L’EGLISE PORTEUSE DE PAIX

 

Avant son départ pour la Terre Sainte, où il s’est rendu du 24 au 26 mai, le pape François avait annoncé que son voyage serait « strictement religieux ». Mais il ne pouvait pas ignorer les souffrances endurées par les Palestiniens confrontés à l’absence de toute perspective de solution politique après le nouvel échec des pourparlers menés avec Israël sous l’égide des Etats-Unis et interrompus le 29 avril dernier. Il ne pouvait pas non plus se taire face aux drames qui se déroulent dans plusieurs autres pays du Proche-Orient, notamment l’Irak et la Syrie.

Il a donc décidé d’assumer pleinement ces situations douloureuses par ses discours et ses gestes, ce qui n’a évidemment pas remplacé la dimension religieuse dont le sommet a été sa rencontre avec le patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée 1er, objectif principal de ce pèlerinage voulu pour commémorer le cinquantième anniversaire de l’accolade historique de Paul VI avec Athénagoras (5 janvier 1964), événement qui avait été suivi de la levée des excommunications réciproques prononcées en 1054 lors de la rupture entre catholiques et orthodoxes.

Concernant la question israélo-palestinienne,

le pape a réitéré clairement la position traditionnelle du Saint-Siège, à savoir la reconnaissance mutuelle de deux Etats souverains et indépendants. Afin de donner corps à son propos, il s’est rendu directement en hélicoptère d’Amman, capitale de la Jordanie, première étape de son périple, à Bethléem, en Cisjordanie palestinienne, donc sans passer par l’aéroport Ben- Gourion, situé en Israël. Mais, soucieux de bien marquer la légitimité de cet Etat, il avait inscrit à son programme le dépôt d’une gerbe sur la tombe de Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, geste audacieux qu’aucun évêque de Rome n’avait accompli jusque-là.

On imagine aisément le trouble que cela pouvait susciter chez les Palestiniens et les Arabes d’Israël. Tous pouvaient y voir une caution à l’intransigeance israélienne donnée par ce pape qui ne cache pas sa proximité avec les juifs, au point d’avoir amené dans sa délégation le rabbin de Buenos Aires, Abraham Skorka, auquel le lie une vieille amitié. Les Palestiniens, victimes de la colonisation en Cisjordanie, de l’érection du mur de séparation et des restrictions aux déplacements, y compris pour aller prier dans les Lieux saints de Jérusalem (mesure qui s’applique aussi aux habitants de Gaza), pouvaient en être blessés, tout comme les Arabes israéliens. Car, outre qu’ils ne bénéficient pas de la totalité de leurs droits de citoyens, ceux-ci s’inquiètent de l’insistance du gouvernement à obtenir la reconnaissance internationale d’Israël comme « Etat juif », ce qui les marginaliserait encore davantage au sein de leur pays dont les dirigeants cherchent par ailleurs à les séparer de leurs compatriotes musulmans. Sous prétexte d’intégrer les chrétiens dans la société israélienne, un projet prévoit de les enrôler dans l’armée, mesure qui ne concerne pas les musulmans.

Depuis plusieurs mois, les chrétiens subissent en outre le mépris et le vandalisme de juifs extrémistes sans que ceux-ci soient clairement désavoués et sanctionnés.

On nous crache dessus, on crève les pneus de nos voitures et nous devons régulièrement effacer les graffitis blasphématoires sur les murs de l’abbaye »

déplorait, la veille de l’arrivée du Saint-Père, le frère Nikodemus Schnabel, moine bénédictin de la Dormition (1), proche du Cénacle où le pape François a célébré une messe le 26 mai, ce que les étudiants de l’école talmudique voisine, pour qui le christianisme est une « idolâtrie », avaient tenté d’empêcher.

Les nationalistes religieux, qui se croient au-dessus des lois, exercent une influence croissante sur le gouvernement actuel »

constatait pour sa part le Père Frans Bouwen, Père blanc établi à Jérusalem depuis des décennies (2). Dans un échange avec les rabbins d’Israël, le pape François a néanmoins tenu à rappeler, au-delà des relations humaines, la signification spirituelle qui unit chrétiens et juifs.

La présence dans la délégation papale d’un dignitaire musulman argentin, Omar Abboud, risquait donc de ne pas suffire à persuader les hôtes arabes du Saint-Père de son impartialité. Aussi, en se rendant à la place de la Mangeoire, où se trouve la basilique de la Nativité, face à laquelle il devait célébrer la messe, dimanche 25 mai, il a fait arrêter sa voiture pour toucher de la main le mur de séparation qui encercle Bethléem et déclarer cette construction « inacceptable ». Son geste improvisé a été très apprécié, côté palestinien mais dénoncé, côté israélien.

