Article paru dans La Nef n° 341 – Novembre 2021

Hela Ouardi, universitaire tunisienne, publie une œuvre importante qui démythifie l’histoire des débuts de l’islam. Rencontre à l’occasion de la sortie du troisième tome des Califes maudits.

L’ensemble de votre œuvre (1) remet en cause l’histoire des débuts de l’islam telle qu’elle est généralement transmise. Vous qui enseignez la littérature française à l’Université de Tunis, comment avez-vous décidé de vous plonger dans ce travail d’historienne à la fois iconoclaste et titanesque ?

Il y a deux points importants dans votre question. Le premier concerne « la remise en cause » : je pense que je fais exactement l’inverse dans la mesure où je tente de restaurer la véritable histoire des débuts de l’islam et de mettre en évidence le caractère mythique et mystificateur de la version « généralement transmise » comme vous dites. Au début de mon investigation, je me suis posé cette double question : où se trouve cette version authentique ? Qui est chargé de la transmettre ? La réponse aux deux questions c’est : nulle part et personne. Tout ce que le musulman connaît de la genèse de sa religion, ce sont des bribes de récits légendaires et incohérents. Donc j’estime que mon projet se fonde sur deux gestes majeurs qui n’ont rien à voir avec une quelconque attitude subversive : mettre de l’ordre dans cette histoire et la rendre intelligible. Le parti pris narratif dans mes livres me permet d’atteindre ce double objectif.

Quant au rapport avec ma spécialité académique, il va de soi. Ma formation littéraire, loin de me rendre étrangère au travail d’investigation historique sur la Tradition musulmane, m’y a très bien préparée. Le corpus de cette tradition est un corpus littéraire par excellence (et nous n’avons que cela pour nous renseigner sur les débuts de l’islam – il n’y a aucune trace archéologique datant de la période du Prophète et même de ses premiers successeurs). L’historien de l’islam est donc condamné à analyser une tradition littéraire. Et là je dois reconnaître que je suis un peu « comme un poisson dans l’eau » car ma grande familiarité avec l’analyse des textes me met dans de très bonnes prédispositions en la matière. Le seul changement notable par rapport à mes recherches précédentes (littérature et civilisation françaises) c’est celui de la langue ; or, comme je suis bilingue, l’étude des textes en arabe et leur restitution en français ne me pose pas de problèmes particuliers.

Vos enquêtes se réfèrent à une multitude de sources islamiques, sunnites et chiites, dont certaines sont très anciennes. Par quel moyen concret avez-vous pu y accéder alors que beaucoup d’entre elles semblent, sinon occultées, du moins non transmises, comme si on voulait les rendre suspectes pour ne pas gêner l’approche hagiographique de l’histoire ?

Comme je vous l’ai dit, il n’existe pas de « version officielle » de l’histoire de l’islam. Par ailleurs, je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’idée de suspicion que vous évoquez : les musulmans vénèrent les sources de la Tradition sans les lire et sans les connaître ; et tout mon travail consiste à révéler le contenu de ces livres pour les rendre accessibles en brisant un peu la cage en verre dans laquelle on les a emprisonnés pendant des siècles.

Vous soulignez qu’aucun texte écrit par Mahomet ou dicté par lui à ses secrétaires n’a été conservé alors que, contrairement à la légende, il n’était pas illettré, ce que confirment des savants occidentaux. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?  

L’illettrisme présumé de Mahomet est une ruse théologique destinée à appuyer le dogme du miracle coranique. Pour montrer que le Coran est une œuvre divine et non humaine, on a véhiculé l’idée qu’un analphabète n’était pas capable de produire un livre aussi érudit et bien écrit. Dans mes ouvrages, je donne des preuves irréfutables tirées de la tradition musulmane qui anéantissent la légende de l’illettrisme du prophète de l’islam. Cette légende s’est d’ailleurs imposée à la faveur du flou sémantique qui entoure l’adjectif arabe « ummî » dont Mahomet est souvent flanqué : ce mot désigne à la fois l’analphabète, l’adepte d’une religion sans Livre (au début, les détracteurs de Mahomet ont refusé de reconnaître sa prophétie parce qu’il n’a pas apporté de livre sacré) ; enfin, le mot « ummî » peut également désigner un homme originaire de La Mecque qui était surnommée « Umm al-qurâ » (ce surnom figure dans le Coran). Donc vous voyez, le flou autour de l’illettrisme de Mahomet est le pur produit d’une polysémie lexicale !

