Article paru dans la revue Sedes Sapientiae, n° 133 – Septembre 2015.

En cette année 2015, où l’on commémore le centenaire du génocide des chrétiens sujets de l’Empire ottoman (Arméniens, Assyro-chaldéens et Syriaques), il semble opportun d’examiner la situation actuelle des disciples de Jésus-Christ dans ce pays dont la population est très majoritairement musulmane tandis que son Etat se définit comme laïque.

Il faut d’abord s’étonner que, dans la République fondée par Moustafa Kemal, alias Atatürk (« Turc-Père »), en 1923, les citoyens soient classés selon leur identité confessionnelle. Car tel est bien le cas, en vertu des textes officiels qui régissent les institutions de la Turquie, et en premier lieu le traité de Lausanne du 24 juillet 1923. Ce document, fruit d’une négociation entre les Alliés et les Turcs, cautionné par la Société des Nations, valant donc reconnaissance internationale de la nouvelle Turquie, est considéré comme l’acte de naissance de cette république orientale. Il consacre la souveraineté d’Ankara sur les territoires sauvés et unifiés par l’officier d’état-major, M. Kemal, fer de lance d’une guerre d’indépendance motivée par le refus du traité de Sèvres (10 août 1920) qui laissait une Turquie très mutilée après le démantèlement de l’Empire ottoman consécutif à la Première Guerre mondiale, démantèlement qui a conduit à la création des Etats arabes.

L’un des chapitres du traité de Lausanne est intitulé : « La protection des minorités » qualifiées de « non-musulmanes » (articles 37 à 44). Le texte garantit à ces minorités l’égalité devant la loi et le même traitement que celui qui s’applique aux ressortissants musulmans en matière de droits civils, politiques (y compris « l’admission aux emplois publics, fonctions et honneurs »), culturels et religieux. Les minorités « auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d’enseignement et d’éducation, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion ». En outre, « le gouvernement turc s’engage à accorder toute protection aux églises, synagogues, cimetières et autres établissements religieux des minorités non-musulmanes. Toutes facilités et autorisations seront données aux fondations pieuses et aux établissements religieux et charitables des minorités ».

Qui sont les minorités concernées par le traité de Lausanne ?

Bien qu’elles ne soient pas nommément désignées dans le texte, l’Etat turc a décidé qu’il s’agirait seulement des Juifs, des Arméniens et des Grecs, alors qu’il existe dans le pays d’autres minorités. Les Arméniens, dont le nombre total actuel est estimé à 60 000, sont pour la plupart membres de l’Eglise apostolique (non catholique) qui dispose d’un patriarcat à Istamboul, les Arméniens-catholiques relevant pour leur part de l’autorité d’un patriarcat sui iuris, dont le siège est à Bzommar (Liban). Quant aux Grecs (3 000 fidèles), ils dépendent du Patriarcat œcuménique de Constantinople, fondé, selon la tradition, par l’apôtre saint André. Situé dans le quartier du Phanar à Istamboul, ce siège a pour titulaire actuel Bartholomée 1er, élu en 1991. En 1923, les populations arméniennes et grecques, bien que décimées par le génocide et les massacres commis par les troupes kémalistes durant la guerre d’indépendance, étaient encore assez conséquentes, mais elles ont considérablement diminué depuis lors. Nous reviendrons sur cette question.

D’autres chrétiens sont donc présents sur le territoire turc et la plupart d’entre eux sont de nationalité turque. Parmi eux, on distingue deux catégories. Certains relèvent d’Eglises orientales établies sur cette terre d’Asie Mineure depuis les débuts du christianisme. Elles sont donc bien antérieures à l’arrivée de l’Islam et des Turcs, ces derniers ayant commencé à envahir l’Asie Mineure au XIème siècle, leur conquête du territoire ayant été achevée en 1453 par la prise de Constantinople, devenue alors capitale de l’Empire ottoman, ce qu’elle restera jusqu’en 1924 lors de son remplacement par Ankara.

