1er Mars 2022

Rompu à l’initiative d’El-Azhar en janvier 2011 (cf. PFV n° 86), le dialogue entre le Saint-Siège et l’institution sunnite a repris sous le pontificat de François (élu en 2013). Après en avoir rappelé les étapes marquantes, nous en tirerons quelques conclusions.

LE GRAND IMAM À ROME

La Basilique Saint-Pierre, Vatican, Rome

Le 23 mai 2016, le cheikh Ahmed El-Tayyeb, grand imam d’El-Azhar, s’est rendu à Rome pour sa première rencontre avec le pape François. Au programme de leur échange figuraient « l’engagement commun des autorités et des fidèles des grandes religions pour la paix dans le monde, le refus de la violence et du terrorisme, la situation des chrétiens dans le contexte des conflits et des tensions au Moyen-Orient, ainsi que leur protection » (L’Osservatore Romano, 23 mai 2016).

A l’issue de l’entretien, El-Tayyeb a déclaré à la presse : « Aujourd’hui, nous effectuons cette visite pour poursuivre notre mission sacrée qui est la mission des religions : rendre l’être humain heureux où qu’il soit […]. Je crois que le moment est venu pour les représentants des religions monothéistes de participer de manière forte et concrète à donner à l’humanité une nouvelle orientation vers la miséricorde et la paix, afin d’éviter la grande crise dont nous souffrons à présent » (Proche-Orient chrétien, n° 66-2016, p. 388-389). Le Souverain Pontife semble avoir été impressionné par son visiteur. Quelques jours après, il confiait à un jésuite oriental au cours d’un entretien privé : « J’ai longuement discuté avec El-Tayyeb. Les musulmans veulent la paix ».

Cette rencontre avait été longuement préparée par le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux (CPDI), alors dirigé par le cardinal Jean-Louis Tauran (+ 2018) dont la position peut se résumer ainsi : « Toutes les religions ne se valent pas, mais tous les chercheurs de Dieu ont la même dignité » (cité par Jean-Baptiste Noé, François le diplomate, Salvator, 2019, p. 99).

LE PAPE EN ÉGYPTE

Les 28 et 29 avril 2017, François a effectué un voyage officiel au Caire. Sa visite s’est déroulée dans un contexte tendu en raison de la multiplication d’attentats contre les coptes et de l’influence croissante des idéologies islamistes dans la société. Il a prononcé un discours à El-Azhar où se tenaitune Conférence internationale pour la paix organisée par cette institution, avec la participation de dignitaires musulmans et chrétiens. Les mots islam, islamisme et djihadisme ne figuraient pas dans son texte dont l’essentiel portait sur le rappel du passé biblique du pays du Nil et sur l’éducation des jeunes générations (J.-B. Noé, op. cit., p. 118-123). Le pape a aussi déclaré : « Nous sommes tenus de dénoncer les violations de la dignité humaine et des droits humains, de porter à la lumière les tentatives de justifier toute forme de haine au nom de la religion, et de les condamner comme falsification idolâtre de Dieu : son nom est Saint, il est Dieu de paix, Dieu salam » (Proche-Orient chrétien, n° 67-2017, p. 359-401).

Le Pape et El Tayyeb

Dans une tribune publiée quelques jours avant, Mgr Michel Chafik, recteur de la Mission copte catholique de Paris, avait présenté l’enjeu de cette visite pontificale. Évoquant la position « ambiguë » d’El-Tayyeb, il y écrivait : « S’il témoigne, dans ses propos, d’un islam éclairé, ses décisions contredisent trop souvent ses prises de position. Il parle de paix et de liberté religieuse mais sanctionne durement l’apostasie et diffère toujours la réforme religieuse en faveur de laquelle il s’est pourtant engagé. L’ambivalence de son discours explique qu’il soit contesté, tant à l’intérieur par les islamistes radicaux qu’à l’extérieur par les tenants d’un islam modéré » (Le Figaro, 24 avril 2017).

