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Communio, n° XXV, 6 – novembre-décembre 2000

Annie LAURENT

L’Église de France et l’Islam:

histoire d’une rencontre*

AU cours des dernières décennies, l’Europe a subi de profondes

transformations religieuses. Ce continent qui, au début du

XXe siècle, était encore très largement chrétien, se présente au

seuil du troisième millénaire avec un visage pluraliste. L’un des faits les

plus saillants de cette mutation réside dans l’émergence de l’islam 1. Le

nombre des musulmans en Europe, Russie comprise, est actuellement

évalué à environ 24 millions. Pour l’Europe occidentale, l’estimation

est de 12 millions. La France vient en tête avec au moins 5 millions.

Il est toutefois difficile de fournir des indications précises, car la plupart

des États européens n’incluent pas les données confessionnelles

dans leurs recensements.

Les musulmans d’Europe proviennent d’horizons très divers. Beaucoup,

notamment ceux qui vivent dans les pays d’Europe méditerranéenne,

sont originaires du Maghreb. D’autres viennent de Turquie : ce

sont les plus nombreux en Allemagne et dans l’Est de la France. Les

musulmans venus d’Asie centrale ou d’Extrême-Orient (Iran, Inde,

Pakistan, Indonésie) se sont, eux, surtout installés en Grande-Bretagne.

Ce pays, et d’autres encore comme la France, accueillent aussi

des musulmans d’Afrique noire (Mali, Côte d’Ivoire, Sénégal, etc.).

L’histoire coloniale a joué un rôle important, souvent décisif, dans le

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Communio, n° XXV, 6 – novembre-décembre 2000

Annie LAURENT

L’Église de France et l’Islam:

histoire d’une rencontre*

* Ce texte reprend la conférence donnée au Centre Peirone (diocèse de Turin)

le 16 février 2000.

1. Par convention, le mot Islam s’écrit avec une minuscule lorsqu’il désigne la

religion, avec une majuscule lorsqu’il désigne la civilisation, la communauté

et la religion compris en un même vocable.

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choix des pays d’adoption par les immigrés. À tous ces fidèles de l’Islam

venus d’autres continents s’ajoutent les musulmans européens de

souche, je veux parler de ceux des Balkans, dont l’identité, qui avait

été étouffée par les régimes communistes, se réveille aujourd’hui. La

Turquie, dont l’âme musulmane a surmonté la laïcisation imposée par

Atatürk en 1924 2, apportera-t-elle à l’Europe ses 62 millions de

citoyens ? Ce n’est plus à exclure puisqu’elle est désormais reconnue

officiellement comme candidate à l’adhésion à l’Union européenne.

L’Islam n’est donc plus un facteur « étranger » à l’Europe. Il ne se

situe plus seulement hors de ses frontières mais il a pris place en son

sein. De plus, il ne se confond plus systématiquement avec l’immigration,

surtout depuis que certains pays d’accueil ont libéralisé leur législation

sur les naturalisations, remplaçant parfois la loi du sang par la loi

du sol comme critère de nationalité. Tel est le cas de la France (loi du

22 juillet et 1993) et, tout récemment, de l’Allemagne. Aujourd’hui, en

France, environ la moitié des musulmans résidents sont des citoyens

français 3.

Ainsi, de, plus en plus, on passe d’un Islam d’Europe à un Islam européen,

c’est-à-dire à un Islam qui naît et se développe sur le Vieux Continent

et tend à se dégager de la tutelle des pays d’origine, encore que ce

processus soit loin d’être achevé, et son irréversibilité loin d’être définitivement

acquise. Quoi qu’il en soit, l’islam est devenu l’une des composantes

internes de l’Europe, au point de constituer la deuxième religion

par le nombre, après le christianisme (toutes confessions confondues).

Comment l’Église catholique en France a-t-elle accueilli cette nouveauté

à laquelle elle était, en fait, bien peu préparée ? Comme je vais

essayer de le montrer, son approche a évolué. D’abord essentiellement

humanitaire, elle s’oriente aujourd’hui vers une réflexion théologique

et une interrogation missionnaire, sans rien abandonner de son souci

«pastoral », c’est-à-dire d’attention aux personnes, nonobstant leur religion.

Ce faisant, elle a tenu compte de mutations qui se sont produites

tant chez les musulmans que chez les catholiques.

