Article paru dans La Nef n° 295 – Septembre 2017

 

Ashraf et Bernadette Sadek, couple franco-égyptien qui dirige Le Monde copte, ont publié, six ans après le premier, le deuxième volume de la trilogie Un fleuve d’eau vive qui est l’œuvre la plus complète sur le séjour en Egypte de la Sainte Famille. Présentation d’un travail remarquable.

 

« Après leur départ [des Mages], voici que l’Ange du Seigneur apparaît à Joseph et lui dit : “Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Egypte ; et restes-y jusqu’à ce que je te dise. Car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr”. Il se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Egypte ; et il resta là jusqu’à la mort d’Hérode pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur : D’Egypte, j’ai appelé mon fils (1) […]. Quand Hérode eut cessé de vivre, voici que l’Ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en Egypte, et lui dit : “Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d’Israël » (Mt 2, 13-15). Ces événements, que saint Matthieu est le seul des quatre auteurs des évangiles canoniques à relater, retiennent généralement peu l’attention des chrétiens en Occident. Il en va tout autrement en Orient, spécialement chez les Egyptiens, premiers concernés. Chaque année, les coptes célèbrent « l’Entrée du Christ en Egypte » (et non la « fuite »), inscrite au 1er juin dans leur calendrier liturgique.

Pour l’Eglise copte, il s’agit d’un épisode fondateur auquel elle est très attachée, comme le soulignent le professeur d’égyptologie Achraf Sadek et son épouse Bernadette dans l’introduction du premier tome d’une trilogie intitulée Un fleuve d’eau vive, éditée sous le label de la revue Le Monde copte qu’ils ont fondée avec l’érudit russe Pierre de Bogdanoff en 1976 (2).

 Les Egyptiens, à travers leurs traditions […], se sont emparés avec un amour immense de ce récit qui signifiait pour eux qu’ils étaient l’objet d’une attention toute particulière de la part de Dieu : le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, il est même venu jusque chez nous, sur notre Terre mais aussi dans notre propre pays. Sa présence nous a bénis, elle a effacé à tout jamais la malédiction qui pesait sur nous depuis l’Exode, elle a fait de l’Egypte une terre sainte » (t. I, p. 13).

Bâtie sur une solide rigueur scientifique, assortie d’enseignements théologiques d’une remarquable justesse et de commentaires spirituels profonds, cette œuvre est d’une valeur inestimable. Elle mérite donc une large diffusion. Sa lecture initie à l’impressionnante force religieuse des coptes tout en nous rapprochant d’eux, ce qui est nécessaire en ces temps où ils connaissent un regain de persécutions, comme ils en ont d’ailleurs connus beaucoup dans leur histoire au point d’associer leur Eglise avec le martyre. Les deux tomes disponibles (le troisième est en cours de réalisation) comportent en outre de magnifiques illustrations, notamment la reproduction d’icônes, si émouvantes dans la simplicité qui caractérise la tradition copte.

LES SOURCES

Le premier volume, essentiel pour aborder le second, est consacré aux sources. La principale est bien sûr le passage de l’évangile de saint Mattieu, auquel les auteurs consacrent une analyse très fine, explicitant chaque mot, s’appuyant aussi sur les récits et prophéties de l’Ancien Testament qui préfigurent la vocation de l’Egypte dans le dessein du salut, ce qui leur permet d’affirmer l’authenticité du séjour de la Sainte Famille au pays du Nil, à l’encontre de certaines exégèses adeptes d’une lecture symbolique.

A et B. Sadek ont également recensé comme sources fiables les passages sur l’enfance de Jésus contenus dans cinq évangiles apocryphes, avec les nombreux miracles attribués au Fils de Dieu, alors âgé de moins de deux ans (soumission de bêtes sauvages, animation d’oiseaux d’argile, surgissement de puits dans le désert, conversion de païens, notamment d’un brigand, futur bon larron crucifié avec le Christ, guérisons d’aveugles et résurrections de morts, etc.). Parmi ces prodiges, la chute des idoles, annoncée par Isaïe (19, 1), est le « thème-phare » des écrits relatifs au séjour de Jésus, Marie et Joseph en Egypte. Si les chrétiens autochtones ont intégré ces faits dans leurs traditions c’est à cause de leur familiarité avec le surnaturel, notent les auteurs, qui se veulent cependant prudents quant à leur exactitude, notant en particulier leurs déformations et leurs disparités. L’essentiel pour eux est le sens qui s’en dégage quand il est compatible avec l’orthodoxie évangélique, en particulier la foi en l’Incarnation.

