Par Annie Laurent
Article paru dans LA NEF n°332 Janvier 2020

« Aujourd’hui est un jour de gloire et de fierté », s’est réjoui le président turc, Recep-Tayyip Erdogan, présent à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, le 10 décembre dernier pour y présider, aux côtés de son homologue Ilham Aliev, un défilé militaire solennel célébrant leur « alliance victorieuse » contre l’Arménie (1). Tout juste un mois auparavant, le 10 novembre, le président russe, Vladimir Poutine, annonçait un « cessez-le-feu total » conclu sous son égide entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en guerre depuis le 27 septembre 2020 pour la possession du Haut-Karabakh (« Haut jardin noir » en turco-persan), enclave arménienne située en territoire azerbaïdjanais.

Monastère de Dadivank dans le Haut-Karabagh © 517design – Commons.wikimedia.org

Les commentaires émis aussitôt par les dirigeants des deux pays en conflit illustraient bien l’état des forces en présence. Tout en se félicitant de la « capitulation » de l’Arménie, le président Aliev déclarait : « J’avais dit qu’on chasserait [les arméniens] de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait ». Le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, évoquait pour sa part, depuis Erevan, sa capitale, « une décision incroyablement douloureuse pour moi et pour notre peuple » (2). Ce dernier, en colère, le qualifiait alors de « traître à la patrie » (3). L’Eglise s’en est mêlée en la personne de son principal représentant, le catholicos Karékine II, patriarche des Arméniens apostoliques, qui siège à Etchmiadzine : il a demandé au Premier ministre de renoncer à ses fonctions et au Parlement de lui élire un successeur. Les Arméniens reprochent à leurs dirigeants de ne pas avoir anticipé l’offensive azerbaïdjanaise, si bien que leur armée, non préparée et peu soutenue par la Russie, pourtant alliée de l’Arménie au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective regroupant plusieurs pays de l’ex-URSS, n’a pu tenir face à la détermination de Bakou, fortement encouragée par la Turquie qui n’a pas lésiné sur son aide concrète, dépêchant sur le front des conseillers militaires et des centaines de djihadistes syriens.

Erdogan élargit ainsi le spectre de son expansionnisme hors frontières fondé sur une politique combinant néo-ottomanisme et panislamisme. Dans le Caucase, le réis s’appuie sur une parenté ethnique et linguistique avec l’ancien peuple tatar (appelé ici azéri depuis 1918), négligeant pour une fois la divergence confessionnelle puisque, bien que tous musulmans – la majorité des Turcs sont sunnites tandis que les Azéris sont chiites -, Turquie et Azerbaïdjan se considèrent comme « une nation en deux Etats » (4). Ils entretiennent par ailleurs les mêmes sentiments anti-chrétiens. En 1915, des Azéris ont participé au génocide des Arméniens du Caucase. Cette haine n’est pas éteinte à en croire Erdogan qui, en mai 2020, a qualifié les survivants de « restes de l’épée », sous-entendu à éliminer (5). L’Azerbaïdjan bénéficie également de bons rapports avec Israël, qui est son principal fournisseur en armements, dont certains sont prohibés par le droit international, et qui lui achète 40 % de ses besoins en hydrocarbures. Cette relation donne aussi à l’Etat hébreu les moyens de surveiller l’Iran, son ennemi, qui partage une longue frontière avec l’Azerbaïdjan.

L’arrêt des affrontements, garanti par une présence militaire russe déployée dans une partie du Haut-Karabagh, repose sur un accord léonin, inapte à rassurer les Arméniens car il n’est assorti d’aucun règlement politique négocié susceptible d’apporter une solution stable à un conflit aux racines lointaines.

En 1921, Staline rattacha le Haut-Karabakh à la République socialiste d’Azerbaïdjan, situation qui dura jusqu’à la chute de l’URSS, en 1991. Ce territoire caucasien, où vivaient 150 000 personnes, très majoritairement chrétiennes, soit 95 % de la population totale, était doté d’un statut d’autonomie avec des institutions propres, ce qui n’empêcha pas le régime de Bakou d’exercer contre lui une politique de « désarménisation » assortie de spoliations et déportations. Malgré tout, en 1991, les Arméniens représentaient encore 76 % cohabitant avec 24 % d’Azéris. Trois ans auparavant, en 1988, profitant des réformes introduites par Moscou dans le cadre de la perestroïka, ils réclamèrent vainement leur indépendance, laquelle fut cependant votée en 1991 par le soviet (parlement) du Haut-Karabagh. La résolution approuvée par référendum la même année et rendue officielle le 2 septembre suivant, au moment où l’Azerbaïdjan se séparait de l’URSS, fut refusée par Bakou.