Les premiers contacts de l’Église de la France métropolitaine avec

l’Islam sont antérieurs au concile Vatican Il : ils remontent aux premières

grandes vagues migratoires, apparues dès les années 50 4. C’est

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SIGNETS ——————————————————————————————————— Annie Laurent

2. Cf. Annie Laurent, « Héritage d’Atatürk et réislamisation», in Géopolitique,

n° 69, avril 2000, p. 48-54.

3. Cf. Présence musulmane en France, dossier du Secrétariat pour les Relations

avec l’Islam, 1997.

4. Cet exposé ne concerne pas les départements d’Algérie qui étaient alors

intégrés à la République française.

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la Pastorale ouvrière, à travers ses prêtres-ouvriers, qui, la première,

a rencontré l’Islam dans les usines et sur les chantiers. Des Relais

Maghreb-Méditerranée (aujourd’hui affiliés à la Pastorale des Migrants)

se sont constitués à l’initiative de chrétiens pour apporter une aide

sociale aux travailleurs maghrébins. Les immigrés, venus en célibataires

pour une période qu’ils pensaient transitoire, ne faisaient alors que peu

ou pas du tout cas de leur religion. L’assistance des Relais s’adressait à

l’étranger démuni et séparé de sa famille, au prolétaire plus qu’au

musulman. Cette première approche, très liée à un militantisme syndical

et anticapitaliste vigoureux et renforcé par l’anticolonialisme prévalant

dans ces milieux durant la guerre d’Algérie, a profondément

marqué l’action de cette pastorale de type humanitaire. Aujourd’hui

encore, les héritiers de cette école de pensée privilégient les considérations

d’ordre socio-économique sur les facteurs religieux comme handicaps

à l’intégration des musulmans.

La dimension proprement religieuse des immigrés et les besoins qui

en découlent sont apparus peu à peu, surtout avec le regroupement

familial, autorisé par décret du 29 avril 1976. Alors, on a vu s’installer

en France une religion venue d’ailleurs, avec ses traditions, sa doctrine

et ses revendications, notamment cultuelles.

En effet, avec ce droit à faire venir en France femmes et enfants,

voire parenté plus large, les musulmans ont su qu’ils pouvaient désormais

y demeurer pour toujours ; ils devaient donc s’organiser comme

musulmans, de façon à vivre leur islam dans sa totalité, avec toutes ses

exigences. C’est alors qu’ont commencé les demandes de lieux de

culte, de carrés musulmans dans les cimetières, de temps réservé à la

prière sur les lieux de travail, de facilités pendant le Ramadan, de respect

des interdits alimentaires dans les cantines scolaires, etc.

Tout naturellement, les réseaux catholiques d’aide aux immigrés

musulmans ont cherché à répondre à leurs besoins et les ont aidés à

s’orienter dans une société et une administration laïques qui les désemparaient.

Dans les premiers temps, ce que les musulmans ne pouvaient

obtenir des pouvoirs publics, ils l’obtenaient de l’Église. La disponibilité

de l’Église s’est étendue au domaine cultuel. Dans certains diocèses,

les évêques sont allés jusqu’à prêter, louer ou vendre aux musulmans des

chapelles, des cryptes et parfois même des églises pour qu’ils les utilisent

comme lieux de culte. Qu’il me suffise de mentionner, à titre d’exemple,

l’église propriété des Soeurs de Saint-Joseph à Clermont-Ferrand. Prêté

aux musulmans de la ville par Mgr Dardel en 1977 sans autre contrepartie

que d’en assurer l’entretien, l’édifice a été repeint en vert et blanc

et transformé en « grande mosquée », comme l’indique l’inscription en

arabe et en français sur le médaillon ornant la façade.

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———————————————————————————————– L’Église de France et l’Islam

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Cet élan de générosité coïncidait, il faut le souligner, avec la crise

post-conciliaire qui vit de nombreuses églises se vider de leurs pratiquants.