D’autres textes s’ajoutent à ces apocryphes :

ils constituent la « Geste copte de l’entrée en Egypte ». Parmi eux figurent une Vision de Théophile, écrite à partir du récit que ce dernier, pape d’Alexandrie aux IVè-Vè siècles, reçut directement de la Vierge Marie ; des homélies anciennes, des Actes de martyrs et de saints, ainsi que des hymnes, psalmodies et doxologies. De ceux-ci se dégagent émerveillement et action de grâces pour l’action de Dieu, une profonde dévotion envers Marie à qui de très nombreuses églises sont dédiées, l’éloge du « vieillard » Joseph dans son humilité et son obéissance (dans la tradition copte, le père nourricier de Jésus était un homme âgé) et de Salomé, l’amie qui servait la Sainte Famille pendant son exil. A. et B. Sadek relèvent que les textes liturgiques démentent l’accusation d’hérésie monophysite (négation de l’humanité du Christ, qui ne serait qu’une apparence) faite aux coptes depuis le concile de Chalcédoine (451) (3). Les auteurs mentionnent enfin des commentaires d’historiens et de théologiens ainsi que des récits anciens de pèlerins.

LES SITES

Préparé par toutes ces sources, le lecteur peut entreprendre le pèlerinage sur les pas de la Sainte Famille en visitant les sites répertoriés et décrits en détail dans le deuxième volume de la trilogie qui reprend la carte éditée par l’Eglise copte-orthodoxe en 2000. Pourquoi Jésus, Marie et Joseph ne sont-ils pas demeurés au même endroit dans ce pays où, selon une tradition attestée dès le IIè siècle, ils ont séjourné trois ans et six mois ? Lors de sa visite à Rome, le 10 mai 2013, le patriarche Théodore II expliqua au pape François le sens de cette mobilité.

Pendant plus de trois ans, la Sainte Famille a visité les villages et les villes d’Egypte, se déplaçant d’est en ouest, du nord au sud, marquant ainsi le pays tout entier du signe de la Croix » (t. II, p. 42).

Pour A. et B. Sadek, le Christ, voulant manifester que sa mission ne concernait pas que le peuple juif, a choisi l’Egypte comme symbole des nations, au sens biblique du terme.

Le parcours proposé par nos auteurs commence à Bethléem, en fidélité donc au récit de saint Matthieu. Une fois la Palestine traversée, il faut longer le littoral méditerranéen au nord du Sinaï, en passant par El-Arich puis Farama, la « clé de l’Egypte ». Ici s’est accomplie la prophétie d’Isaïe : « Voici que le Seigneur, monté sur une nuée légère [la Vierge Marie] vient en Egypte. Les idoles de l’Egypte tremblent devant lui et les Egyptiens sentent leur cœur défaillir » (19, 1). Et l’on atteint le delta du Nil, région qui a vu fleurir le martyre et le monachisme, comme en témoigne le monastère du IIIè siècle dédié à sainte Damienne, tuée en ce lieu lors de la persécution de l’empereur Dioclétien avec les 40 vierges qui s’y étaient retirées dans la prière. Au Caire, trois sites majeurs rappellent le passage de la Sainte Famille : l’arbre de Matariya qui abrita les voyageurs, l’église Saint-Serge et l’église dite « la Suspendue » édifiées sur les lieux de leur habitation.

Au sud de la capitale, à Maadi, une splendide basilique s’élève au bord du Nil, là où ils se sont embarqués pour poursuivre leur périple jusqu’en Moyenne-Egypte, allant « de village en village » pour purifier le peuple de l’idolâtrie. Partout, le pèlerin découvre les traces, parfois tangibles, de ce passage. Ainsi, l’église de Djebel El-Teir (la Montagne aux Oiseaux) abritait un rocher portant l’empreinte de la paume enfantine de Jésus. Le point ultime du pèlerinage est le mont Qosqâm où Joseph fut informé par l’Ange qu’il devait rentrer en terre d’Israël. Au cœur du monastère de la Vierge, à El-Mouharraq (« La Brûlée »), on peut voir une pierre sur laquelle Marie aurait langé son Fils. Dans l’Homélie de Théophile, qui appartient à la Geste copte (4), ce dernier raconte la narration qu’il reçut de la Vierge concernant la bénédiction de cette pierre, effectuée par Jésus Lui-même après sa Résurrection, entouré de sa mère et de ses apôtres, afin qu’elle devienne le premier autel en Egypte, comme l’avait prophétisé Isaïe : « Ce jour-là, il y aura un autel au milieu de la terre d’Egypte » (19, 19).

Sans manquer d’évoquer la dureté du temps présent pour les coptes, A. et B. Sadek concluent leur ouvrage par une note d’espérance. « Non, la bénédiction de l’Egypte par le Christ n’a pas été vaine » (t. II, p. 377). Leur troisième tome présentera la fécondité de cet épisode fondateur.

 

Annie Laurent

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  • Osée 11, 1. Cette prophétie concerne le peuple élu d’Israël. Cf. t. I, p. 28-29.
  • Le Monde copte n° 34, (319 p., 2011) et 35 (415 p., 2017), 11 bis rue Champollion – 87000 Limoges. Courriel : contact@lemondecopte.com. Le prix de chaque volume est de 35 €.
  • Refusant la formule de Chalcédoine, les coptes ont adopté celle de saint Cyrille d’Alexandrie selon laquelle le terme « monophysisme » – une seule nature – englobe la divinité et l’humanité du Christ. Le malentendu qui s’en est suivi a été levé par la déclaration christologique commune signée à Rome en 1973 entre les papes Paul VI et Chenouda III.
  • t. I, p. 111.