Article paru dans La Nef n° 340 – Octobre 2021

Yadh Ben Achour, L’islam et la démocratie. Une révolution intérieure, Gallimard, coll. Le débat, 2020, 294 p., 21 €.

            L’islam est-il compatible avec la démocratie ? Poser cette question semble irréaliste, tant sont nombreux les signes qui suggèrent une réponse négative. Spécialiste de théorie politique islamique, l’éminent juriste tunisien Yadh Ben Achour, qui est aussi membre du Comité des droits de l’homme des Nations unies, ne veut pourtant pas s’en tenir à ce constat, refusant néanmoins toute approche irénique. Son dernier essai, remarquable par son érudition, la profondeur de sa réflexion et sa liberté intellectuelle, permet de saisir l’ampleur du « bouleversement tellurique » que représente le défi démocratique pour le monde musulman mais aussi d’ouvrir des perspectives encourageantes.

D’abord, ce défi ne s’arrête pas aux frontières du politique, explique l’auteur, car « la société démocratique accueille en son sein toutes les potentialités, toutes les énergies, toute la créativité spirituelle de l’être humain ». Il insiste sur le fait que la norme démocratique n’est pas un régime particulier inventé en Occident – préjugé souvent mis en avant du côté musulman pour promouvoir la supériorité de la « prétendue démocratie islamique » – mais représente un idéal universel fondé sur quatre principes inspirés de la loi naturelle : dignité, liberté, égalité et participation citoyenne. Or, conçu comme une « démocratie croyante », le système islamique prend nécessairement la forme d’une théocratie, ou religion politisée, qui ouvre la voie à « la sublimation de la violence, au nom de Dieu » et exclut les « non-croyants », autrement dit les non-musulmans. L’inexistence d’une Église en Islam accentue cette représentation, souligne Ben Achour.

Pour lui, la solution réside dans le retour aux écoles libérales qui ont émergé à l’époque classique de l’islam (IXème-XIIIème siècles). Refusant toute lecture fixiste du Coran et mettant en doute l’authenticité des paroles et des actes de Mahomet (la Sunna ou Tradition prophétique), elles ont été bannies par l’orthodoxie politico-religieuse qui s’est peu à peu imposée. L’auteur s’attarde sur Averroès, « philosophe de la liberté » (XIIème siècle), pour qui « le problème majeur de l’islam vient de la relation qu’il établit entre la foi et la loi », et il invite les musulmans à se réapproprier sa pensée, comme ont tenté – vainement – de le faire ses émules au XXème siècle. Ben Achour voit par ailleurs dans « l’orthodoxie de masse », autrement dit l’emprise communautaire sur l’individu, faussement fraternelle, l’un des facteurs du blocage. C’est contre elle que les peuples se rebellent à travers les révolutions contemporaines qui, malgré leurs aléas et leurs échecs, finiront par démocratiser leurs sociétés. Un livre de grande valeur pour comprendre les enjeux de la « révolution intérieure » en cours dans l’islam.

                                                           Annie Laurent