Article paru dans La Nef n° 297 – Novembre 2017
Entretien avec Boualem SANSAL, recueilli par Annie Laurent
Pour nous permettre de mieux vous connaître, pourriez-vous retracer votre itinéraire d’Algérien musulman et d’écrivain francophone attaché à la liberté d’expression ?
Mon itinéraire est plutôt quelconque. Je suis né en 1949 à Theniet el-Had, une petite ville située dans le merveilleux « parc national des Cèdres », au cœur de l’Atlas. Mais c’est à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, que j’ai toujours vécu. Je trouve flatteur de dire qu’entre 1957 et 1960, j’avais un voisin illustre, Albert Camus, et que ce voisinage a influencé mon parcours. Après le bac, j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur, complété plus tard par des études d’économie. J’ai ensuite travaillé comme ingénieur, consultant, chef d’entreprise publique, enseignant, et enfin, de 1992 à 2003, j’ai été haut-fonctionnaire au Conseil économique et social et dans divers cabinets ministériels. En 1999, en pleine guerre civile, j’ai publié en France un premier roman, Le serment des barbares, qui sera suivi d’une dizaine d’autres livres (romans et essais). A cause de mes écrits, j’ai été limogé du ministère de l’Industrie en mars 2003. Depuis, je me consacre à mes activités littéraires.
Est-il facile de vivre et d’écrire dans le contexte actuel de l’Algérie, au sein d’une société marquée par l’islamisme ?
Je suis cerné de partout. On me reproche beaucoup de choses : ma proximité avec la France, avec Israël, avec le Maroc, avec le mouvement autonomiste kabyle, mon engagement pour la francophonie, la laïcité, les droits de l’homme, la décolonisation de l’Histoire ; on m’accuse d’être anti-islam, anti-arabe, anti-algérien. Mon dossier est lourd. Mais bon, je fais ce que je crois être utile et cela m’encourage. Je tiens à alerter sur ce qui, à mon avis, est le problème numéro 1 de notre époque : l’islamisation conquérante dont l’islamisme est une composante forte. J’ai assez étudié la montée des idéologies en Europe dans les années 1930 pour voir une grande similitude entre ces deux phénomènes. L’histoire se répète. Hier comme aujourd’hui nous voyons sans croire, nous entendons sans comprendre, et ainsi, peu à peu, la société bascule dans la nouvelle idéologie.
La différence est qu’avec l’islamisme, on a affaire à une idéologie religieuse, alors que les précédentes étaient athées. N’est-ce pas plus redoutable ?
L’islamisme est une doctrine totalitaire, il ne vise pas que la prise de pouvoir, il entend transformer le monde et le soumettre définitivement à la charia. Il est d’autant plus dangereux qu’il puise sa raison d’être et ses arguments dans un livre, le Coran, que les musulmans, unanimement, considèrent comme étant la parole de Dieu, indiscutable et éternelle. Comment pourrions-nous donc contrer l’islamisme sans nous voir accusés de porter atteinte au Coran et indigner toute l’Oumma ? C’est en ce sens que le problème est un défi redoutable pour nous. Les islamistes le savent et en font le coeur de leur stratégie de conquête.
Vous portez un regard critique sur l’islam, rarissime parmi vos coreligionnaires. Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?
Les printemps arabes, mais avant cela la révolution iranienne chiite, dont ils sont le pendant sunnite, sont une nouvelle traduction d’une ambition ancienne, renouvelée à l’indépendance des pays concernés à partir des années 1950 : la réalisation d’une révolution islamiste globale, appelée Nahda (Renaissance), qui vise à mettre l’islam au pouvoir dans les pays musulmans, à fédérer l’Oumma sous la houlette d’un calife, et de là à répandre l’islam sur la planète. Ce projet messianique est en train de se réaliser, de manière brouillonne mais avec un succès certain. Ce retour à l’esprit de conquête des premiers temps de l’islam est dangereux. Il faut démonter les mécanismes par lesquels il se met en œuvre. Nous sommes nombreux à en avoir pris conscience mais, reconnaissons-le, nous n’arrivons pas à produire un discours audible, capable de contrecarrer celui de cette Nahda qui excite tellement les jeunes.
Dans votre essai Gouverner au nom d’Allah, paru en 2013, vous regrettiez « le silence assourdissant » des intellectuels musulmans. A présent, vous constatez qu’un nombre croissant d’entre eux sont décidés à œuvrer en vue d’une émancipation de la pensée islamique. Faut-il y voir un signe encourageant ?