Une initiative inattendue

Puis est venue une initiative totalement inattendue qui restera comme l’un des moments essentiels de ce voyage pontifical.

Au terme de la célébration, sur les lieux mêmes de la naissance du « prince de la paix », le pape s’est adressé au président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas (présent sur place), et au chef de l’Etat d’Israël, Shimon Pérès, qu’il devait retrouver le soir même à Tel Aviv, les invitant à le rejoindre à Rome afin de prier avec lui pour demander à Dieu le don de la paix.

J’offre ma maison au Vatican pour accueillir cette rencontre de prière »,

a-t-il déclaré. Il s’agissait pour le souverain pontife de rappeler au monde que la paix ne peut être obtenue par les seuls efforts humains et encore moins par le recours aux armes, recours qu’il a d’ailleurs fermement condamné lors de sa rencontre avec 600 réfugiés syriens et irakiens à Béthanie, sur la rive orientale du Jourdain où la tradition situe le baptême du Christ.

Que tous abandonnent la prétention de laisser aux armes la solution des problèmes et que l’on revienne sur le chemin de la négociation »

a-t-il insisté avant de conclure par cette forte supplication :

 Que Dieu convertisse les violents et ceux qui ont des projets de guerre, que Dieu convertisse ceux qui fabriquent et vendent les armes, qu’il fortifie les cœurs et les esprits des artisans de paix ».

Durant ses échanges avec les responsables religieux de l’islam local, à Jérusalem, le Saint-Père a en outre émis ce souhait

 Que personne n’instrumentalise par la violence le Nom de Dieu ».

Il reprenait ainsi une exhortation que ses prédécesseurs Jean-Paul II et Benoît XVI réitéraient déjà à l’intention des musulmans dont les textes sacrés permettent de tels excès.

L’acceptation par M. Abbas et S. Pérès de l’invitation du souverain pontife manifeste la place unique de l’Eglise catholique dans le concert des nations et des religions. Son rôle au service du bien lui est reconnu, au moins implicitement, par les hommes de toutes appartenances religieuses qui semblent voir en elle leur « maison commune ». L’initiative du Saint-Père fait écho à celle qu’il avait prise à la fin août dernier lorsqu’il avait appelé à une journée de prière et de jeûne afin d’éviter l’attaque contre Damas qui était programmée par une partie de l’Occident. On se souvient de l’efficacité de cette démarche spirituelle.

Dimanche soir, à Jérusalem, le pape François et le patriarche Bartholomée ont signé une Déclaration commune dans laquelle ils confirment leur « engagement à continuer de marcher ensemble vers l’unité pour laquelle le Christ notre Seigneur a prié le Père » et expriment leur impatience du jour où catholiques et orthodoxes « partageront ensemble le Banquet eucharistique ». En attendant cette échéance, le texte insiste sur l’importance du témoignage de la charité que tous les chrétiens sont appelés à donner au monde et sur leur nécessaire collaboration au service de la paix, du bien commun, de la vie, de la famille, de l’écologie et de la liberté de conscience et de religion. Les deux signataires se disent aussi préoccupés par les menaces qui pèsent sur les chrétiens du Proche-Orient et sur « leur droit à rester des citoyens à part entière de leurs patries ».

Durant l’émouvante cérémonie qui a suivi dans la basilique du Saint-Sépulcre, entourés des représentants des treize Eglises présentes en Terre Sainte, le pape François a fait sienne la proclamation orientale « Christos Anesti ! » (« Le Christ est ressuscité ») qui doit unir tous les baptisés au-delà de leurs divergences. Il a aussi rendu hommage à « l’œcuménisme de la souffrance et du sang », qui « possède une particulière efficacité, non seulement pour les contextes dans lesquels il a lieu mais aussi, en vertu de la communion des saints, pour toute l’Eglise ».

L’attention affectueuse que les deux prélats ont eue l’un envers l’autre durant cette célébration de la Parole où l’on pria à genoux au pied du Calvaire, devant la pierre de l’Onction et devant le Tombeau du Christ a frappé les témoins de cet événement historique. Elle s’ajoute à l’ambiance fraternelle qui a marqué les étapes de ces journées au cours desquelles le Saint-Père a été l’objet de touchants égards. Ainsi, le roi Abdallah II de Jordanie, accompagné de la reine Rania, a conduit lui-même son hôte dans sa voiture personnelle sur les bords du Jourdain ; à Bethléem, lors du geste de paix durant la messe, M. Abbas est monté à l’autel pour embrasser le pape ; tandis qu’à Tel Aviv, le président S. Pérès a accueilli ce dernier par ces mots empruntés à la Bible : «

 Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ».

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef, n° 260, juin 2014.

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(1) Le Figaro, 26 mai 2014.

(2) La Croix, 24-25 mai 2014.