Dès lors, on trouvait normal d’en faire bénéficier les musulmans,

d’autant plus que l’heure n’était plus à l’évangélisation. On

pratiquait la charité au nom de l’Évangile mais on renonçait à en annoncer

explicitement le message. C’est l’époque où de nombreux prêtres ou

laïcs engagés déconseillaient aux parents musulmans d’inscrire leurs

enfants dans des écoles catholiques ou des patronages ; où ils refusaient

a fortiori d’accueillir des demandes de baptême. Celles-ci émanaient

alors notamment de harkis (supplétifs musulmans de l’armée française

durant la guerre d’Algérie) qui, réfugiés dans l’Hexagone après l’indépendance

algérienne (1962), souhaitaient « prendre la religion de la

France ». Certes, il est impossible d’accueillir de telles demandes sans

un discernement permettant de vérifier qu’il s’agit d’authentiques

conversions à Jésus-Christ et non pas de désirs motivés par des considérations

sociologiques, politiques ou matérielles, mais la tendance

générale, en France, était plutôt, à ce moment-là, d’encourager les

musulmans à rester fidèles à leur religion de naissance.

Il faut dire que la guerre d’Algérie a profondément influencé les mentalités.

Un sentiment de culpabilité, que l’on a appelé « complexe colonial

», s’est répandu dans une large partie de la population, touchant en

particulier les « catholiques militants ». On parlait alors beaucoup de

« l’enfouissement », qui consistait à se rendre invisible et à taire sa foi,

par réaction au « triomphalisme » qui aurait prévalu auparavant, en particulier

dans les territoires colonisés. C’était transposer dans l’Église de

France le profil bas adopté par nécessité par l’Église en Algérie, dont

certains membres s’étaient compromis avec les pouvoirs politiques,

mais qui désirait demeurer sur place après la décolonisation.

Ce renversement de tendance par rapport à un passé où le monde

islamique était perçu comme ennemi devait beaucoup également à

d’éminents islamologues catholiques, tels Louis Massignon et Louis

Gardet, l’un devenu prêtre dans l’Église melkite, l’autre diacre et directeur

des études chez les Petits Frères de Jésus. Tous deux mirent en

valeur les semina Verbi contenus dans la théologie et la mystique

musulmanes pour entraîner l’Église à une réelle sympathie envers

l’expérience spirituelle des musulmans et à une prière de substitution

(badaliya) en vue d’assumer leur salut en Jésus-Christ 5.

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SIGNETS ——————————————————————————————————— Annie Laurent

5. Louis Massignon, La passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Gallimard,

1975, 2e éd., 4 vol ; Essai sur les origines du Lexique technique de la mystique

musulmane, Vrin, 1954, 2e éd. Louis Gardet, L’islam, religion et communauté,

DDB, 1967 ; en collaboration avec Georges Anawati, Mystique musulmane,

aspects et tendances, expériences et techniques, Vrin, 1961.

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Mais, dans l’esprit de ces penseurs, il ne s’agissait pas d’idéaliser

l’Islam dans ses dimensions à la fois religieuse, juridique, sociologique

et politique, comme l’ont fait, en se réclamant d’eux quelquefois,

nombre d’intellectuels, dans et hors de l’Église. Certains se firent les

promoteurs de cette religion, présentée comme celle des opprimés et du

tiers-monde. Sous leur influence apparut une « théologie réparatrice »,

consistant à exalter la religion musulmane tout en dénigrant la religion

catholique associée à l’idée de domination. C’est une position que le cardinal

Francis Arinze, président du Conseil Pontifical pour le Dialogue

Interreligieux, a dénoncée 6. Certains de ces maîtres d’opinion poussèrent

la logique jusqu’à se faire musulmans. Ils entraînèrent dans leur

sillage des baptisés qui avaient perdu leurs repères religieux à un

moment où l’Église se sécularisait, où la transmission de la foi n’allait

plus de soi dans les familles catholiques quand son contenu n’était pas

empreint de relativisme, de syncrétisme ou d’indifférentisme.

Cela résultait aussi d’une interprétation erronée de l’enseignement

du concile Vatican II, notamment dans ses textes relatifs au droit à la

liberté religieuse, au dialogue et à la mission, par suite d’une transmission

insuffisante ou déformée. Cette méconnaissance demeure assez

répandue malgré les remèdes et les compléments qu’ont voulu y apporter

plusieurs textes pontificaux de première importance. Je pense à

l’exhortation apostolique de Paul VI, Evangelii nuntiandi (1975), à

l’encyclique de Jean-Paul II, Redemptoris missio (1990) et au document

Dialogue et annonce élaboré conjointement par la Congrégation pour

l’Évangélisation des Peuples et le Conseil Pontifical pour le Dialogue

interreligieux (1991).

