L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) n’occupe pas beaucoup de place ces temps-ci dans les médias. Pourtant, la réalisation de ce projet, en cours de négociation depuis le 3 octobre 2005, reste inscrite dans l’agenda européen malgré bien des aléas et des obstacles, parmi lesquels : l’opposition explicite d’une majorité des peuples du Vieux Continent inquiets de voir leur identité en péril et leur destin leur échapper par la volonté d’une oligarchie aveugle ; les atteintes aux libertés et la réislamisation de la société turque sous la conduite d’un régime mêlant autoritarisme et islamisme ; le refus d’Ankara de reconnaître aussi bien le génocide des Arméniens que la souveraineté entière de Chypre, dont le nord est occupé depuis 1974. Après trois ans de blocage, les pourparlers ont repris en novembre 2013 avec l’ouverture, voulue par la France, d’un quatorzième chapitre sur les 35 que comporte la procédure.
Pris au piège
En fait, les dirigeants européens sont pris au piège d’un engagement précipité, irréfléchi et imprudent, qui a été marqué dès le départ par l’ambiguïté. En invitant le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et son ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, à signer l’acte final de la Constitution européenne, proclamé à Rome le 29 octobre 2004, ils ont fait à la Turquie une promesse d’adhésion implicite.
En outre, bien que le vade-mecum encadrant les pourparlers avec Ankara comporte des conditions plus strictes que celles prévues pour les autres candidats à l’Union, notamment la possibilité d’y mettre un terme sur demande de la Commission et moyennant un vote du Conseil des ministres à la majorité qualifiée, une clause garantit à la Turquie qu’en pareil cas elle restera « pleinement ancrée dans les structures européennes avec le lien le plus fort possible » si elle le désire. Le document précise aussi que « ces négociations sont un processus ouvert, dont le résultat ne peut être garanti à l’avance », mais en même temps il affirme que « l’objectif partagé des négociations est l’adhésion » (1).
Deux arguments
Deux arguments spécieux ont souvent été invoqués pour justifier cette intégration.
On a rappelé le « passé européen » de la Turquie en omettant de préciser que ce pays fut en Europe comme puissance étrangère et coloniale et non comme nation européenne (à partir du XIVème siècle, l’Empire ottoman oeuvra avec constance à étendre sa domination, d’abord sur les Balkans puis sur le reste du continent). Or, la soumission au sultan-calife, assortie de l’islamisation forcée et de la dhimmitude (statut d’infériorité imposé par le pouvoir musulman aux peuples chrétiens), a été vécue comme un énorme traumatisme par une partie des peuples conquis qui gardent un souvenir amer de ce « joug ».
Elle a contribué à l’émergence d’une prise de conscience européenne encore embryonnaire, laquelle a joué un rôle essentiel dans les victoires de Lépante (1571) et de Vienne (1529 et 1683) puis dans la libération des pays balkaniques (2). Ces événements ont été perçus comme une résistance chrétienne au djihad islamique. Humiliée par ces échecs, l’orgueilleuse Turquie voit dans son adhésion à l’UE une occasion historique de reprendre pied sur le Vieux Continent où, grâce à son importante démographie (76 millions d’habitants), elle occuperait la seconde place au Parlement européen, juste après l’Allemagne (81 millions), ce qui lui confèrerait une influence décisive dans les orientations communautaires.
Le second argument présente l’accueil d’un « pays musulman laïque » comme un moyen de prouver qu’elle n’est pas un « club chrétien ». L’UE oublie que, contrairement à l’islam, la doctrine sociale de l’Eglise n’est pas confessionnelle mais offre à tous ce qu’il y a de meilleur pour l’homme et la société.
Le système imaginé en 1924 par Atatürk, le fondateur de la république, a placé la religion, en fait uniquement l’islam sunnite, sous la tutelle de l’Etat en l’associant à l’ethnie turque, ces deux éléments confondus étant seuls constitutifs de la pleine citoyenneté. Cette fausse laïcité a entraîné la quasi disparition des chrétiens, passés de 20 % à moins d’1% en un siècle, tandis que les critères démocratiques imposés par l’UE (avec la marginalisation politique de l’armée turque) et les entorses au kémalisme favorisent l’élaboration d’un droit de plus en plus inspiré par la charia (loi islamique).
L’attitude des dirigeants européens s’apparente à une fuite en avant qui dissimule de moins en moins le problème central posé par la question turque, à savoir l’identité de l’Europe en construction.
Annie Laurent
Article paru dans La Nef n° 259 – mai 2014
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(1) Cf. Annie Laurent, L’Europe malade de la Turquie, éd. F.-X. de Guibert, 2005, p. 11-12.
(2) Cf. Georges-Henri Soutou, « La problématique de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne », Géopolitique, n° 69, avril 2000.