La majorité de ces chrétiens sont de culture syriaque et se répartissent en plusieurs confessions :

  • syrienne-orthodoxe (son patriarcat est situé à Damas) ;
  • assyrienne (dénommée autrefois Eglise de l’Orient, son patriarche réside à Chicago) ;
  • chaldéenne (branche catholique de l’Eglise assyrienne, son siège patriarcal se trouve à Bagdad) ;
  • et maronite (le patriarcat de cette Eglise catholique est à Bkerké, au Liban).

Certains de ces « Orientaux » ayant survécu aux malheurs du début du XXème siècle  sont restés dans le sud-est de la Turquie (Haute-Mésopotamie), qui est leur berceau historique. En 1939, lorsque la France céda le sandjak d’Alexandrette à la Turquie, en vue d’acheter sa neutralité face à l’Allemagne, beaucoup de chrétiens arabophones ont quitté cette province syrienne, évacuant notamment Antioche. Dans cette ville où les disciples du Christ reçurent pour la première fois le nom de chrétiens (Ac 11, 26), il ne reste aujourd’hui qu’une minuscule paroisse latine. Puis, beaucoup de fidèles ont émigré à Istamboul ou à l’étranger, soit pour fuir les violences et les vols de biens immobiliers commis régulièrement contre eux par leurs voisins musulmans, soit pour échapper aux affrontements entre les rebelles kurdes et l’armée turque. Aujourd’hui, le nombre total de ces chrétiens syriaques citoyens turcs et résidant dans le pays est estimé à 17 000 fidèles.

Cependant, l’Etat turc a toujours refusé d’appliquer à ces « Orientaux » les clauses du traité de Lausanne relatives aux minorités dont ils remplissent pourtant les critères puisqu’ils disposent dans le pays d’institutions ecclésiales, notamment des diocèses, des paroisses et des monastères. Ne bénéficiant d’aucune existence communautaire légale, donc d’aucune personnalité juridique, ils n’ont aucun droit sur le plan institutionnel ; l’Etat les ignore, ne prenant en compte que les individus. Les autorités d’Ankara leur concèdent une certaine tolérance en matière de pratique du culte. Mais elles leur dénient tout droit culturel, notamment celui d’enseigner la langue syriaque qui doit être réservée à la liturgie. Les écoles syriaques ne sont pas autorisées et l’enseignement du catéchisme au sein de ces Eglises est obligatoirement dispensé en turc. N’ayant pas le droit d’éditer des livres et des revues dans leur langue, les Syriaques ne peuvent transmettre leur culture aux jeunes générations. Pour avoir enfreint cette règle, certains monastères et églises ont été fermés par les autorités à plusieurs reprises au cours du XXème siècle (1).

La chrétienté turque orientale comporte aussi des grecs-catholiques-melkites (leur patriarcat est à Damas) et des syriens-catholiques (leur patriarcat est à Beyrouth). En nombre insignifiant, elles disposent néanmoins de quelques paroisses et, lorsque ce n’est pas le cas, elles sont accueillies dans les paroisses latines.

Des chrétiens de traditions occidentales, majoritairement latins, vivent en effet également en Turquie. L’Eglise latine s’y trouve depuis le XVIème siècle ; elle y est arrivée à la faveur des Capitulations signées en 1536 entre le sultan Soliman-le-Magnifique et le roi François 1er. Ce traité, qui conférait à la France un droit de protection sur les sujets du Royaume établis dans les pays du Levant, privilège qui, par extension, bénéficia aux autres catholiques, fut alors mis à profit par la papauté pour envoyer sur place des congrégations missionnaires européennes (dominicains, franciscains, assomptionnistes, jésuites, lazaristes, filles de la charité, etc.) et y créer des structures ecclésiales  (l’archidiocèse de Smyrne et le vicariat apostolique d’Istamboul, auxquels s’est ajouté, en 1990, le vicariat apostolique d’Alexandrette) (2). Si l’encadrement des fidèles est occidental, une partie des 10 000 latins recensés sont de nationalité turque. Il faut y ajouter un nombre croissant d’immigrés philippins ou africains. Enfin, une présence protestante (environ 5 000 adeptes) existe en Anatolie depuis le XIXème siècle ; ses membres appartiennent à diverses dénominations.