Si tous ces écrits invitent au dialogue avec les non-chrétiens, rendu

nécessaire à l’heure du « village planétaire », ils n’en font jamais une

fin en soi, rappelant avec constance la spécificité de la foi chrétienne et

la mission évangélisatrice de l’Église. «L’annonce a, en permanence, la

priorité dans la mission. L’Église ne peut se soustraire au mandat explicite

du Christ ; elle ne peut pas priver les hommes de la Bonne Nouvelle

qu’ils sont aimés de Dieu et sauvés par Lui », écrit le pape dans

Redemptoris missio (n° 44). L’ensemble du document reflète son désir de

stimuler chez les catholiques le « courage apostolique » (n° 30) qui, seul,

peut leur permettre de retrouver leur bonne santé spirituelle. En effet,

constate-t-il, « dans l’histoire de l’Église, le dynamisme missionnaire a

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6. « Le rôle de l’université catholique dans le dialogue interreligieux », conférence

prononcée le 14/1/1998 devant l’Université catholique d’Amérique, à

Washington, et reproduite in La Documentation catholique, n° 2180, 19/4/

1998, p. 386-392.

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toujours été un signe de vitalité, de même que son affaiblissement est

le signe d’une crise de la foi » (n° 2).

Plus récemment, deux nouveaux textes sont venus redire la doctrine

traditionnelle de l’Église sur l’unicité et l’universalité du salut en Jésus-

Christ : Le christianisme et les religions, élaboré par la Commission

théologique internationale (1996) et Dominus Iesus, émanant de la

Congrégation pour la Doctrine de la Foi (septembre 2000). Si trop de

catholiques demeurent dans le flou à cet égard, c’est parce qu’ils s’informent

de l’enseignement du Magistère à travers des médias pas toujours

bien disposés envers l’Église, et négligent d’aller puiser à la source.

Cependant, à partir des années 80, on a pu observer un changement

dont les effets commencent à apparaître. D’abord, l’actualité internationale

marquée par le réveil de l’Islam (révolution iranienne, guerre du

Liban, attentats en Égypte, crise algérienne, prise de pouvoir des Talibans

en Afghanistan, persécution de l’Église au Soudan, etc.), une meilleure

connaissance de la situation souvent difficile des chrétiens vivant dans

les pays dominés par l’Islam, ont contribué à donner de la religion

musulmane une image moins idéalisée. Le déclin parallèle des idéologies

« de gauche » qui ont imprégné pendant plusieurs décennies un certain

nombre de structures ecclésiales, facilite ces nouvelles approches.

Mais, par ailleurs, l’Islam a commencé à faire peur à de nombreux

catholiques, les rendant réfractaires à toute idée de rencontre ou de dialogue

et donc peu enclins à suivre les orientations de Vatican II.

Peu à peu, les évêques ont pris conscience qu’après avoir rencontré

des musulmans, ils rencontraient l’Islam, comme aime à le dire

Mgr Bernard Panafieu, archevêque de Marseille et président du

Comité épiscopal pour les relations interreligieuses 7. Cette phrase pose

bien le problème. Le constat dressé, il fallait engager une réflexion

approfondie sur la présence de l’Islam en France et sur le défi qu’elle

pose à l’Église. Il s’agissait d’abord d’apprendre à connaître et à identifier

cet Islam. C’est pourquoi, en 1986, les évêques invitèrent le Père

Maurice Borrmans, professeur à l’Institut pontifical d’études arabes et

islamiques (Rome), à participer à leur assemblée plénière qui se réunit

chaque année à Lourdes juste après la Toussaint. Celui-ci analysa la

religion islamique dans son rapport à l’État et à la loi (avec les épineuses

questions de la laïcité et des droits de l’homme), et dans son

rapport aux chrétiens, tout en présentant les divers courants qui traversent

aujourd’hui le monde musulman 8.

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SIGNETS ——————————————————————————————————— Annie Laurent

7. La Croix, 19/11/1998.

8. «L’islam contemporain et les problèmes qu’il pose aux musulmans et aux

chrétiens », in Pour que le monde croie, Le Centurion, Paris, 1987, p. 111-135.

