Article paru dans FRANCE-CATHOLIQUE n° 3691 – 4 septembre 2020

Pour beaucoup d’Européens, la Turquie contemporaine est un pays laïque ; certains la voient comme un « modèle de démocratie musulmane ». Pour autant une question mérite d’être posée : la réislamisation actuelle signe-t-elle une rupture avec l’héritage de Mustapha Kémal, fondateur de la république en 1923 ? Autrement dit, la Turquie moderne fut-elle jamais un Etat vraiment laïque ?

Au début du XXème siècle, les idéaux de la philosophie des Lumières s’étaient répandus au Proche-Orient. Introduits par les savants qui accompagnaient l’expédition de Bonaparte en Egypte (1798-1801), ils inspirèrent la politique de modernisation de Méhémet-Ali (1769-1849), sujet ottoman né en Macédoine et nommé vice-roi d’Egypte en 1805. Des intellectuels arabes, musulmans et chrétiens, qui étaient de surcroît désireux de s’émanciper de la tutelle turque en rénovant la langue arabe, se firent les promoteurs des valeurs de progrès, de liberté, d’égalité, de démocratie, de citoyenneté et de recherche scientifique. Ainsi naquit la Nahda (« Renaissance » en arabe), matrice du nationalisme arabe qui était censé transcender les appartenances confessionnelles.

Ces idées gagnèrent certains milieux turcs tels que le Comité Union et Progrès, mouvement nationaliste fondé par les Jeunes-Turcs opposants au sultan et dont Mustapha Kémal était proche. Défiant le traité de Sèvres (10 août 1920), qui consacrait le démantèlement et la mise sous tutelle de la quasi-totalité de l’Empire ottoman, ce général entra en guerre contre les Alliés, surtout l’armée grecque. Victorieux, il fit émerger la Turquie comme Etat indépendant centré sur l’Anatolie avec un morceau de Thrace, le tout reconnu par le traité de Lausanne (24 juillet 1923). Ce succès, qui valut à Kémal le surnom d’Atatürk (« Père des Turcs »), lui permit de réaliser son rêve : ancrer la Turquie dans la civilisation occidentale dont il admirait le rationalisme. Elu président par la première assemblée parlementaire (29 octobre 1923), il abolit le califat (3 mars 1924). Puis, il réforma tout le système juridique, supprimant la charia (loi islamique) comme source du droit et la remplaçant par des codes européens, y compris pour le droit civil, allant jusqu’à prohiber le port du voile pour les femmes. Mais il dut attendre 1928 pour faire abroger, par une révision constitutionnelle, la mention de l’islam comme « religion d’Etat » et 1937 pour ériger la laïcité en principe fondamental.

La laïcité turque est cependant entachée d’ambiguïté du fait qu’elle n’implique ni la neutralité religieuse de l’Etat ni la séparation entre l’Etat et les religions. Dès l’abolition du califat, Atatürk créa une Direction des affaires religieuses (Dyanet). Rattachée au Conseil des ministres, elle dirige et règle les questions relatives aux croyances et au culte : construction de mosquées et d’écoles coraniques ; nomination, formation et rétribution des imams et des enseignants en religion. C’est à elle qu’Erdogan a confié la gestion de Sainte-Sophie après lui avoir ôté le statut de musée que lui avait conféré Atatürk en 1934.

Cette mise sous tutelle comporte un vice dans la mesure où le concept de religion se confond implicitement avec l’islam sunnite. Ainsi l’a voulu le fondateur de la république. Bien qu’élevé dans l’islam, il méprisait cette « théologie absurde d’un Bédouin [Mahomet] immoral, cadavre putréfié qui empoisonne nos vies » (Benoît-Méchin, Mustapha Kémal ou la mort d’un empire, Albin Michel, 1954) mais, connaissant l’identification de la majorité des Turcs avec l’islam sunnite, il savait ne pas pouvoir les détacher de leur religion, même s’il mettait tout en œuvre pour privatiser la pratique religieuse et séculariser les mœurs, notamment sous l’influence de l’armée très attachée aux principes kémalistes.

L’Etat entretient en fait une confusion entre identité turque et sunnisme. Ainsi, les Kurdes, quoique majoritairement sunnites, sont privés de certaines libertés en raison de leurs particularités ethniques et culturelles ; les alévis, adeptes d’une doctrine considérée comme hérétique, quoiqu’ethniquement turcs, ne bénéficient d’aucune reconnaissance religieuse. Quant aux chrétiens, leur nationalité turque ne leur confère pas un statut d’égalité avec leurs compatriotes sunnites (cf. encadré). En un siècle, la laïcité turque a davantage accéléré le déclin des chrétiens que des siècles de domination religieuse. Ils ne représentent plus que 0, 1 % des 90 millions d’habitants.

Pendant ce temps, l’Etat et la société connaissent une réislamisation croissante, comme l’a montré en 2002 la victoire électorale du Parti de la Justice et du Développement (AKP) qui a conduit Erdogan à la tête du gouvernement. Depuis son élection comme président en 2014, ce militant islamiste met tout en œuvre pour enterrer l’héritage d’Atatürk, dont les statues disparaissent peu à peu du paysage. Il entend bien y parvenir pour les élections de 2023 qui coïncideront avec le centenaire de la république.

En fait, la laïcité à la turque présente une contradiction qu’analyse ainsi le professeur turc Emre Oktem : « Le politique a pénétré dans le religieux pour mieux le contrôler, mais le religieux en a profité pour s’introduire dans l’appareil étatique. La Dyanet avait été conçue comme un instrument de contrôle étatique. Elle assuma bien son rôle mais elle servit également, et avec beaucoup de succès, à propager la religion islamique, selon la confession sunnite, si bien que l’Anatolie a subi une vague d’islamisation orthodoxe qu’elle n’avait guère connue à l’époque ottomane, où les moyens de communication étaient si précaires et l’Etat si peu présent » (cité par A. Laurent, L’Europe malade de la Turquie, F.-X. de Guibert, 2005).

Annie Laurent