Les chrétiens « occidentaux » échappent eux aussi aux clauses du traité de Lausanne. Il est vrai que la Turquie peut justifier cette situation par l’abolition des Capitulations, confirmée par ledit traité (art. 28), qui entérinait ainsi la déclaration de caducité émise auparavant par le gouvernement des Jeunes-Turcs. Les latins et les protestants sont donc considérés de facto comme des émanations d’ambassades étrangères. En fait, ils ne peuvent légitimer leur présence que sur les lettres que le gouvernement turc a adressées aux autorités françaises, italiennes et britanniques en marge du traité de Lausanne, garantissant le maintien de leurs œuvres éducatives et hospitalières, fondées par elles sous l’Empire ottoman. Mais depuis lors, l’Eglise en a perdu la propriété, elle n’en est plus que gérante.

Les trois derniers papes (Jean-Paul II, Benoît XVI et François), lors de leurs voyages apostoliques dans ce pays avec lequel le Saint-Siège entretient des relations diplomatiques depuis 1960, ont tous demandé aux autorités turques une pleine reconnaissance de l’Eglise latine avec les droits y afférents, mais l’Etat persiste à ne pas répondre à ces requêtes. Cependant, pour souhaitable qu’elle soit, en droit et en équité, une telle reconnaissance entraverait sa liberté.

 Elle aurait pour contrepartie la mise sous tutelle de nos institutions par l’Etat, ce que nous ne pouvons pas accepter », nous affirmait Mgr Louis Pelâtre, vicaire apostolique d’Istamboul, lors d’une rencontre à son évêché, en 1998 (3).

L’absence de personnalité juridique pour les communautés orientales comme pour l’Eglise latine entraîne des conséquences très dommageables pour la défense de leurs intérêts et pour leur survie : elles ne peuvent acquérir ou vendre des biens immobiliers, hériter, bâtir de nouveaux édifices, posséder des comptes en banque, recruter du personnel, ester en justice, etc. Pour tous ces actes, il leur faut recourir à des fidèles laïcs qui agissent en leur nom propre. Le dernier lieu de culte catholique à avoir été construit en Turquie, l’église Saint-Antoine d’Istamboul, l’a été… en 1906, sous le règne du sultan-calife, Abdulhamid II. Il n’y a aucune église à Ankara, capitale du pays, où une chapelle de communauté religieuse sert de paroisse.

Par ailleurs, l’Etat turc s’est approprié certains lieux de pèlerinage catholiques importants, tels que Meriem Ana Evi, près d’Ephèse, où se trouve la Maison de Marie, ou encore l’église Saint-Paul à Tarse, dans la cité natale de l’Apôtre des Nations.

Ces sites ont été transformés en musées et il faut payer une redevance pour y accéder. A Tarse, la célébration de messes est soumise à l’autorisation de l’administration.

En 2009, année consacrée à saint Paul, Mgr Luigi Padovese, dans le diocèse duquel se trouve cette ville, sans revendiquer la propriété de l’église, a tenté d’obtenir qu’elle soit rendue au culte, compte tenu de sa valeur hautement symbolique pour les chrétiens. Lors d’un entretien réalisé par L’Osservatore Romano la même année mais publié après son assassinat, dans l’édition du 13 juillet 2010, le vicaire apostolique regrettait cette situation qui l’amenait à constater :

Nous existons et en même temps nous n’existons pas ».

En ce qui concerne les chrétiens, les clauses du traité de Lausanne relatives aux minorités ne valent donc que pour les Arméniens et les Grecs. Elles ont été reprises dans les Constitutions successives de la Turquie (1928, 1937 et 1982) qui ont confirmé le caractère laïc de l’Etat. Elles sont dès lors, en principe, toujours valables puisque ce traité n’a pas été abrogé. Cependant, depuis l’avènement de la république, ces Eglises reconnues subissent des spoliations, du mépris et d’autres avanies.

