TURQUIE : LA FIN DU KÉMALISME ?

 

La Turquie vient de connaître des turbulences inattendues dans ce pays présenté un peu partout comme un modèle à cause de sa stabilité politique et de son essor économique, succès attribués aux islamistes du Parti de la Justice et du Développement (AKP), qui détiennent le pouvoir à Ankara depuis 2002.

Le 28 mai, à Istamboul, des milliers de manifestants ont investi l’immense place Taksim et installé des tentes dans le parc Gezi qui la jouxte. Les Stambouliotes protestaient ainsi contre un projet de rénovation urbaine du quartier, décidé sans concertation avec les riverains, qui prévoit, entre autres, la démolition de cet espace vert, l’un des rares dans cette métropole de 15 millions d’habitants où prolifèrent les chantiers pharaoniques, ou plutôt « ottomanesques ».

 Taksim

est un symbole de l’histoire turque contemporaine. En son milieu, se dressent le monument de l’indépendance surmonté d’une statue de Moustafa Kemal, le fondateur de la république (1923), et un centre culturel portant son surnom, Atatürk, le « Père des Turcs », édifié en 1969 pour célébrer la culture occidentale qu’il admirait et voulait imposer à son peuple afin de l’émanciper d’un islam jugé par lui rétrograde.

Pour les kémalistes, Taksim est donc intouchable. Or, voici que le maire, Kadir Topbas, un proche du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, entend bouleverser l’ordonnancement architectural de cette place afin de l’accorder avec les priorités du gouvernement : restauration de la grandeur ottomane, effacement de l’héritage kémaliste, réislamisation des mœurs associée à un capitalisme illimité. Il est question de bâtir à Taksim une mosquée qui serait la plus haute du monde et un ensemble commercial dans un bâtiment reconstituant une ancienne caserne ottomane rasée en 1940.

 La contestation

Bien que paisible et motivée par une revendication écologique (protéger les arbres menacés), la contestation a tout de suite été réprimée durement par la police, ce qui a entraîné sa politisation et son extension dans quelque 60 autres villes, en particulier Ankara et Smyrne.

Tous les mécontents ont alors uni leurs voix, réclamant la démission d’Erdogan. Se côtoyaient dans cette révolte des militants d’extrême gauche, des kémalistes, des intellectuels, des artistes, des féministes, des homosexuels, des alévis (adeptes d’un islam d’origine chiite non reconnu par l’Etat), etc.

Le nom de Taksim (« de la division ») devenait comme l’emblème des clivages qui creusent la société turque. Le mouvement s’est poursuivi dans une ambiance de « kermesse libertaire » (Le Figaro 7 juin) du côté des manifestants jusqu’à ce que, le 15 juin, la police leur donne l’assaut définitif. Le lendemain, Erdogan, s’exprimant devant 300 000 partisans de l’AKP rassemblés à Istamboul pour l’acclamer, pouvait savourer sa victoire. Le bilan de ces deux semaines de fronde est d’au moins quatre morts, des centaines de blessés et d’arrestations.

Ces événements ont rappelé ceux qui ont agité la France au cours des derniers mois. Comme François Hollande envers les opposants à la loi Taubira, Recep-T. Erdogan a traité les manifestants turcs par le mépris et l’arrogance, certes avec ses mots à lui, les qualifiant de marginaux, vandales, agents d’un complot international. Comme le président français, le premier ministre turc considère que la légitimité des urnes le dispense d’écouter l’inquiétude d’une partie de son peuple.

 les manifestants

Contrairement à leurs homologues français, il n’est pas sûr cependant que les manifestants turcs représentaient le pays réel.

La réislamisation progressive engagée par l’AKP (autorisation du port du voile islamique à l’université, limitation de la vente et de la consommation d’alcool, restrictions à l’avortement, encouragement à la maternité, incitation à la décence dans l’espace public, censure de l’art, cours de religion islamique à l’école publique) convient à la majorité des Turcs désireux de se réapproprier une identité religieuse et culturelle qu’Atatürk avait voulu éradiquer sous la contrainte.

Ils n’échappent pas au processus observable dans tous les milieux musulmans de la planète, nourri par la décadence des sociétés post-chrétiennes. L’évincement du contrôle que l’armée, gardienne du kémalisme, exerçait sur les affaires publiques, opéré par le gouvernement en 2007, sert ce projet. La Turquie est redevenue une puissance qui revendique son identité musulmane tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Par exemple, en soutenant activement la rébellion contre le président syrien Bachar El-Assad, Ankara affiche une solidarité confessionnelle avec le monde arabo-sunnite pour qui l’hérétique alaouite au pouvoir à Damas est un usurpateur.

Les Turcs

La plupart des Turcs vivent avec fierté ces évolutions, même si elles leur sont imposées de manière autoritaire, laquelle est d’ailleurs bien dans le style de leurs précédents dirigeants.

Les réformes sont en revanche ressenties avec inquiétude par la minorité mondialisée qui veut continuer à vivre comme elle l’entend, sans contraintes morales, ainsi que par ceux dont le métier ne peut s’exercer que dans la liberté et qui font l’objet d’une sévère répression.

Ainsi, 34 avocats et 60 journalistes sont actuellement en prison.

Les chrétiens redoutent eux aussi que les changements en cours n’accroissent leur marginalisation. Depuis l’avènement de la république, ils sont exclus d’un système qui, tout en s’affirmant laïque, réserve la pleine citoyenneté aux nationaux qui sont à la fois d’ethnie turque et de religion sunnite.

Mais cette injustice se développe aussi dans la France laïque lorsqu’elle refuse aux catholiques le droit de défendre la vérité sur le mariage. Dans les deux pays, certes avec des modalités différentes, il y a infraction à « l’unité-distinction » qui caractérise la saine laïcité, selon la définition proposée par Benoît XVI dans son exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente (14 septembre 2012).

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef n° 250, juillet 2013.