Les déchirements confessionnels qui meurtrissent le monde arabe servent-ils les intérêts d’Israël ? Aussi cynique qu’elle puisse paraître – car comment se réjouir des malheurs qui frappent des voisins avec qui on affirme vouloir vivre en paix ? – cette hypothèse n’est cependant pas sans fondement du point de vue de l’Etat hébreu. Elle justifie sa double prétention : d’une part légitimer son exigence d’être reconnu par la communauté internationale comme « Etat-nation du peuple juif », d’autre part se présenter au monde comme la seule démocratie authentique et stable au Proche-Orient. Pour Israël, le moment serait donc venu aujourd’hui de réaliser des objectifs définis par les militants sionistes dès avant 1948, date de la proclamation de l’indépendance de leur Etat.

Les futurs dirigeants

comprenaient que leur projet national – un Etat juif pour les juifs, avec le judaïsme comme religion officielle, donc fondé sur une citoyenneté réservant la plénitude des droits et des devoirs à une seule communauté, nonobstant le degré de croyance et d’observance religieuse de ses membres – serait difficilement accepté par la plupart des pays de la région. Presque partout majoritaires, les musulmans sunnites ne pouvaient consentir à ce que des « gens du Livre » (juifs en l’occurrence), normalement voués au statut inférieur de la dhimmitude (cf. Coran 9, 29), s’emparassent du pouvoir politique sur une terre, la Palestine, conquise par l’islam au VIIème siècle.

Pourtant, à cette époque, l’attrait des élites proche-orientales pour les systèmes d’organisation politique européens annonçait la fin des clivages confessionnels et donc la domination de l’islam politique au profit d’une citoyenneté égalitaire reposant sur le nationalisme arabe. Tel était le but poursuivi, entre autres, par le parti Baas (Résurgence) créé à Damas en 1947 par trois intellectuels, le chrétien Michel Aflak, le sunnite Salah Bitar et l’alaouite Zaki Arsouzi.

Mais l’irruption d’Israël contrariait ce projet. Puis, les humiliations infligées aux Arabes lors des différentes guerres, occupations, colonisations et annexions, redonnèrent de la vigueur aux idées promues par les Frères musulmans, mouvement islamiste fondé en 1928 par un instituteur égyptien, Hassan El-Banna. Le confessionnalisme juif réveillait alors le confessionnalisme musulman.

Avant 1948 donc

les militants juifs considéraient que la légitimité du modèle qu’ils envisageaient serait consolidée par l’émergence d’Etats communautaires dans leur environnement. Le Liban, avec sa démocratie où tous les ressortissants jouissent de la pleine citoyenneté selon un partage confessionnel élaboré par consensus, était particulièrement gênant pour Israël dont il constituait l’anti-modèle. C’est pourquoi, au début des années 1940, des cadres du sionisme essayèrent de susciter la division politique et territoriale du pays du Cèdre.

Profitant de la bienveillance que leur témoignait une partie de l’Eglise maronite et de l’inquiétude de certains de ses représentants laïcs et ecclésiastiques face à un avenir qui risquait d’être un jour dominé par l’islam, ils s’efforcèrent de convaincre ces derniers que leur option pour un Liban islamo-chrétien, telle que l’avaient défendue leurs prédécesseurs lors de la création du pays en 1920, était suicidaire. Il valait donc mieux, pour les maronites et les autres chrétiens, se regrouper en un « foyer national chrétien » allié d’Israël, quitte à ce que les provinces à majorité musulmane soient rattachées à la Syrie.

A partir de 1975

les Israéliens ont profité de la guerre au Liban pour creuser le fossé entre ses communautés, inspirant notamment des idées séparatistes aux maronites et aux druzes. Afin d’affaiblir l’Irak, ils ont aussi soutenu militairement la rébellion kurde dans le nord de ce pays. Il s’agissait donc de mettre en œuvre un plan stratégique visant à provoquer l’éclatement de tout le Proche-Orient en petites entités basées sur les identités ethniques et religieuses en conflit permanent entre elles, de façon à prouver qu’une coexistence pacifique est impossible dans des pays multiconfessionnels (1).

S’il est hasardeux d’affirmer que l’Etat hébreu est directement responsable du démantèlement actuel de l’Irak et de l’implosion qui guette la Syrie, il est vraisemblable que cette évolution lui convient, même si cela n’est pas dit officiellement. Elle lui permet de justifier son exclusivisme, lequel se traduit par le refus d’accorder l’égalité des droits et des devoirs à ses 1,6 millions citoyens arabes, ainsi que le droit au retour des Palestiniens chassés en 1948 et de leurs descendants, droit qui concernerait 7 millions de personnes.

Il n’est pas question non plus de retenir l’option du militant pour la paix Michel Warschawski, juif israélien qui préconise l’instauration d’un Etat binational. S’étendant de la Méditerranée au Jourdain, celui-ci inclurait toutes les populations (juives, chrétiennes et musulmanes) qui se partageraient les fonctions au sein des institutions publiques. Il s’agirait au fond d’un autre Liban.

Ces oppositions trahissent la peur des juifs d’Israël d’être submergés par la démographie, qui est largement favorable aux musulmans. Par ailleurs, compte tenu de l’affirmation nationale-religieuse qui se développe chez lui, y compris parmi la jeunesse (un effet de la radicalisation du monde islamique ?), l’Etat hébreu peut être tenté d’instaurer un véritable système théocratique, donc anti-démocratique, imitant ainsi ce qu’il dénonce chez ses voisins.

Israël a l’habitude de jouer avec le feu. Mais, de calculs en aveuglements, est-il conscient des risques qu’il fait courir à son avenir ?

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef n° 256, février 2014.

 

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(1) Cf. Annie Laurent et Antoine Basbous, Guerres secrètes au Liban, Gallimard, 1987.