Atatürk lui-même, bien qu’élevé dans l’islam mais indifférent à sa religion qu’il considérait d’ailleurs comme un obstacle au progrès et à la civilisation (il admirait beaucoup les Lumières et la Révolution françaises), n’a jamais perçu les chrétiens de son pays comme pleinement turcs. Ces populations (comme les juifs et les Kurdes) étaient au fond coupables à ses yeux de ne pas appartenir à l’ethnie, à la culture et à la religion des « vrais » Turcs et donc de contrarier le projet qu’il s’était assigné avec pour objectif d’organiser « une Turquie indépendante, compacte et homogène » (4).

Non seulement il s’abstint de punir les membres du Comité Union et Progrès, responsables du génocide alors qu’il les fit poursuivre en justice pour d’autres motifs, mais il ferma les yeux sur les massacres collectifs de chrétiens dans les années 1921-22 et n’envisagea pas un instant de réparer les injustices faites aux survivants, notamment à ceux qui, bien qu’exilés hors de la Turquie, restaient propriétaires de leurs biens. Tout au contraire ! En 1923, de passage à Adana, métropole du sud située au cœur de la riche province cotonnière de Cilicie – l’antique Petite-Arménie – où un vaste pogrom anti-chrétien avait eu lieu dès 1909, Atatürk s’adressait ainsi aux habitants :

 Les Arméniens n’ont pas le moindre droit sur cette terre fertile. Le pays vous appartient à vous, les Turcs. […] Ce pays est historiquement turc, il est donc turc et le restera éternellement. […] Ces terres fertiles sont l’essence profonde et fondamentale de la Turquie » (5).

Sa victoire sur les chrétiens lui vaudra d’ailleurs le titre de Gazi (« Victorieux ») conféré aux musulmans ayant accompli des exploits au service de la « vraie religion ».

En 1930, l’un des principaux cadres du kémalisme, le juriste Mahmut Ezat Bozkurt, n’hésita pas à déclarer devant l’Assemblée nationale :

 Le Turc est l’unique maître, l’unique propriétaire de ce pays ; ceux qui n’appartiennent pas à la race pure turque n’ont qu’un seul droit dans ce pays : être les serviteurs, les esclaves des Turcs » (6).

Arméniens et Grecs sont donc régulièrement victimes d’injustices. Leurs institutions sont soumises à une loi de 1935 mais, en l’absence de décret d’application, le gouvernement règle ses relations en ces matières par des ordonnances de police. C’est ainsi qu’en 1970, le séminaire Sainte-Croix d’Istamboul, appartenant au patriarcat arménien apostolique, a été fermé arbitrairement. L’année suivante, une mesure semblable visait l’unique institut de théologie du patriarcat œcuménique de Constantinople, situé à Halki, l’une des îles de l’archipel des Princes, en mer de Marmara, au motif que le patriarche Athénogoras 1er refusait sa mise sous tutelle de la Direction des affaires religieuses, la Diyanet, organisme rattaché au Premier ministre chargé de la gestion du culte musulman sunnite (7).

Bien que détenant une primauté – d’honneur et/ou de juridiction – sur quelque 250 millions d’orthodoxes dans le monde, le gouvernement d’Ankara ne reconnaît pas son titre œcuménique au patriarche. Lors de l’instauration de la république, un « archevêché orthodoxe turc » a d’ailleurs été créé mais il n’a jamais fonctionné. Pour Ankara, ce patriarcat n’est qu’une instance de culte locale et son titulaire n’est que le chef religieux des 3 000 Grecs de Turquie. L’établissement d’une représentation officielle du patriarcat auprès des institutions européennes de Bruxelles, en 1994, a suscité une protestation du gouvernement turc, alors dirigé par Mme Tansu Çiller, dont le porte-parole a déclaré que « le patriarcat n’a pas d’existence légale » et « n’a aucune raison d’établir une représentation auprès de l’Union européenne » (8).

Jusqu’à présent, les promesses de réouverture des séminaires arménien et grec-orthodoxe faites par les autorités demeurent sans suite. Or, ces mesures mettent en péril la survie des deux patriarcats. En effet, selon une règle fixée par le gouvernement, les titulaires de ces sièges et les métropolites chargés de les élire doivent obligatoirement être de nationalité turque. Dans ces conditions, le patriarcat œcuménique n’aurait-il pas intérêt à s’installer sous des cieux plus cléments ? Tel est le conseil que certains donnent à Sa Sainteté Bartholomée 1er. Mais celui-ci refuse de quitter son modeste siège et son quartier délabré du Phanar, où vivait naguère une communauté prospère, ainsi qu’il l’a dit à plusieurs reprises :

La Turquie est une terre sainte et sacrée. C’est pourquoi nous préférons rester ici, même si nous sommes parfois crucifiés, comme cela m’arrive personnellement » (9).