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Il faudra attendre l’assemblée plénière de 1998 pour que les évêques

adoptent un document qui les engage collectivement : Catholiques et

musulmans, un chemin de rencontre 9. Clairement présenté comme pastoral,

ce texte s’inscrit dans l’enseignement du Magistère que « les

acteurs pastoraux sont vivement invités à mieux connaître et à utiliser ».

Le document a pour but d’inciter les catholiques à «entrer dans une

démarche évangélique de rencontre » avec les musulmans. Mais, se

montrant compréhensifs envers les craintes de nombreux fidèles devant

la progression de l’Islam, les évêques demandent que cette rencontre

repose sur des critères objectifs afin que le dialogue ne soit pas vécu

comme un abandon de la Vérité et de la Mission. « Il ne peut être

question de remettre en cause ce qui pour nous est essentiel : la Bonne

Nouvelle du salut en Jésus-Christ, Fils de Dieu ». C’est pourquoi, les

auteurs du document insistent sur la nécessité d’encourager les chrétiens

dans l’approfondissement de leur foi, de la Révélation, du mystère

de la Trinité, de la participation de l’homme au mystère pascal du Christ,

ainsi que dans leurs « efforts de connaissance et de recherche philosophique

et théologique ».

Quelques « lieux de dialogue » sont ensuite présentés. Les évêques

invitent leurs fidèles à aider les musulmans dans leur recherche d’un

modus vivendi avec la laïcité. Ce service, rendu « au nom de l’Évangile

» pourra susciter « de la part des musulmans, une réflexion sur leur

propre situation » et conduire à « une collaboration » avec eux « pour la

promotion de la dignité de la personne et de la justice sociale ».

Pour faciliter les choses, le document préconise la nomination de

délégués diocésains compétents. Ceux-ci oeuvrent en lien avec le

Secrétariat pour les relations avec l’Islam (SRI). Fondé en 1973, ce

service de l’épiscopat a, entre autres, pour attributions : la promotion

du dialogue islamo-chrétien, la formation théologique, pastorale et

spirituelle des chrétiens qui y sont engagés, une attention particulière

aux questions pastorales liées à la présence musulmane ; la participation

à la réflexion des services et des mouvements de l’Église concernés

par les relations avec les musulmans. Le SRI publie une Lettre

triannuelle ainsi que des dossiers sur des sujets tels que les mariages

islamo-chrétiens, l’Islam en Europe, etc. À la demande des évêques, il

a rédigé des fiches pastorales destinées à faciliter la mise en oeuvre des

orientations proposées dans le document de 1998 10.

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9. Voir le texte intégral in À la veille de l’an 2000, Le Centurion, 1999, p. 27-49.

10. SRI, 71, rue de Grenelle, 75007 Paris. Tél. 01 42 22 03 23 ; Fax 01 42 84 30 41.

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L’invitation au dialogue ne signifie pas qu’il faille oublier les discriminations

ou les persécutions dont sont parfois victimes les chrétiens

qui vivent en pays musulmans, situations auxquelles les catholiques de

France sont sensibles. Les évêques ont voulu en tenir compte dans leur

texte de Lourdes. « Nous souhaitons que les musulmans qui vivent chez

nous se fassent avec nous, et avec tous les citoyens attachés à l’État de

droit, les ardents défenseurs de la liberté religieuse dans les pays où elle

n’est pas respectée ». En recommandant à leurs fidèles une solidarité

active envers leurs coreligionnaires malheureux jointe à une coopération

avec les musulmans en France, les évêques espèrent éveiller la

conscience de ces derniers sur la nécessaire réciprocité en matière de

liberté religieuse. La réaction offensée de responsables musulmans à ce

passage du document épiscopal montre que l’intention de l’Église de

France n’a pas toujours été bien comprise par eux ou qu’elle a touché

un point sensible 11.