L’ÉVÉNEMENT D’ABOU-DHABI

            Le voyage que le pape François a effectué à Abou-Dhabi, capitale des Émirats Arabes Unis (EAU), du 3 au 5 février 2019, restera comme un événement marquant de son pontificat. La Constitution de cette fédération concède aux nombreux émigrés non-musulmans la liberté de culte (les chrétiens y disposent d’une quarantaine d’églises) en leur imposant cependant une totale discrétion. Les EAU sont aussi engagés activement contre l’islamisme. Abou-Dhabi abrite en outre le siège du Conseil des Sages musulmans, un cénacle de religieux et d’experts fondé en mars 2014 et présidé par Ahmed El-Tayyeb.

Le Souverain Pontife y était invité par ce dernier dans le cadre d’une Conférence mondiale sur la fraternité humaine. Quelque 600 personnalités religieuses de différentes confessions, venues de divers horizons, y étaient également présentes.

L’objectif principal de ce déplacement était la signature conjointe par le pape et le grand imam d’une déclaration intitulée La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune. D’après les confidences de François aux journalistes, sa rédaction aurait été finalisée lors d’un entretien privé avec El-Tayyeb au Vatican le 16 octobre 2018. Le Père Yoannis Lahzi Gaïd, prêtre copte-catholique et secrétaire du pape (cf. PFV n° 86), associé à ce travail, avait alors assuré qu’il existe « une amitié profonde » entre les deux hommes (Agence I.Media, 16 octobre 2018).

Présenté comme une étape majeure sur la voie de l’entente entre chrétiens et musulmans, ce texte soulève plusieurs remarques, à commencer par la forme. El-Azhar et l’Église catholique s’y présentent comme engageant respectivement « les musulmans d’Orient et d’Occident » et « les catholiques d’Orient et d’Occident ». Or, si le successeur de Pierre dispose de l’autorité et de la légitimité nécessaires pour parler au nom de toute l’Église, ce n’est pas le cas du grand imam d’El-Azhar, car l’islam sunnite ne confère à personne une telle prérogative magistérielle (cf. PFV n° 80). L’influence de cette institution au-delà des frontières de l’Égypte n’y change rien, même si à Abou-Dhabi le cérémonial autour de la rencontre avec le pape voulait promouvoir El-Tayyeb comme « le » représentant de l’islam. Cette limite a été soulignée par le Père Jean Druel, directeur de l’Institut dominicain d’études orientales, situé au Caire. « Cette déclaration commune ne manifeste donc que les opinions d’Ahmed El-Tayyeb. […] Si demain son successeur a un avis différent, il n’est pas tenu de reprendre à son compte les déclarations de ses prédécesseurs. Et à l’extérieur, les fidèles musulmans ne sont évidemment pas soumis à son autorité » (La Croix, 6 février 2019).

Sur le fond, les deux cosignataires énumèrent les nombreux maux dont souffre l’humanité actuelle, en particulier la « conscience humaine anesthésiée et l’éloignement des valeurs religieuses, ainsi que la prépondérance de l’individualisme et des philosophies matérialistes qui divinisent l’homme et mettent les valeurs mondaines et matérielles à la place des principes suprêmes transcendants ». Pour y remédier, ils préconisent d’importantes dispositions, telles que la promotion de la pleine citoyenneté et de la famille, la reconnaissance du droit et de la dignité des femmes, la préservation de la vie, l’éducation saine, l’adhésion aux valeurs morales ainsi que la justice pour tous, la protection des lieux de culte, et même la liberté de croyance, de pensée, d’expression et d’action (mais la liberté de conscience en est absente), etc.

Ils condamnent aussi la justification de toutes les formes de violence au nom de Dieu. « Nous déclarons – fermement – que les religions n’incitent jamais à la guerre et ne sollicitent pas des sentiments de haine, d’hostilité, d’extrémisme, ni n’invitent à la violence ou à l’effusion de sang. Ces malheurs sont le fruit de la déviation des enseignements religieux, de l’usage politique des religions et aussi des interprétations de groupes d’hommes de religion qui ont abusé – à certaines phases de l’histoire – de l’influence du sentiment religieux sur les cœurs des hommes pour les conduire à accomplir ce qui n’a rien à voir avec la vérité de la religion ». Et ils promettent d’œuvrer en vue de « répandre la culture de la tolérance, de la coexistence et de la paix ».