De temps en temps, une lueur d’espoir apparaît, comme ce fut le cas il y a quatre ans. Le 27 août 2011, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, a annoncé la restitution aux Eglises arménienne et grecque-orthodoxe des biens immobiliers (monastères, écoles, hôpitaux, orphelinats, cimetières, immeubles d’habitation et terrains) qui leur avaient été confisqués par l’Etat au terme d’une loi de 1936. Mais le décret confirmant cette annonce excluait les séminaires fermés en 1970 et 1971 ainsi que tout ce qui avait été pris aux Arméniens lors du génocide.

C’est pourquoi le patriarche de l’Eglise arménienne apostolique de Cilicie, Aram 1er, dont le siège a été transféré à Antélias (Liban) après les massacres, a protesté officiellement contre cette injustice auprès d’Erdogan, imité en cela par Ken Hachékian, président la Fédération euro-arménienne pour la Justice et la Démocratie. Il est vrai que de telles restitutions nécessiteraient d’abord la reconnaissance officielle par les autorités d’Ankara de la responsabilité du gouvernement turc de l’époque, dominé par le Comité Union et Progrès, dans l’organisation du génocide et de la déportation des chrétiens de l’Empire ottoman. Or, sous la présidence d’Erdogan, la Turquie persiste dans son obsession négationniste.

Néanmoins, le 21 février 2012, le patriarche Bartholomée 1er était convoqué au Parlement d’Ankara alors chargé de consultations en vue de la rédaction d’une nouvelle Constitution censée améliorer le statut des minorités. L’optimisme qu’il a manifesté à la sortie de cet entretien a fait long feu. Aucune amélioration n’est intervenue depuis lors, si ce n’est l’élection au Parlement de quatre députés chrétiens sur les 550 que compte la Grande Assemblée turque.

En fait, le système instauré par Atatürk distille des sentiments de méfiance envers les ressortissants qui n’appartiennent ni à l’ethnie turque (cf. les Kurdes) ni à la religion musulmane sunnite. Souvent perçus comme les « ennemis de l’intérieur », les citoyens chrétiens sont périodiquement victimes de violences pouvant aller jusqu’au meurtre. Les cas les plus médiatisés ont été ceux de Hrank Dink, rédacteur en chef du journal turco-arménien Agos, assassiné à Istamboul le 19 janvier 2007, puis des trois chrétiens évangéliques égorgés à Malatya le 18 avril suivant. Deux d’entre eux étaient des Turcs musulmans convertis au christianisme, et le troisième un pasteur allemand. De fait, des menaces pèsent aussi sur les chrétiens étrangers en séjour régulier, notamment les religieux ou membres du clergé séculier.  Soupçonnés de s’être infiltrés pour « déstabiliser » le pays en y propageant l’Evangile, ils sont à la merci d’insultes et d’agressions physiques. Dans ses Lettres de Turquie (10), envoyées à ses proches à Rome à partir de l’an 2000, année de son arrivée à Trébizonde comme prêtre fidei donum, le Père Andrea Santoro évoquait la haine dont il fut parfois la cible avant de mourir tué dans son église par un jeune nationaliste-islamiste turc le 6 février 2006.

Face à une telle situation, on peut comprendre le soutien déclaré des hiérarchies chrétiennes locales à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne (UE). Elles voient dans cette adhésion une garantie pour le respect des libertés, même si jusqu’à présent, malgré les demandes réitérées de Bruxelles, aucun réel progrès n’a été réalisé dans ce sens.