Quoi qu’il en soit, dans tous ces domaines, les évêques estiment que

la France et l’Europe ont un rôle « prophétique » à jouer. Mais il faut

dire que, comme les pouvoirs publics, l’Église de France se heurte, dans

ses tentatives de dialogue avec les musulmans, à l’absence d’instance

représentative unique qui pourrait servir d’interlocuteur engageant les

fidèles de l’islam. Les difficultés qu’ont les musulmans à s’organiser

résultent en partie de leur diversité et de leurs divisions mais plus

encore de considérations inhérentes à leur religion. En effet, l’islam, qui

n’admet pas de médiation entre Dieu et l’homme, n’a ni Magistère ni

structure hiérarchique reconnus de tous. En Islam, il n’y a pas d’autorité

suprême qui soit en mesure de dire ce qui est conforme ou non à

l’enseignement du Coran ou de la Sunna (Tradition). Et cela pose

incontestablement un problème à l’Église qui doit se contenter d’interlocuteurs

multiples, institutionnels ou individuels, chacun parlant en

son nom propre en fonction de ses orientations personnelles ou de sa

culture d’origine.

En ce qui concerne le culte islamique, l’Église de France a aujourd’hui

une position plus nette, intéressante à signaler parce qu’elle

reflète un nouvel état d’esprit. Désormais, il n’est plus question de

céder des églises, chapelles ou cryptes aux autorités musulmanes. Il n’y

a pas de directives précises mais un consensus s’est dégagé à ce sujet

parmi les évêques. Ils veulent montrer qu’ils ont le souci de respecter

l’héritage sacré transmis par des générations de catholiques souvent au

prix de lourds sacrifices. Or, l’expérience leur a appris qu’une église

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SIGNETS ——————————————————————————————————— Annie Laurent

11. Cf. La Lettre du SRI, n° 61, mars 1999.

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cédée entrait définitivement dans le patrimoine de l’Islam et ne pouvait

donc être récupérée. Ils désirent aussi signifier qu’à leurs yeux le christianisme

n’équivaut pas à l’islam : les lieux de culte ne sont pas interchangeables.

Une église reste un lieu consacré, ce que n’est pas une

mosquée. En fait, il s’agit pour les évêques de ne pas donner l’impression

aux musulmans (qui ont tendance à tout évaluer en termes de rapports

de forces) qu’après le « temps de l’Église » le « temps de l’Islam»

est arrivé, même si la France se déchristianise. Le témoignage des

évêques du Proche-Orient, d’Asie et d’Afrique, qui, chaque automne,

sont invités à Lourdes, a beaucoup contribué à cette évolution vers plus

de réalisme, de prudence et de clarté.

Il n’empêche qu’en vertu du droit à la liberté religieuse auquel

l’Église est attachée pour elle-même, les évêques se sentent tenus de

soutenir le droit des musulmans de disposer de lieux de culte décents

et suffisants. C’est une question de cohérence. Certains, comme à

Strasbourg ou à Nice, vont jusqu’à appuyer auprès des pouvoirs publics

et de l’opinion publique les démarches précises des musulmans,

d’autres se contentent d’une position de principe, estimant que les

musulmans ont aujourd’hui suffisamment les moyens de faire valoir

leurs droits sans médiation directe de l’Église.

Ce réajustement apparaît alors que des attitudes contrastées se manifestent

au sein de la population catholique de France.

Les nouvelles générations ne se sentent pas concernées par l’histoire

vécue par leurs parents. Elles peuvent donc porter un regard neuf sur

les musulmans qu’elles rencontrent maintenant en grand nombre au

lycée, à l’université ou dans leurs quartiers. Les relations avec ceux-ci

ne sont plus forcément perçues en termes de confrontation historique et

donc de méfiance. Des amitiés vraies se nouent, de nombreux mariages

mixtes se concluent. De leur côté, beaucoup de jeunes musulmans nés

en France, eux aussi dégagés d’une histoire conflictuelle, ne nourrissent

aucune antipathie envers l’Église ; certains veulent même la

connaître et participent volontiers aux rencontres islamo-chrétiennes

organisées dans les diocèses. Il reste que beaucoup de jeunes catholiques

sont profondément marqués par le relativisme et l’indifférentisme

que propagent les médias, les livres et, plus largement, l’air du

temps, au point parfois, de n’avoir qu’une connaissance élémentaire ou

floue du contenu de leur foi et d’être incapables d’exposer ce qui la distingue

de la foi musulmane. Par ailleurs, la peur de paraître intolérants

les pousse souvent à s’abstenir de toute référence à leur foi dans leurs

contacts avec des musulmans.

