Lorsque l’islam apparut,

au VIIème siècle, le Proche-Orient était largement christianisé, même si le judaïsme y était encore bien représenté. Outre l’Asie Mineure et l’Arménie, le christianisme était implanté en Palestine, dans le Croissant fertile (Syrie et Mésopotamie), dans l’ancienne province romaine d’Arabie (1), où saint Paul avait séjourné après son baptême (Ga 1, 15-17), au Yémen, en Egypte et dans le Sinaï. Les Actes des Apôtres signalent la présence d’Arabes à Jérusalem le jour de la Pentecôte (2, 11). L’évangélisation était le fruit du travail missionnaire de plusieurs apôtres : Pierre, Jean, Thomas, Marc, Barthélémy et Paul, bien sûr. L’Eglise du Levant était organisée en diocèses dépendant de quatre patriarcats : Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople.

Mais la chrétienté orientale

était très affaiblie à cause de ses divisions internes et des rivalités politiques qui opposaient notamment les deux grands Empires du moment dans cette région, Byzance et la Perse. Cette double instabilité favorisa la conquête islamique, sans que l’on doive pour autant s’en tenir à l’affirmation trop simpliste, souvent émise, selon laquelle les musulmans auraient été accueillis en libérateurs.

La division institutionnelle de la chrétienté universelle avait commencé en 395 lors du partage par Théodose 1er de l’Empire romain entre ses deux fils, Honorius, qui reçut l’Occident, et Arcadius, à qui échut l’Orient.

Cette séparation entraîna une disparité culturelle entre les deux « poumons » chrétiens, même si le latin resta langue officielle de toute l’Eglise jusqu’en 535, date à laquelle l’Orient adopta le grec, qui cohabitait déjà là-bas difficilement avec trois idiomes sémitiques (araméen, syriaque et arabe), plus l’arménien et le copte. Greffés sur des divergences exégétiques et dogmatiques, des querelles de préséance patriarcales, des calculs politiques, les malentendus sémantiques entraînèrent des schismes jusqu’à provoquer les déchirures qui perdurent dans cette « Arabie, faiseuse d’hérésies », selon un dicton ancien cité par les Pères de l’Eglise.

Une crise

Le IVème siècle fut d’abord marqué par la crise provoquée par un prêtre d’Alexandrie, Arius, qui niait la divinité du Christ. Bien qu’ayant été condamné par le premier concile œcuménique, tenu à Nicée en 325, au cours duquel fut définie la consubstantialité du Fils avec le Père, l’arianisme connut une expansion prodigieuse en Orient ainsi qu’en Occident, du fait de l’empereur Constantin qui réhabilita Arius et exila Athanase, l’évêque d’Alexandrie, principal opposant à l’hérésie. Compte tenu de l’ampleur des emprunts du Coran à la doctrine arienne et sa négation de la Trinité, il n’est pas étonnant de lire sous la plume de l’Egyptien Sayyed Qotb (1906-1966), idéologue des Frères musulmans, qu’« Arius est le représentant le plus valable du christianisme » (2).

Un siècle après, une nouvelle crise

survint à l’initiative de Nestorius. Ce moine syrien, devenu patriarche de Constantinople en 428, formé par l’exégèse dualiste en vigueur à la Didascalée (Ecole théologique) d’Antioche, privilégiait l’humanité de Jésus au détriment de sa divinité, d’où son refus d’admettre que Marie est mère de Dieu, comme on le croyait à la Didascalée d’Alexandrie où l’on insistait sur l’unité substantielle entre les deux natures du Christ. En 431, le concile d’Ephèse proclama la Vierge Marie Theotokos (en grec « qui enfante Dieu ») et déposa Nestorius pour hérésie.

Mais le nestorianisme se répandit jusqu’en Mésopotamie et en Perse, territoires alors dominés par les Sassanides, où l’Eglise locale, qui avait déjà rompu son lien avec le patriarcat d’Antioche, situé en terre byzantine, dans l’espoir d’échapper aux persécutions, en fit sa doctrine officielle.

Des tribus arabes chrétiennes, également vassales des Perses, notamment celle des Lakhmides, établie à Hîra, au sud de Babylone, devinrent elles aussi nestoriennes, entraînant sur cette voie les riverains du golfe Persique. La suppression de leur royaume par les Sassanides les laissera sans défense lors de la conquête islamique. A l’ouest, sur le site de l’antique Bosra (sud de la Syrie), les guides montrent une chapelle où aurait vécu le moine nestorien Bahîra. Là, accueillant Abou Taleb et son neveu Mahomet encore enfant, lors d’une halte que ceux-ci firent avec la caravane qu’ils accompagnaient vers le nord, le religieux aurait reconnu le destin « prophétique » du garçon.

