Article paru dans FRANCE-CATHOLIQUE, n° 3691 – 4 septembre 2020

 Par Annie Laurent

Le 3 octobre 2005, la Turquie entamait des négociations avec la Commission de Bruxelles en vue de son intégration à l’Union européenne (UE). Depuis l’automne 2016, le processus est bloqué sans être annulé. Cette interruption doit beaucoup à l’évolution du régime turc mais aussi à l’indécision des Etats membres de l’UE.

Le coup d’Etat manqué dirigé contre le président Recep Tayyip Erdogan le 15 juillet 2016 constitue un tournant qui éloigne la Turquie des critères requis pour entrer dans l’UE : respect des pratiques démocratiques, de l’Etat de droit et des libertés. L’état d’urgence décrété après le forfait s’est accompagné d’une gigantesque purge, avec licenciements et emprisonnements, non seulement dans l’armée, mais aussi dans de nombreux autres secteurs, publics et privés, sans oublier la presse. Cet événement, que le Reïs (Chef) a interprété comme « une grâce de Dieu », lui a en outre offert l’occasion dont il rêvait depuis son élection en 2014, à savoir « instaurer un régime présidentiel, basé sur le principe de l’unicité des pouvoirs […] afin d’obtenir la soumission de la société aux volontés d’un seul homme et aux desseins d’un nationalisme ethno-religieux » (Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan, éd. La Découverte, 2017).

De fait, en vertu de la nouvelle Constitution, adoptée par référendum en avril 2017, Erdogan, réélu en 2018, détient des pouvoirs élargis : tout en exerçant les fonctions de chef de l’Etat et du gouvernement, il impose ses choix au Parlement et au Conseil d’Etat. Il reste aussi président du Parti de la Justice et du Développement (AKP), formation islamiste au pouvoir depuis 2002. Ce cumul lui permet d’accélérer la réislamisation et de promouvoir la restauration de la fierté ottomane avec l’appui de son allié, le Parti de l’Action nationaliste (MHP).

La Turquie d’Erdogan pratique l’ingérence sur le Vieux Continent. Ainsi, elle s’insurge contre les lois qui punissent la négation du génocide arménien perpétré sur le sol turc au début du XXème siècle. Par ailleurs, tout est mis en œuvre pour maintenir le lien de la diaspora avec sa culture d’origine. L’implantation de lycées turcs et de mosquées – en nombre croissant, y compris dans plusieurs pays des Balkans, anciennes possessions ottomanes (Kosovo, Albanie, Macédoine) – vise cet objectif. Les émigrés font aussi l’objet d’une étroite surveillance à travers les mosquées et les imams, placés sous l’autorité de l’Union des affaires culturelles turco-islamiques (Ditib), relais d’Ankara à l’étranger. En 2008, s’adressant à 20 000 de ses compatriotes à Cologne, Erdogan, qui était alors Premier ministre, leur a recommandé de se fixer dans les pays d’accueil en évitant l’assimilation, qualifiée par lui de « crime contre l’humanité ».

Sur le plan géopolitique, le Reïs multiplie les provocations. En 2016, Ankara a su habilement obtenir une contrepartie financière de l’UE pour contenir d’immenses vagues de réfugiés syriens. Depuis quelques semaines, sa marine militaire intervient en Méditerranée. Prétendant avoir le droit d’exploiter le gaz découvert en 2011 au large de Chypre et des îles grecques de la mer Egée, les Turcs refusent de reconnaître ces espaces qui relèvent de zones économiques exclusives alors qu’ils occupent illégalement la partie nord de Chypre depuis 1974. Autre point de friction, la Libye, où Ankara intervient militairement pour sauver le gouvernement de Tripoli et empêcher les forces rebelles du maréchal Khalifa Haftar, soutenu par la France, de conquérir la capitale. Tout cela place l’Europe dans une situation d’autant plus délicate que la Turquie est son alliée au sein de l’OTAN.

Le décret pris par Erdogan le 10 juillet 2020, transformant la basilique Sainte-Sophie en mosquée est un affront qui pouvait justifier l’annonce officielle par l’UE de l’arrêt définitif des négociations d’adhésion, quitte à imaginer une autre forme de coopération avec la Turquie. A plusieurs reprises, la France et l’Allemagne ont appelé à sortir de « l’ambiguïté » et de « l’hypocrisie », mais pour l’heure, les Etats membres demeurent divisés sur la question et continuent de verser à Ankara les 760 millions d’euros annuels au titre de la préadhésion. En fait, seule la Grèce a réagi vigoureusement : toutes ses églises ont sonné le glas. « L’empire des Turcs ne cesse de s’étendre par notre lâcheté ». Ce propos adressé en 1570 par le pape Pie V à Philippe II, roi d’Espagne, de Sicile et de Naples, alors que les Ottomans menaçaient Chypre, est d’une pertinente actualité (Philippe Verdin, Le pape intempestif, Cerf, 2018).