Ces événements se déroulèrent sur le fond d’une guerre très meurtrière (30 000 morts) opposant les indépendantistes arméniens, soutenus par Erevan, et l’armée azérie, laquelle fut défaite en 1994, ce qui permit aux vainqueurs d’organiser leur enclave reliée à l’Arménie par le corridor de Latchine. En 2017, le Haut-Karabagh s’est donné le nom de République de l’Artsakh (province de l’antique royaume d’Arménie), ayant pour capitale Stepanakert. Mais il ne bénéficia ni de reconnaissance ni de protection internationales.

L’Azerbaïdjan, qui n’a jamais renoncé à son ambition – libérer ce territoire de « l’occupation arménienne » pour y exercer sa souveraineté exclusive – attendait son heure. Les combats de l’automne 2020 lui ont permis de substantiels acquis (80 % du Haut-Karabagh, y compris son accès direct à l’Arménie) et ce résultat est entériné de facto par le cessez-le-feu du 10 novembre. Il est aussi légitimé par l’Iran. « Ces terres appartiennent à l’Azerbaïdjan, qui a plein droit dessus », déclarait le guide suprême Ali Khamenei juste avant l’accord de Moscou (6). Téhéran entend ainsi ménager sa minorité azérie (entre 20 et 30 millions sur 80 millions d’habitants), soupçonnée de velléités indépendantistes.

La défaite des Arméniens, accompagnée de l’exode forcé de 90 000 d’entre eux, les prive d’une grande partie de leur héritage patrimonial religieux, civil et culturel. De fait, comme l’ensemble de leur peuple, les Arméniens de cette région adoptèrent le christianisme en l’an 301, constituant ainsi le premier royaume chrétien de l’histoire. C’est d’ailleurs pour répondre à leur sentiment identitaire très fort que leur catholicos Isaac III le Grand (390-440) fit composer un alphabet national par le moine Mesrop, chargeant une équipe de savants d’écrire la littérature chrétienne en cette langue, laquelle conserve l’exclusivité pour la liturgie (7).

« Effacer les traces de l’histoire, les inscriptions, les croix, les stèles gravées en arménien, c’est une façon d’effacer la présence chrétienne et, par cette réécriture d’un passé très lointain, justifier des prétentions politiques aujourd’hui », souligne l’historien Jean-Baptiste Noé, rappelant qu’il y a une quinzaine d’années « les pierres tombales du cimetière arménien de Bakou furent utilisés pour la construction d’une autoroute » (8). Ce patrimoine chrétien comporte d’illustres sanctuaires, tels le monastère millénaire de Dadivank et la cathédrale Ghazanchetsots (Saint-Sauveur) de Chouchi, ville-phare où 20 000 Arméniens, parmi lesquels l’évêque Vahan, furent massacrés par des Azéris en 1920.

Pour Jean-François Colosimo, si les Arméniens tiennent tant à ce territoire c’est « parce qu’ils y sont chez eux » (9). Beaucoup d’entre eux espèrent une reconnaissance internationale du Haut-Karabakh (ou Artsakh), statut d’Etat qui lui permettrait d’être un partenaire légitime dans le cadre de négociations diplomatiques. La demande, particulièrement forte dans la communauté établie en France (10), a fait l’objet d’une résolution votée par le Sénat le 25 novembre dernier. Les dirigeants azerbaïdjanais et turcs ont aussitôt émis de violentes protestations, demandant l’exclusion de la France du Groupe de Minsk chargé depuis 1992 d’une médiation dans ce conflit aux côtés de la Russie et des Etats-Unis. Craignant d’être privé de toute influence lors des discussions, attendues mais non encore fixées, le gouvernement français a jugé la décision du Sénat irréaliste et inefficace. Pour l’heure, Paris se contente donc de fournir des aides humanitaires aux victimes.

Comme souvent dans leur histoire, les Arméniens sont à nouveau confrontés à une menace existentielle. Que vont devenir les chrétiens demeurés sur place ou revenus chez eux une fois bien établi le pouvoir de l’Azerbaïdjan ? J.-B. Noé prévient : « Le risque d’une purification ethnique massive et violente est réel » (11).

                                                                       Annie Laurent

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  1. Le Figaro, 11 décembre 2020.
  2. Le Monde, 11-12 novembre 2020.
  3. L’Orient-Le Jour, 11 novembre 2020.
  4. Eric Denécé, « Le conflit Arménie-Azerbaïdjan », Europe-Orient, n° 31, 2020, p. 22-29.
  5. L’Orient-Le Jour, op. cit.
  6. Ibid., 9 novembre 2020.
  7. Cf. A. Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2017, p. 63.
  8. Aleteia, 27 novembre 2020.
  9. Le Figaro, 12 octobre 2020.
  10. Le Figaro, 1er décembre 2020.
  11. Aleteia, op. cit.

© LA NEF n°332 Janvier 2020