Dans leurs pays, les intellectuels musulmans qui se livrent à ce combat courent de grands risques : ils sont dénoncés, condamnés ou assassinés ; en Occident, le politiquement correct prôné par une certaine élite leur impose le silence au motif, selon elle, que la dénonciation de l’islamisme pousse à l’amalgame et stigmatise les musulmans, fait le jeu de l’extrême-droite et, à terme, provoquerait la guerre civile. Il y a d’autres raisons en arrière-plan : les marchés que représentent les pays musulmans, la culpabilité avec laquelle cette élite s’auto-flagelle en espérant on ne sait quelle rédemption ou quelle retombée électorale. Mais, à bien voir, les intellectuels musulmans sont très timorés dans leur critique, quand ils ne font pas carrément l’impasse sur précisément ce qui dans l’incréé et intouchable Coran pose problème, quand ils compensent leur peu de hardiesse par un discours qui enjolive exagérément l’islam et par là conforte les islamistes ainsi que les élites occidentales qui, par aveuglement ou pusillanimité, se sont persuadées que magnifier l’islam fait reculer l’islamisme. Or, le refus de la critique et du débat mène droit à la catastrophe. En outre, les échecs et les excès de la modernité et de la démocratie sont si nombreux (consumérisme, inégalités, injustices, pollution, etc.) que celles-ci ne peuvent plus offrir une alternative alléchante. Si bien que combattre les promesses délétères et éteindre l’incendie que la Nahda a allumé aux quatre coins du monde paraît aujourd’hui réellement au-dessus de nos forces.
La Tunisie, avec ses projets de loi favorables à la femme, est souvent présentée comme à l’avant-garde dans ce domaine. Qu’en pensez-vous ?
La situation de la femme régresse dramatiquement dans tous les pays musulmans, y compris et surtout en Tunisie où, dans la période bourguibienne, elle avait obtenu de nombreux droits. Mais cela ne doit pas faire illusion : là comme ailleurs hommes et femmes vivent sous le joug d’un système archaïque violent. La régression est plus forte dans ce pays, comme si les conservateurs voulaient faire payer à la Tunisienne les droits acquis en violation de la tradition patriarcale et de la charia. Cela explique peut-être le succès du salafisme en Tunisie, comme pour empêcher à jamais le retour de ces bidaâ (innovations impies). Il faut savoir que le monde arabe, uni par l’islam sunnite, exerce sur les Etats membres une police vétilleuse. Quand l’un d’eux se permet une bidaâ, il est vite rappelé à l’ordre et en cas d’entêtement on lui appliquera des sanctions telles que l’assassinat (cf. le sort réservé au président égyptien Sadate), le coup d’Etat, la mobilisation des mosquées et des foules, qui l’amèneront tôt ou tard à résipiscence.
Que vous a inspiré l’affirmation d’Emmanuel Macron selon qui la France coloniale en Algérie a commis « un crime contre l’humanité » ?
Je dénonce depuis longtemps l’instrumentalisation de l’Histoire dans les relations algéro-françaises. Je déplore l’attitude du gouvernement algérien quand il se sert de la période coloniale pour exercer on ne sait quelle pression sur le gouvernement français, et je déplore celle des autorités françaises qui agissent souvent de même pour des raisons politiciennes. Macron s’est montré bêtement intempestif et opportuniste. Il appartient aux historiens de nous dire l’Histoire. Que les deux gouvernements leur ouvrent leurs archives !
Vous déplorez l’autocensure des Occidentaux sur l’islam et leur aveuglement face à l’ordre que veulent imposer les islamistes. Considérez-vous le roman de Michel Houellebecq, Soumission, comme une anticipation réalisable ?
Soumission est un grand roman. Il envisage l’arrivée légale d’un parti islamiste au pouvoir en France. Ce serait un moindre mal si les choses évoluaient comme il l’imagine mais ma conviction est que nous allons vers une confrontation violente qui ne pourra avoir que l’une ou l’autre issue : la victoire des islamistes avec conversion massive des populations à l’islam ou leur confinement dans le statut du dhimmi ; la victoire de la France avec expulsion massive des musulmans (comme lors de la Reconquista) ; ou un état de guerre permanent qui mènera à une partition territoriale de fait. Les « territoires perdus de la république » comme on les appelle aujourd’hui seront les premiers à devenir des états islamiques autonomes. C’est ce que nous observons dans les pays arabes confrontés à l’islamisme : on a d’un côté les islamistes avec les populations passées sous leur coupe, de l’autre le gouvernement légal avec les populations restées sous sa juridiction et, entre les deux, une zone grise où prévalent les lois de la jungle.
Propos recueillis par Annie Laurent
Boualem Sansal vient de publier avec Boris Cyrulnik, L’impossible paix en Méditerranée, éd. L’Aube, 15 €. Parmi ses précédents essais, nous recommandons Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Gallimard, 2013. Parmi ses romans, signalons 2084, la fin du monde, Gallimard, 2015, Grand prix du roman de l’Académie française.