’armée a été contrainte d’abandonner le secteur. Là, elles s’affrontent toutefois avec des groupes islamistes rivaux. Mais l’objectif de l’EIIL reste bien la création de ce grand califat sunnite qui, comme son nom l’indique, couvrirait donc l’Irak et le Levant, ce dernier comportant la Syrie et le Liban.
Aujourd’hui, confronté au défi de l’EIIL, Maliki choisit de consolider son pouvoir sur le « pays chiite » (Bagdad, le centre-est et le sud), soutenu en cela par les plus hautes autorités religieuses de sa communauté. Ainsi, le grand ayatollah Ali Sistani a appelé les chiites à s’armer pour freiner l’avancée des djihadistes menaçant la capitale. Leur mobilisation a d’ailleurs permis de chasser ces derniers de Samarra, ville du nord de l’Irak où se trouve un mausolée sacré abritant l’imam caché dont les chiites attendent le retour.
Le pouvoir irakien
compte aussi sur l’Iran, pays voisin qui, au XVème siècle, s’est donné l’islam chiite comme religion d’Etat. Téhéran ne peut pas accepter le retour d’une prééminence sunnite à Bagdad, pour des raisons religieuses et politiques. C’est dans le sud de l’Irak, à Nadjaf et Kerbala, que se trouvent les mausolées d’Ali et d’Hussein, figures fondatrices du chiisme. En outre, l’Irak est un élément essentiel pour l’influence de l’ancienne Perse dans la région, notamment en Syrie et au Liban. Sa reconquête par le sunnisme romprait la continuité confessionnelle instaurée après la révolution de 1979, qui s’est prolongée par des alliances avec les chiites du Liban (création du Hezbollah en 1982) et avec les alaouites de Syrie dont la doctrine, forgée au IXème siècle, est née au sein du chiisme mésopotamien.
Cette parenté justifie l’aide militaire et économique que l’Iran et le Hezbollah apportent au président Bachar El-Assad dans sa lutte contre une rébellion largement sunnite. Son armée a ainsi pu évincer cette dernière de zones, comme Qousseir et Homs, qui présentent un intérêt stratégique de premier plan pour lui puisqu’elles relient Damas à Lattaquié, le port méditerranéen situé en contrebas du Djebel Ansarié, fief ancestral des alaouites.
Grâce à ces reconquêtes, le raïs syrien contrôle maintenant 40 % du territoire syrien. C’est là, et parmi les expatriés outre-mer et les réfugiés dans les pays voisins, que s’est déroulée l’élection présidentielle du 3 juin. Réélu avec 88 % des voix, Assad s’apprête à effectuer son troisième mandat, mais il est peu probable qu’il parvienne à réunifier son pays, car, en Syrie comme en Irak, les haines confessionnelles ont atteint une profondeur rarement égalée depuis la discorde originelle, survenue dès les débuts de l’histoire de l’islam, au VIIème siècle.
Annie Laurent
Article paru dans La Nef n° 261 – Juillet-août 2014.