Mais l’on voit poindre aussi dans les nouvelles générations le désir

d’une compréhension plus juste, plus fidèle, des orientations du concile

———————————————————————————————– L’Église de France et l’Islam

121

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Vatican Il. Cette attente se vérifie notamment chez les séminaristes, les

jeunes prêtres et dans les communautés nouvelles, charismatiques ou

pas, où l’on rencontre beaucoup de convertis. Et elle s’accompagne,

dans ces milieux, d’une découverte renouvelée de la spécificité chrétienne

et d’un besoin réaffirmé d’identité catholique qui s’exprime par

plus de visibilité. Chez eux, il ne saurait être question de vivre l’enfouissement

tel qu’il a été compris par leurs aînés. Ils ne veulent pas mettre

« la lampe sous le boisseau». Aussi remettent-ils à l’honneur pèlerinages

et processions, voire évangélisation de rue (ou de plage).

Ils ont en général une perception claire de leur mission de baptisés.

Non seulement ils ne se soucient plus de répondre au « besoin d’islam »

que l’on croit déceler chez les jeunes musulmans de naissance en quête

de sens et de spiritualité car, estiment-ils, telle n’est pas leur mission,

mais ils ont conscience d’avoir à répondre de l’espérance qui est en

eux, toujours et partout. La visibilité croissante de l’islam, surtout dans

ses expressions identitaires (port du foulard islamique) et communautaire

(prière, Ramadan), n’est sûrement pas étrangère à cette fierté

retrouvée des catholiques qui se reconnaissent de surcroît volontiers en

Jean-Paul Il. Les Journées mondiales de la jeunesse à Paris (1997) ont

constitué de ce point de vue un révélateur qui a surpris plus d’un observateur.

Dans la foulée, l’intérêt pour la mission a resurgi. Fin août 1998,

des dizaines de jeunes, garçons et filles, se sont rassemblés à Viviers

(Ardèche) autour de missionnaires et d’acteurs du dialogue interreligieux,

lors d’une session organisée par le Comité épiscopal de la

Coopération missionnaire.

Dans le document de 1998, les évêques n’abordent pas la question

de l’annonce de l’Évangile aux musulmans. Mais l’année précédente,

dans leur Lettre aux catholiques de France, ils écrivaient : « Nous avons

à devenir des proposants de la foi (…) et à former une Église qui évangélise

» 12. Et déjà en 1993, dans sa Lettre de Carême, Mgr Pierre

Raffin évêque de Metz, estimait que, « contrairement à des préjugés très

répandus, y compris dans des milieux chrétiens, tous les musulmans ne

sont pas a priori imperméables à l’annonce de la foi chrétienne ». De

fait, chaque année, une bonne centaine de catéchumènes venus de

l’islam reçoivent le baptême dans l’Église catholique (certains d’entre

eux choisissent le protestantisme), ce qui constitue une donnée stable

depuis plusieurs années. Cette constance a amené le Service national du

Catéchuménat, à la demande des évêques, à préparer une série de fiches

pratiques destinées aux accompagnateurs de catéchumènes musulmans.

122

SIGNETS ——————————————————————————————————— Annie Laurent

12. Proposer la foi dans la société actuelle, éd. du Cerf, 1997, p. 41.

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Il s’agit d’un guide qui passe en revue toutes les situations, aide à

affronter certaines difficultés liées à la doctrine coranique ou au conditionnement

social islamique, expose les erreurs psychologiques à ne

pas commettre. Le but est de conduire au baptême et à l’insertion dans

l’Église des catéchumènes musulmans dans les meilleures conditions,

tout en les préparant à une attitude évangélique (vérité et charité) envers

leur communauté d’origine que certains pourraient être tentés de rejeter

ou de mépriser 13. Ces nouveaux disciples du Christ ont un témoignage

évangélique à donner à leur milieu familial lorsqu’ils ont pu conserver

des liens avec lui.

Jusqu’à présent, ces néo-chrétiens étaient peu connus et, souvent,

ils ne se sentent ni compris ni accueillis. Beaucoup d’entre eux ont

cependant une vive conscience des services qu’ils pourraient rendre à

l’Église en l’aidant à connaître la religion musulmane de l’intérieur et

en participant à l’évangélisation, notamment auprès des musulmans.

Il est vrai qu’eux-mêmes ne sont pas encore bien organisés. Seuls les

convertis d’origine kabyle baptisés au temps de l’Algérie française (ils

seraient actuellement entre 4 000 et 6 000, du moins pour les catholiques)

disposent d’une tribune, l’Association des Chrétiens originaires

de Kabylie et leurs amis (ACKA) 14.

