Radio-Espérance, 22 avril 2015

 

En ce mois d’avril, où les Arméniens et les Assyro-chaldéens du monde entier commémorent le génocide qui a frappé leurs ancêtres dans la Turquie ottomane de 1915, les chrétiens du Liban ne peuvent pas oublier l’horrible drame qui les a frappés à la même époque. En effet, entre 1915 et 1918, durant la Première Guerre mondiale donc, une grande famine fut imposée par le gouvernement d’Istamboul aux populations de la montagne libanaise, qui étaient majoritairement maronites. Cependant, ce cruel épisode de l’histoire contemporaine du pays du Cèdre est peu connu, y compris par les jeunes Libanais eux-mêmes, car leurs parents ont préféré l’oublier.

Mais, en cette année du centenaire, une journaliste autochtone, Claude Abou Nader, elle-même maronite, a tenu à raviver cette mémoire. Dans ce but, elle a réalisé une émission télévisée spéciale qui a été diffusée dimanche soir au Liban. Pour mener à bien son travail, la réalisatrice a puisé abondamment dans les archives des jésuites de Beyrouth, qui possèdent de nombreuses photos témoignant de l’ampleur du désastre. L’enquête fait ressortir un bilan ahurissant : 150 000 à 200 000 morts sur un total d’environ 400 000 habitants peuplant les régions concernées. Pour le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, qui a annoncé ce programme, il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’un génocide. Un génocide sans effusion de sang, sans exode, sans bruit, mais néanmoins un génocide authentique.

Que s’est-il donc passé à partir de 1915 ? Depuis 1864, à la suite d’un massacre généralisé des chrétiens du Mont-Liban, commis par des druzes et des musulmans sunnites, l’Europe, menée par la France, avait obtenu pour cette province un régime de semi-autonomie au sein de l’Empire ottoman. Or, durant la Grande Guerre, le gouvernement turc se  rangea dans le camp de l’Allemagne. Il recevait alors des armes qui lui étaient livrées sur le littoral libanais. C’est pour empêcher ces livraisons que les forces des pays alliés, notamment les Britanniques, soumirent la côte et les ports de Saïda, Beyrouth et Tripoli à un blocus maritime, entravant ainsi le trafic des navires chargés d’armes et de munitions. Alors, pour punir les chrétiens libanais, soupçonnés d’être du côté des Alliés, le gouverneur ottoman, Jamal Pacha, qui dominait le pays du Cèdre et contrôlait les principaux accès routiers, eut recours à l’arme de la famine. Il imposa un blocus terrestre à la Montagne, empêchant l’approvisionnement des populations en biens de toutes sortes, notamment en denrées alimentaires. De l’enquête de Claude Abou Nader, il ressort que les soldats turcs se montraient particulièrement intransigeants envers les chrétiens.

Malheureusement, certains Libanais, des profiteurs et des usuriers, n’hésitèrent pas à collaborer avec les Turcs en vue de s’enrichir, contribuant ainsi à l’aggravation de la crise. Et, pour comble de malheur, durant cette famine de trois ans, il y eut une invasion de criquets. Pendant une centaine de jours, une nuée de sauterelles dévasta les terres agricoles, venant à bout de toutes les récoltes. Beaucoup de Libanais furent ainsi poussés à quitter leurs villages et à aller mendier dans les villes ; beaucoup de femmes furent contraintes de se prostituer en échange de nourriture. D’autres ont dû leur survie à la solidarité des chrétiens établis en Egypte depuis la fin du XIXème siècle. Ces derniers acheminèrent des vivres vers le Liban en les faisant passer par l’île de Rouad, située face au littoral syrien, au nord de Tripoli, une zone qui échappait au blocus. Cette aide était livrée au patriarcat maronite qui l’envoyait ensuite aux couvents répartis dans la montagne, les transporteurs bravant pour cela mille dangers.

Pour ménager leur allié ottoman, les Allemands demeurèrent passifs face à ce drame : ils firent semblant de ne rien voir et s’abstinrent donc de dénoncer l’injustice massive infligée à ces chrétiens pendant que les Turcs accomplissaient leurs déportations et assassinats de masse contre les Arméniens et les Assyro-chaldéens.

La grande famine infligée aux maronites du Liban, épisode très méconnu, méritait d’être exhumé de l’oubli à l’heure où le gouvernement d’Ankara s’obstine dans un déni qui dure depuis cent ans. Il est vrai que reconnaître une faute conduit son auteur à demander pardon. Or, cette attitude ne caractérise pas vraiment la culture de l’islam.

 

 

 

Annie Laurent