LES DISSIDENCES DU CHIISME
Au clivage initial entre sunnites et chiites (cf. PFV n° 13), il faut ajouter plusieurs dissidences issues du chiisme : kharijisme, ismaélisme, alaouitisme, druzisme, ibadisme, zaydisme et bohoraïsme. Ayant élaboré des doctrines et des rites éloignés de l’Islam orthodoxe, leurs membres adoptent aussi des modes de vie moins légalistes.
Le kharijisme
(de kharajou = les sortants) doit son nom aux partisans d’Ali ayant refusé l’arbitrage proposé à ce dernier par Mouawiya (cf. PFV n° 13). D’abord d’un rigorisme extrême et favorables à la pratique du « meurtre religieux » sur simple soupçon d’infidélité, les kharijites ont opté pour des formes de plus en plus pacifiques de la religion tout en cultivant la « pureté » de leur groupe. En 684, une sécession survint à l’initiative de l’un d’eux, Ibn Ibâd. Ainsi naquit la communauté ibadite. Ultra-minoritaire et libérale, elle est présente en Oman et au Maghreb. Au IXème siècle, un mouvement rebelle, le zaydisme, du nom de son instigateur Zayd, vit le jour chez les kharijites de Mésopotamie et se transporta au Yémen. Les zaydites admettent la pluralité d’imams simultanés, désignés en vertu de leurs mérites, y compris guerriers.
L’alaouitisme
est né en Mésopotamie au IXème siècle à l’initiative de Mohamed Ibn Noçaïr, d’où le nom initial de noçaïris donné à ses disciples. Ceux-ci croient en une sorte de triade ayant en son centre Ali auquel sont associés Mahomet et l’un de ses compagnons, Salman. Leur doctrine, ésotérique, emprunte aussi à d’autres traditions religieuses, notamment à certains rites païens et chrétiens. Au XIVème siècle, le théoricien sunnite Ibn Taymiyya condamna les noçaïris pour « hérésie » et décréta le djihad contre eux.
Ayant trouvé refuge en Syrie, les noçaïris obtinrent de la France, titulaire d’un Mandat sur leur territoire au début du XXème siècle, d’être appelés alaouites (du nom d’Ali) à des fins de légitimité islamique dans un Proche-Orient dominé par le sunnisme. En 1970, l’un des leurs, Hafez El-Assad, s’empara du pouvoir à Damas où son fils Bachar lui a succédé. Le monde sunnite n’a jamais réellement accepté la « revanche historique » des alaouites. Une variante de l’alaouitisme est présente en Turquie sous le nom d’alévisme (près d’un quart de la population), non reconnu comme religion par Ankara.
Le druzisme
du nom d’un de ses premiers adeptes, Darazi, d’origine turque, est apparu sous la dynastie fatimide (chiite ismaélienne) qui gouvernait l’Oumma à partir du Caire (XIème siècle), mais c’est l’imam Hamza, d’origine iranienne, qui en élabora la doctrine selon laquelle le calife régnant, Hakim, était l’incarnation de l’Un (Dieu) tandis que lui-même, Hamza, était la manifestation de l’Intellect universel. Persécutés pour avoir proclamé l’abolition de la loi musulmane, les druzes se réfugièrent en Palestine, Syrie et Liban. Ils ont leur centre dans ce pays. Leurs croyances, qui empruntent à d’autres traditions religieuses (hindouisme notamment, avec la réincarnation) et philosophiques, se transmettent à une caste minoritaire d’« initiés » opposée à celle des « ignorants ». Les druzes se rallient politiquement au plus fort du moment.
Alaouites, alévis, druzes, zaydites et ibadites, libéraux en matière de mœurs, se sont constitués en sociétés fermées, endogames et non prosélytes.
Comme les chiites, ils pratiquent la taqiya (dissimulation) en cas de danger pour leur communauté.
LA REVANCHE CHIITE
Pendant les siècles de domination sunnite (turque, puis arabe) du Proche-Orient, les chiites ont été marginalisés, niés dans leur identité et parfois opprimés. La révolution opérée en Iran par Khomeyni en 1979 leur a offert une occasion historique de réaffirmation identitaire, tout en leur permettant de retrouver un rôle stratégique actif dans la région. Au Liban, les Iraniens ont suscité la création d’un Hezbollah richement doté en moyens financiers et militaires (1982) ; en Syrie, ils s’appuient sur les dirigeants alaouites ; en Irak, ils soutiennent les chiites qui détiennent l’essentiel des rouages de l’Etat depuis la chute de Saddam Hussein (2003). Ces alliances constituent « l’arc chiite » qui inquiète et humilie les sunnites soucieux de conserver leur prééminence politico-religieuse sur l’Islam.
Les Iraniens et leurs alliés arabes se mêlent en outre des causes auxquelles les sunnites tiennent le plus : contrôle des lieux saints (en 1979, des chiites ont tenté de s’emparer de La Mecque au moment du grand pèlerinage) ; résistance à « l’ennemi sioniste » (l’Iran soutient la guérilla anti-israélienne du Hezbollah et les islamistes palestiniens du Hamas) ; guerre civile en Syrie (l’Iran et le Hezbollah fournissent un appui diplomatique et militaire à Assad).
REPÈRES GÉOPOLITIQUES
Le sunnisme a toujours été majoritaire au sein de l’Oumma où il représente aujourd’hui 90 % de la population. La plupart des musulmans d’Afrique noire, d’Europe, d’Amérique, d’Extrême-Orient (Chine, Thaïlande, Philippines) et d’Océanie (Indonésie) sont sunnites.
Le sunnisme ne détient cependant le pouvoir que dans une partie des pays où il est majoritaire : monarchies de la péninsule Arabique, Egypte, Soudan, Etats d’Afrique du Nord, Turquie, Proche-Orient (sauf en Syrie, au Liban et en Irak), certaines provinces du Nigéria, plusieurs pays du Caucase et d’Asie centrale (notamment Afghanistan, Pakistan et Azerbaïdjan). Des minorités sunnites vivent aussi dans certains pays à majorité chiite (Iran, Irak).
Le chiisme constitue 7 à 8 % de l’ensemble islamique. Il est majoritaire en Iran ainsi qu’en Irak, pays où il détient l’essentiel du pouvoir depuis 2003 (année de la chute de Saddam Hussein, sunnite), à Bahreïn (émirat dominé par des sunnites) et au Liban, où il talonne le sunnisme au sein de l’Islam local.
Des minorités chiites, surtout ismaéliennes (cf. supra) ou dérivées (bohoras, p. ex.), existent en Asie centrale (Afghanistan, Pakistan), en Inde, dans plusieurs pays de la péninsule Arabique (Arabie-Séoudite, Yémen, Koweït, Oman), en Syrie, en Egypte, en Algérie (Mzab) et en Afrique noire.
Le resurgissement contemporain de l’antagonisme entre sunnites et chiites a pour cause essentielle la légitimité à la tête de l’Oumma.
Dans le monde islamique, l’heure est au retour de la « grande discorde » des origines.
« Les chiites sont pires que les juifs (…). On ne sait pas quelle est leur religion (…). Ce sont des infidèles, ce ne sont pas des musulmans, ce n’est pas vrai que le Coran est leur livre. Ce sont des menteurs. Ils disent une chose et en font une autre » (Fadel Chaker, salafiste libanais, Le Monde 26 juin 2013).
Annie Laurent
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