Ces paroles ne sont cependant pas dénuées d’ambiguïté. En effet, si les chrétiens et les musulmans utilisent le même vocabulaire, le contenu des mots tels que paix, justice, famille, morale, tolérance, n’est pas identique dans les deux religions. Sur tous ces aspects, on voit mal comment le fait de considérer « les religions » comme indistinctement porteuses de toutes les vertus ou comment l’attestation de « notre foi commune en Dieu »peuvent apporter de la clarté dans le dialogue (cf. A. Laurent, « François prêche la fraternité », La Nef, n° 312, mars 2019). En outre, le document comporte des engagements contraires aux exigences du Coran, ce qui peut les rendre inapplicables par de nombreux musulmans, comme l’ont fait valoir plusieurs experts catholiques (cf. Père François Jourdan, L’Église dans le monde, n° 193, avril-mai 2019, p. 8 et 9 ; Sami Aldeeb, Site Savoir ou se faire avoir, 11 février 2019).

Parmi eux, certains ont été troublés par l’affirmation selon laquelle « le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains ». Appliqué aux religions, cela « est contraire à la foi catholique », a indiqué le Père dominicain Wojciech Giertych, théologien de la Maison pontificale, niant que le texte lui aurait été soumis pour relecture (National Catholic Register, 6 février 2019).

Lors d’une rencontre avec François à Rome, Mgr Athanasius Schneider, évêque auxiliaire d’Astana (Khazastan), l’a questionné sur ce sujet, puis il a livré l’explication du pape sur le site LifeSiteNews : « La diversité des religions est la volonté permissive de Dieu », à distinguer d’une « volonté positive » (7 mars 2019). Pendant l’audience générale du 3 avril 2019, accédant à la demande de Mgr Schneider, François a clarifié le sens de cette phrase. « Pourquoi Dieu permet-il qu’il y ait tant de religions ? Dieu a voulu permettre cela : les théologiens de la Scholastique faisaient référence à la voluntas permissiva de Dieu. Il a voulu permettre cette réalité : il y a beaucoup de religions ; certaines naissent de la culture, mais elles regardent toujours le ciel, elles regardent Dieu ». Par l’affirmation « certaines naissent de la culture », le pape « affirmait discrètement que la religion musulmane n’est pas une religion révélée », souligne Yves Chiron (Françoisphobie, éd. du Cerf, 2020, p. 317-318).

QUEL AVENIR POUR LA DÉCLARATION D’ABOU-DHABI ?

S’exprimant au nom de l’Église catholique et d’El-Azhar, les deux signataires de la Déclaration sur la fraternité humaine se sont engagés à promouvoir les principes énoncés « à tous les niveaux régionaux et internationaux, en préconisant de les traduire en politiques, en décisions, en textes législatifs, en programmes d’étude et matériaux de communication ». Ils ont aussi demandé que le document « devienne objet de recherche et de réflexion dans toutes les écoles, les universités et les instituts de formation ». C’est dans ce but qu’en septembre 2019 a été créé un Haut Comité, co-présidé par le cardinal Miguel Ayuso Guixot, successeur du cardinal Tauran à la tête du CPDI, et par Mohamed Mahmoud Abdel Salam, juge du Conseil d’État égyptien et conseiller d’El-Tayyeb.