Enfin, quelle que soit leur confession, les chrétiens subissent les effets de la réislamisation de la société turque, laquelle n’a d’ailleurs pas attendu l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP) d’Erdogan, en 2002, pour se manifester. Ainsi, périodiquement, des dépravations visent des églises, même à Istamboul. Selon les auteurs du Livre blanc Europe-Turquie : un enjeu décisif, réalisé par l’Institut Tchobanian de Paris (11), juste avant l’ouverture des négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE, dans la deuxième partie des années 1960, le Milli Türk Talebe Birligi (Union nationale des étudiants turcs, d’obédience islamiste) formulait les demandes suivantes : fermeture des écoles privées non musulmanes, sous prétexte qu’on y enseigne des idéologies « séparatistes », interdiction de la rénovation des églises qui, d’après eux, continuent de magnifier l’image de Byzance, réouverture de Sainte-Sophie au culte musulman, etc. Depuis plusieurs mois, des manifestations publiques, auxquelles se mêlent parfois des dirigeants politiques, réclament le retour de la célèbre basilique chrétienne au statut de mosquée qui fut le sien entre 1453 à 1934. En 2013, deux églises-musées dédiées à sainte Sophie ont été enregistrées comme mosquées : l’une est à Trébizonde, au bord de la mer Noire, l’autre à Nicée, lieu de deux conciles œcuméniques qui s’y sont déroulés aux IVème et VIIIème siècles. Les nationalistes turcs rejoignent les islamistes dans ce genre de revendication.

Pour l’heure, il convient d’écouter ce constat réaliste posé par le Père Alberto Ambrosio, dominicain italien vivant à Istamboul, lors de la visite que le pape François a effectuée en Turquie, du 28 au 30 novembre 2014 :

 Les chrétiens risquent l’étouffement. Il ne faut pas avoir peur de le dire et de regarder la réalité. Et cela malgré la bienveillance des uns et des autres, en Turquie comme ailleurs au Moyen-Orient. On invoque le dialogue comme unique solution aux conflits mais la réalité des faits lui inflige un total démenti. Pour échapper à ce risque d’étouffement, il faut revenir à la question des droits fondamentaux et de la liberté qu’a réaffirmés le pape François. C’est seulement dans un contexte de véritable égalité qu’une société peut mûrir et se développer à tout point de vue » (12).

En un siècle, la proportion des chrétiens de Turquie est passée de 20 % à moins de 1 %. Une remarque s’impose : comment se fait-il que, dans un pays réputé laïque, un tel déclin se soit produit ? En Turquie, de plus en plus, nationalisme rime avec islamisme.

 

Annie Laurent

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  • à ce sujet Jean-Pierre Valognes, Vie et mort des chrétiens d’Orient, Fayard, 1994.
  • Depuis l’assassinat de Mgr Luigi Padovese, vicaire apostolique d’Alexandrette, le 3 juin 2010, ce diocèse est confié à Mgr Ruggero Franceschini, l’archevêque de Smyrne. Le titulaire du vicariat apostolique d’Istamboul est Mgr Louis Pelâtre.
  • Cité par Annie Laurent, L’Europe malade de la Turquie, éd. F.X. de Guibert, 2005, p. 123.
  • Benoist-Méchin, Moustapha Kemal ou la mort d’un empire, Albin Michel, 1954, p. 337.
  • Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien, Solin/Actes-Sud, 2013, p. 154.
  • Cité par Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan, éd. La Découverte, 2015, p. 26.
  • La « laïcité » turque instaurée par Atatürk et toujours en vigueur n’implique pas la neutralité de l’Etat en matière religieuse tout comme elle n’instaure ni la séparation ni la distinction des pouvoirs. Elle met la religion sous la tutelle de l’Etat, qui décide de la construction de mosquées et d’écoles coraniques, de la nomination des personnels et enseignants religieux, et qui les rétribue. Cette disposition concerne aussi les imams envoyés auprès des Turcs émigrés à l’étranger. Seul l’islam sunnite bénéficie de ce statut d’Etat.
  • Eglises du monde, n° 92, 4è tr., 1996, p. 91.
  • Cité par A. Laurent, Radio-Espérance, 3 décembre 2014.
  • du Jubilé, 2007.
  • Sigest, Alfortville, 2004.
  • Le Figaro, 30 novembre 2014.