LE FEMINISME EN TERRE D’ISLAM
28 mai 1923 : débarquant dans le port d’Alexandrie, Hoda Chaaraoui retire ostensiblement le foulard qui couvrait sa chevelure. Ce geste inattendu autant qu’audacieux – une femme dévoilée peut être considérée comme nue en Islam -, accompli devant les voyageurs présents, allait la rendre célèbre et faire de cette Égyptienne (1879-1947) la championne du féminisme arabo-musulman. Épouse d’un des fondateurs du parti nationaliste Wafd et présidente de la Ligue des femmes qu’elle avait créée trois mois auparavant, elle rentrait ce jour-là de Rome où elle avait représenté l’Égypte à la 9ème Conférence Internationale Féministe.
Le rôle de Hoda Chaaraoui
eut une telle importance qu’une rue du Caire fut par la suite baptisée à son nom. Proche de la place Tahrir où démarra la révolution de 2011, la plaque est toujours là mais il n’est pas sûr que l’on sache encore aujourd’hui sur les bords du Nil et dans l’ensemble du monde musulman qui était cette femme, tant l’ambiance a changé en près d’un siècle.
A l’époque pourtant, loin d’être contestée, son initiative fut imitée à travers tout le pays par d’autres femmes appartenant à toutes les couches de la société et applaudie par une partie de l’intelligentsia masculine locale. Le premier militant féministe fut d’ailleurs un homme. Dès la fin du XIXème siècle, Qasim Amin (1863-1908), diplômé en droit de l’université de Montpellier, avait publié au Caire La libération de la femme (1899).
Si les femmes d’un pays sont averties, son peuple sera éclairé »,
écrivait-il tout en s’opposant à l’obligation du port du voile. Bien qu’il ne mettait pas l’Islam en cause, ce livre fut très mal accueilli mais, peu à peu, l’accroissement de l’influence européenne libéralisa la pensée.
D’autres intellectuels arabes suivirent la voie d’Amin. L’un des plus connus est le Tunisien Tahar Haddad (1899-1935), auteur de La femme tunisienne devant la loi et la société (1930), ouvrage qui inspira le Code du statut personnel promulgué en 1956 à l’initiative du futur président Habib Bourguiba.
Les femmes étaient désormais libres de choisir leur conjoint, de poursuivre des études, de travailler hors de leur foyer, de voter et d’être des citoyennes à part entière. Comme son homologue égyptien, Haddad considérait que l’Islam était compatible avec la modernisation du statut de la femme, mais il subit un tel dénigrement qu’il mourut totalement isolé. Cependant, le pli était pris et l’exemple tunisien essaima dans les autres pays du Maghreb, avec des revendications et des succès variables selon les lieux.
Au Levant,
l’apparition de partis basés sur l’idéologie nationaliste arabe censée supplanter la confessionnalité, comme le Baas fondé à Damas en 1947, favorisa également l’émancipation des femmes et leur accès à la carrière politique, notamment en Irak et en Syrie où, à la fin des années 1960, les régimes de Saddam Hussein et d’Hafez El-Assad leur ouvrirent même les portes de l’armée. De leur côté, dès 1965, des Palestiniennes s’engagèrent dans les rangs du Fatah pour mener la lutte armée contre Israël. Dans l’Iran de la dynastie Pahlavi et dans la Turquie d’avant Erdogan, l’émancipation féminine était très avancée.
Très vite cependant, les mouvements islamistes contestèrent ces évolutions qu’ils jugeaient contraires aux enseignements du Coran et de la Sunna (la Tradition mahométane). Ainsi, dès 1936, l’Égyptienne Zineb El-Ghazali, qui avait pourtant milité auprès de H. Chaaraoui, fonda le Rassemblement des femmes musulmanes, branche féminine des Frères musulmans, mouvement fondé en 1928 et devenu la matrice de l’islamisme. « Ce qu’il faut, c’est abolir toutes les lois existantes, tout ce droit pénal inspiré des lois françaises, et proclamer le règne de la charia et de la charia seule », déclarait-elle au journaliste J.-P. Péroncel-Hugoz en 1981 (1).
A ses débuts et pendant longtemps, le combat des musulmanes avides de liberté et de dignité était moins teinté d’idéologie revancharde que celui des militantes occidentales. Ainsi, elles ne reniaient pas leur féminité et n’aspiraient pas à être « comme » des hommes. Ce qui comptait pour elles, c’était d’abord d’en finir avec le mépris enseigné par les textes sacrés, tel ce verset coranique : « Vos femmes sont pour vous un champ de labour. Allez à vos champs comme vous le voudrez » (2, 223). Les préceptes légués par Mahomet abondent dans le même sens : « Une femme ne doit jamais se refuser à son mari, fût-ce sur le bât d’un chameau », sinon « elle sera maudite par les anges ». Le prophète de l’islam a aussi inscrit la méfiance à son programme : « Le diable est toujours présent lorsqu’un homme se trouve avec une femme. Il est préférable qu’un homme se frotte avec un cochon qu’avec une femme qui ne lui appartient pas ». D’où le refus de certains musulmans de saluer les femmes en leur serrant la main. Ce sont ces principes qui ont conduit l’écrivain bangladaise Taslima Nasreen, exilée en Suède, à une révolte totale contre sa religion d’origine.
Le voile est, pour moi, le signe de la plus profonde oppression » (2).
Peu à peu, cependant, le féminisme à l’occidentale, avec ses outrances, s’est frayé un chemin dans les sociétés musulmanes, comme l’ont montré les Femens défilant dans les rues de Tunis ou de Casablanca.
Et c’est en réaction à cette idéologie, signe de décadence et d’athéisme, que le voile, avec tout ce qui l’accompagne, fait un retour en force, y compris dans les milieux les plus modernes, comme au Liban, en Syrie ou en Turquie.
Annie Laurent
Article paru dans La Nef n° 282, juin 2016.
- Politique internationale, n° 13.
- L’Express, 10 avril 2003.