Les « Califes bien guidés » : telle est l’appellation réservée aux premiers successeurs de Mahomet, que l’on présente comme des modèles à imiter alors même que leur personnalité n’a rien d’exemplaire tandis que leur vie familiale et sociale, ainsi que l’exercice de leur pouvoir furent jalonnés d’horreurs en tout genre, ce dont témoignent amplement vos découvertes. Pensez-vous convaincre vos lecteurs musulmans du bienfondé de l’étiquette « Califes maudits » que vous leur attribuez ?

Je ne veux convaincre personne. Je fais mienne la célèbre phrase de Montaigne : « Je n’enseigne point, je raconte ». Donc je rapporte des faits qui ne sont pas du tout de mon invention ni même le fruit de mon interprétation. Ainsi l’étiquette « califes maudits » ne traduit pas une prise de position personnelle par rapport à ces personnages de l’histoire ; elle met l’accent sur un événement bien précis (sur lequel les sunnites et les chiites sont curieusement d’accord) : les deux premiers califes ont été maudits par Fâtima, la fille de Mahomet, parce qu’ils l’ont déshéritée, l’ont tellement malmenée qu’elle est morte de chagrin (ou d’autre chose de moins naturel !) quelques semaines seulement après son père. C’est un fait rapporté dans le menu détail dans toutes les sources et je défie quiconque de me contredire sur ce point.

Votre série s’arrête à Omar, le deuxième Calife (634-644). Allez-vous poursuivre vos recherches sur les suivants ?

C’est prévu, évidemment ; mais les deux prochains (Uthmân et Ali) ne seront pas intégrés dans le cycle des « Califes maudits » ; ils feront l’objet de monographies séparées.

Ne craignez-vous pas d’être accusée de mécréance ou soupçonnée de décrédibiliser l’islam comme religion à l’heure où il se présente sous des aspects inquiétants dont souffrent aussi des musulmans ?

Et vous, quand vous prenez la route, ne craignez-vous pas d’avoir un accident ? Je ne pense pas aux menaces virtuelles car si je les envisageais, je ne ferais plus rien. Par ailleurs, celui qui m’accuse d’être mécréante et de décrédibiliser l’islam ne fait en réalité que porter l’accusation aux « vénérables » auteurs de la tradition musulmane car je ne fais que rapporter fidèlement ce qu’ils disent.

Depuis quelques années, un nombre croissant d’intellectuels musulmans appellent à une réforme de la pensée islamique. Certains d’entre eux vous rejoignent-ils dans votre entreprise de déconstruction historique ? Autrement dit, l’islam peut-il se réconcilier avec l’histoire sans risquer l’anéantissement ?

Je préfère plutôt parler de « reconstruction historique » car la mythification et l’instrumentation idéologique du passé ont littéralement anéanti l’histoire de l’islam et ont fait de cette religion une momie, un objet intemporel et anachronique ; je considère que mon travail est une restauration-reconstruction ; je veux donner vie à cette mémoire fossilisée, en rendant aux personnages fondateurs de l’islam leur dimension humaine qui les montrerait plus proches de nous. Donc l’islam, en se réconciliant avec l’histoire, ne risque pas l’anéantissement ; bien au contraire : il va ressusciter.

Beaucoup mettent en avant la nécessité d’en finir avec le dogme du Coran « incréé » qui bloque la contextualisation des passages les plus inadaptés au monde actuel (condition de la femme, légitimation de la violence, etc.) ; d’autres soulignent l’absence d’une autorité reconnue qui pourrait assumer une telle responsabilité. Sous quelle forme voyez-vous cette résurrection ?

            La résurrection ne se fera pas du tout sur le plan dogmatique mais par un travail sur les représentations comme par exemple l’humanisation du personnage du Prophète et de ses Compagnons dans des films, des séries, des documentaires qui les mettent en scène pour qu’ils cessent d’être des fantômes désincarnés. Et là, je pense que l’appropriation esthétique de l’histoire de l’islam par des artistes, des créateurs, des dramaturges, etc. pourrait provoquer une action durable sur les esprits. La Renaissance en Europe s’est accompagnée d’atroces conflits religieux. Pourtant, cette période continue de rayonner sur l’histoire universelle, précisément parce qu’elle a été porteuse d’un projet esthétique décisif. L’islam attend la révolution esthétique qui le ranimera de l’intérieur.

                                                                       Propos recueillis par Annie Laurent

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  • (1) Les derniers jours de Muhammad, 2016, rééd. poche 2017, 368 p., 8, 90€.
  • Les Califes maudits. La déchirure (vol. 1), 2019, rééd. poche 2021, 272 p.,9, 50€.
  • Les Califes maudits. A l’ombre des sabres (vol. 2), 2019, 272 p., 19, 90 €.
  • Les Califes maudits. Meurtre à la mosquée (vol. 3), 2021, 368 p., 20 €.
  • Tous ces livres sont édités par Albin Michel.