Sous l’influence de nombre de ses nouveaux membres, jeunes

convertis venus directement de l’islam, l’ACKA envisage de s’ouvrir

aux nouveaux croyants venus d’autres cultures, en particulier arabe, et

de réévaluer sa vocation, en lui donnant une dimension non plus seulement

culturelle mais véritablement spirituelle, qui ferait place à la formation

et à la prière en vue de la mission. «Offrir le message de

l’Évangile, c’est faire fructifier le don de la foi que nous avons reçue

gratuitement », me disait récemment le président de l’association,

Mohammed-Christophe Bilek 15. La redécouverte d’une conception

plus traditionnelle de l’apostolat que l’on voit poindre dans l’Église de

France devrait faciliter cette mutation.

Voici donc, rapidement décrite, l’évolution d’un demi-siècle vécue

dans l’Église de France en face d’un Islam qui fait désormais partie de

notre intimité nationale. Quelles en seront les prochaines étapes ?

Aujourd’hui, les chrétiens doivent compter avec un Islam qui retrouve

123

———————————————————————————————– L’Église de France et l’Islam

13. Catéchumènes venant de l’islam, Service national du Catéchuménat,

4, avenue Vavin, 75006 Paris.

14. ACKA, 15, avenue de Bel-Air, 75012 Paris. Tél. 01 43 42 09 26.

15. Cf. le récit de sa conversion, Un Algérien pas très catholique, éd. du Cerf,

1998.

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sa fierté identitaire certaine et qui, de ce fait, tend pour partie à redevenir

« missionnaire ».

L’influence d’un Soheib Bencheikh, qui a séduit nombre d’intellectuels

et d’ecclésiastiques catholiques par son discours ouvert à la laïcité

et à une certaine privatisation de la religion, est en déclin 16. Ce fils

d’une famille algérienne, diplômé de l’École pratique des hautes

études, nommé « mufti » de Marseille par Charles Pasqua, semble

désormais supplanté par Tariq Ramadan, l’un des militants les plus

actifs de l’Islam européen. Professeur en Suisse, petit-fils par sa mère

de l’Égyptien Hassan el-Banna, fondateur du mouvement islamique des

Frères musulmans, Ramadan a des positions ambiguës sur la laïcité

explicable, selon lui, dans le seul contexte européen. Il y voit le

triomphe de la société sur « l’obscurantisme et l’oppression de l’Église ».

Par ses livres et au cours de ses déplacements de ville en ville, il

assigne aux jeunes générations musulmanes, nées sur le sol européen,

le devoir de redonner au Vieux Continent matérialiste, libéral et

déchristianisé une âme qui lui fait cruellement défaut. Dans son esprit,

cette âme ne saurait être que musulmane 17.

L’Islam apparaît donc comme un défi pour la foi chrétienne en

France et en Europe. « Si notre Église le voulait vraiment, il y aurait

davantage de demandes de baptême de la part des musulmans », m’ont

confié des prêtres qui accueillent dans leurs institutions de nombreux

enfants et adolescents s’identifiant à l’islam. C’est toute la question de

la mission, du témoignage chrétien et de l’attraction de l’Église qui est

ainsi posée.

Annie Laurent, née en 1949 à Saint-Rémy-de-Provence, est docteur d’État en

sciences politiques pour une thèse sur Le Liban et son voisinage (1943-1984),

obtenue à l’Université de Paris II. Journaliste et écrivain, elle a publié, entre

autres ouvrages : Guerres secrètes au Liban (Gallimard, 1987), Vivre avec

l’islam ? Collectif, Saint-Paul, 1996, Au coeur du dialogue interreligieux

(Cahier d’EDIFA, n° 6, 1999).

SIGNETS ——————————————————————————————————— Annie Laurent

16. Cf. Marianne et le Prophète, Grasset, 1998.

17. Cf. Islam, le face à face des civilisations, Tawhid, 1995. Pour une analyse

circonstanciée de son oeuvre. Cf. Jacques Jomier, «L’islam et sa présence en

Occident suivant les perspectives d’un Frère musulman », in Esprit et Vie, n° 4,

17 février 2000, p. 73-82.

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