En 433, un accord

conclu entre Jean et Cyrille, respectivement patriarches d’Antioche et d’Alexandrie, stipula la distinction entre les natures divine et humaine du Christ et leur union sans confusion. Cette définition ne reçut pas l’assentiment de tous les anti-nestoriens. Certains crurent qu’elle sous-entendait une séparation absolue entre les deux natures et revenait donc à nier l’unicité christique. Ils suivirent alors la thèse monophysite (du grec monos = seul et physis = nature) d’un moine syrien, Eutychès, pour qui la nature humaine du Christ était absorbée par sa nature divine.

Malgré l’excommunication d’Eutychès par le patriarche de Constantinople, Flavien, soutenu théologiquement dans cette démarche par le pape Léon le Grand, le monophysisme fut cautionné par le patriarche d’Alexandrie, Dioscore.

La déposition de ce dernier par le concile de Chalcédoine (451) entraîna l’adoption de cette doctrine par l’Eglise d’Egypte qui trouvait là le moyen de se dégager de la tutelle politique de Constantinople. Il faut dire que Justinien, en vue d’unifier l’empire byzantin sous l’orthodoxie chalcédonienne, exerça une sévère répression contre les monophysites.

En 536,

l’Eglise copte s’organisa alors de manière indépendante. A partir de 617, elle eut à subir les ravages des envahisseurs perses. A leur départ, dix ans après, le souverain byzantin, Héraclius, nomma un certain Cyrus, venu du Caucase, à la fois vice-roi d’Egypte et évêque d’Alexandrie. Lui aussi s’efforça de contraindre les coptes d’adopter la foi melkite de Chalcédoine, faisant mourir les récalcitrants dans ce but. Un événement troublant survint alors : en 629, Cyrus, croyant peut-être amadouer Mahomet qui convoitait l’Egypte, lui offrit deux jeunes vierges coptes, Mariam et Shirin. Le prophète de l’islam fit de Mariam une concubine qui lui donna son seul fils, Ibrahim.

Le monophysisme se diffusa par ailleurs parmi les chrétiens de la Syrie intérieure où, contrairement aux cités hellénisées du rivage méditerranéen, les populations étaient de culture syriaque. Cela se fit sous l’impulsion du moine Jacques Baradée. Evêque d’Edesse, ayant rejeté les canons de Chalcédoine, il voulait aussi se soustraire au césaro-papisme byzantin.

Avant sa mort, survenue en 578,

il nomma et ordonna un patriarche monophysite, Paul le Noir, ainsi que des évêques et des prêtres, fondant ainsi l’Eglise jacobite ou « syrienne » dont le siège était à Antioche. Ses fidèles furent plutôt bien traités par les Perses qui avaient envahi la Syrie au début du VIIème siècle et les utilisaient dans leur hostilité à Byzance. La conquête arabo-musulmane (634-638) les débarrassa des deux empires ennemis, mais il y eut de nombreux passages à l’islam. Car, malgré une « tolérance dédaigneuse » (3), prémisse de la dhimmitude, le califat installé à Damas sut, dans un premier temps, séduire et rassurer les baptisés en les enrôlant dans son administration.

Enfin, le monophysisme

s’implanta dans les régions méridionales, centrales et occidentales de la péninsule Arabique, en particulier au sein de la tribu des Banu Ghassan, originaire de l’« Arabie heureuse » (l’actuel Yémen), territoire très tôt évangélisé grâce au voisinage de l’Abyssinie chrétienne, comme en témoignent notamment les vestiges d’une cathédrale à Sanaa. Au-delà de l’hérésie, comme le montrent des études solidement étayées (4), ce christianisme bricolé, perméable aux évangiles apocryphes dont le Coran s’inspire, conservait en outre des relents de paganisme et des superstitions.

Et puis, le mode de vie errant des Bédouins les privait d’attaches à des institutions stables et les réduisait à une pratique sacramentelle aléatoire. La fragilité et la superficialité des chrétientés arabes les ont certainement empêché d’y voir clair sur le caractère résolument anti-chrétien de l’islam, qui semble n’avoir eu aucun mal à les faire tomber dans son escarcelle. Un phénomène semblable se produira ensuite dans toute l’Afrique du Nord berbère, romanisée et minée par l’hérésie sous le coup des invasions arabo-musulmanes (5).

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef, n° 283, juillet 2016

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  • Cette province comprenait le Hauran, avec Bosra pour capitale, pays de Philippe l’Arabe, qu’Eusèbe de Césarée décrit comme le premier empereur chrétien ; la Transjordanie, avec Jerash et Philadelphie [Amman], ainsi que l’Arabie Pétrée [Petra].
  • Cité par Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mahomet, Université de Louvain-la-Neuve, 1988, p. 50.
  • Pierre Rondot, Les Chrétiens d’Orient, J. Peyronnet éd., Paris, 1955, p. 73.
  • Havenith,  cit. ; Louis Cheikho, Le christianisme et la littérature chrétienne en Arabie avant l’Islam, présenté par Camille Hechaïmé, Dar el-Machreq, Beyrouth, 1986.
  • Anne Bernet, Les chrétientés d’Afrique, des origines à la conquête arabe, Editions de Paris, 2006.