Deux mois après, le grand imam s’est rendu au Vatican pour présenter au Souverain Pontife le projet d’un gigantesque complexe interreligieux. Construit sur l’île de Saadiyat, à Abou Dhabi, ce complexe, unique dans la péninsule Arabique, baptisé « Maison de la Famille d’Abraham », réunira une église, une mosquée et une synagogue. Il devrait être inauguré en 2022 et sera géré par un conseil permanent « de la fraternité humaine » (Aleteia, 16 novembre 2019 ; La Croix, 4 février 2021). Pour commémorer l’événement d’Abou Dhabi, le 4 février de chaque année, le pape et le grand imam échangent leurs vœux par vidéo ou téléphone. Par ailleurs, dans son encyclique Fratelli tutti (3 octobre 2020), François fait plusieurs fois mention de son entente avec El-Tayyeb.

La déclaration D’Abou-Dhabi

Les chrétiens d’Orient ont en général approuvé la Déclaration. Les évêques grecs-catholiques, réunis en assemblée synodale sous la présidence de leur patriarche, Youssef Absi, ont annoncé que le document « deviendra objet d’étude dans les écoles et les instituts théologiques du Patriarcat » et sera diffusé dans les paroisses. Au Liban, le patriarche de l’Église maronite, le cardinal Béchara Boutros Raï, a considéré qu’elle doit devenir une « boussole » pour les écoles catholiques (Agence Fides, 16 septembre 2021).

Deux ans après la signature du document, le P. Jean Druel s’est exprimé sur sa mise en œuvre. « Je ne suis pas certain qu’un travail de fond s’opère. A mon sens, ce type d’événement reste essentiellement symbolique – ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de valeur. Je constate qu’il y a une vraie difficulté à dépasser les déclarations de principe ». Considérant la nouveauté introduite par François, à savoir l’instauration d’une relation directe entre lui et El-Tayyeb, il constate l’absence « d’effet boule de neige », le grand imam ne s’engageant qu’« en son nom propre », compte tenu de la grande diversité du monde sunnite. Ainsi, bénéficiant « d’une formidable aura dans les milieux azharis », il est « détesté par les Frères musulmans » et il est « presque inconnu » par les Arabes non égyptiens. « Au Maroc, par exemple, El-Azhar ne représente rien » (I. Media, 4 février 2021). Il est vrai que le roi du Maroc portant le titre de « Commandeur des croyants » n’a pas besoin d’autre référence religieuse que la sienne.

POUR CONCLURE

            En s’engageant aux côtés du chef de l’Église catholique, El-Tayyeb s’est présenté aux yeux du monde comme détenteur de l’autorité suprême de l’islam sunnite, ce qu’il n’est pas juridiquement et religieusement. Sans doute a-t-il aussi voulu montrer au président Abdel Fattah El-Sissi qu’il se tenait à ses côtés dans sa lutte contre l’islamisme et qu’il répondait positivement à la mission que le raïs lui avait publiquement confiée par son discours du 28 décembre 2014 (cf. PFV n° 82). Ce discours avait été suivi de l’organisation de plusieurs conférences internationales sur des thèmes tels que la citoyenneté, les libertés fondamentales et la paix (cf. PFV n° 85). Toutefois, la ligne d’El-Azhar demeure « antilibérale », note la journaliste Mélinée Le Priol sur la foi d’une enquête auprès de plusieurs spécialistes qui font aussi ressortir la méfiance d’El-Tayyeb envers l’Occident et sa culture (La Croix, 4 février 2022).

            Quant au pape François, en entraînant El-Tayyeb à signer avec lui des engagements aussi éloignés des principes de la religion que ce dernier professe, il a peut-être obéi à une subtile stratégie : pressentant que la paix dans le monde dépend aujourd’hui d’une révision structurelle du rapport des musulmans à leurs textes sacrés, pousser l’ambitieux grand imam à agir dans ce sens. L’efficacité serait ainsi visée. A cet égard, le P. Druel rapporte aussi que, pour certains observateurs, « compte tenu de la situation effervescente à l’intérieur du monde sunnite, le pape est peut-être imprudent de privilégier surtout les relations avec El-Azhar au détriment d’autres acteurs » (I. Media, 4 février 2021).
L’avenir dira si cette Déclaration a une valeur autre que symbolique.

Annie LAURENT
Déléguée générale de CLARIFIER


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