Dès le lendemain du début de l’opération Déluge d’El-Aqsa, déclenchée le 7 octobre 2023 par le mouvement palestinien Hamas contre un kibboutz israélien jouxtant la bande de Gaza (cf. PFV n° 100, février 2025), un second acteur s’est joint à cette offensive. Il s’agit du Hezbollah, milice libanaise d’obédience chiite engagée depuis 1982 dans l’opposition à l’État d’Israël.

Fillette libanaise assistant au discours de Hassan Nasrallah, Secrétaire général et Guide spirituel du Hezbollah, à Beyrouth, en novembre 2023. La mitraillette sur le bandeau est le symbole de la volonté de la destruction d’Israël. Photo Fars Media CorporaEon

LE HEZBOLLAH EN GESTATION

À partir de 1979, les islamistes libanais chiites furent rattrapés par les retombées directes de la « République islamique d’Iran » proclamée à Téhéran par l’ayatollah Rouhollah Khomeyni dès son retour de son exil français et sa victoire sur Reza Shah Pahlavi. Cet événement a été accueilli dans la liesse au pays du Cèdre par des foules de chiites.

Opposé au multiconfessionnalisme régissant le Liban, système qu’il considérait comme « illégitime et criminel », le nouveau dirigeant iranien lança alors ce mot d’ordre : « Non au régime de la minorité maronite, oui à la République islamique ». (Cf. Aurélie Daher, Le Hezbollah, PUF, 2014,p. 60).

Tel fut le point de départ de la radicalisation islamiste chiite qui s’exprima par la création d’une structure paramilitaire, la Résistance islamique au Liban, fondéepar des pasdarans (Gardiens de la Révolution) iraniens et financée par Téhéran. Ceux-ci y ouvrirent de nombreuses écoles de formation politico-religieuse où les jeunes étaient fanatisés ; l’esprit de sacrifice et le culte du martyre, propres à la spiritualité chiite, leur furent inculqués. Pour arriver au Liban, les cadres iraniens et leurs équipements transitaient par la Syrie, alors dominée par Hafez El-Assad, membre de la communauté alaouite, qui est une dissidence du chiisme. L’armée syrienne occupait le Liban depuis 1976.

Ce programme s’affirmera en 1985, après plusieurs années de clandestinité, sous le nom de Hezbollah (Parti de Dieu), emprunté à un verset du Coran : « Ceux qui prennent pour maîtres Dieu, son Prophète et les croyants : voilà ceux qui forment le parti de Dieu et qui seront les vainqueurs » (5, 56).

Dans une claire synthèse, l’enseignant franco-libanais Antoine Fleyfel en présente les trois critères définis en 1982 :

« I – L’islam est le style de vie global sur lequel se fondent la pensée, la doctrine, la foi et la structure.
II – Le devoir de résistance à Israël, considéré comme danger ultime sur le présent et l’avenir. Il doit s’effectuer à travers une structure djihadiste qui possède tous les moyens nécessaires.
III – L’allégeance politique et religieuse au wali-e fiqh, le Gouverneur docte (Khomeyni), considéré comme le successeur du prophète Mahomet et des Imams chiites, et possédant le pouvoir absolu ».

           

Le dirigeant suprême de la République islamique d’Iran, l’Ayatollah Ali Khamenei (à gauche), le Secrétaire général et Guide spirituel du Hezbollah, Hassan Nasrallah (au centre) et le général iranien Soleimani, commandant des forces al Qods (à droite) à Téhéran, en 2019. 
Photo Creative Commons Attribution.


Ces idées furent soumises à Khomeyni qui les agréa (Bulletin de l’Oeuvre d’Orient, n° 817 – 2024).

En 1992, le Hezbollah franchit deux étapes décisives. L’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême iranien et successeur de Khomeyni, publia une fatoua (décret) habilitant le Parti de Dieu à présenter des candidats sous son étiquette à toutes les élections législatives (libanaises). Cette année-là, le Hezbollah obtint 8 députés sur les 27 sièges réservés à la communauté chiite en vertu du système confessionnel (le Parlement compte en tout 128 sièges). La reconnaissance officielle du parti lui donnera également accès à des postes gouvernementaux à partir de 2005. Par ailleurs, Ali Khamenei imposa Hassan Nasrallah comme chef politique et guide spirituel du Hezbollah. Nasrallah occupa cette fonction de 1992 jusqu’à son assassinat par l’armée israélienne (Tsahal) en 2024 (cf. infra).

L’ANTISIONISME DU HEZBOLLAH

« Le Hezbollah s’inscrit résolument dans la double perspective khomeyniste d’une lutte révolutionnaire et d’une lutte contre Israël », notent Dominique Avon et Anaïs-Trissa Khatchadourian dans leur livre Le Hezbollah. De la doctrine à l’action : une histoire du parti de Dieu (Seuil, 2010, p. 38). Ces orientations ont été confirmées dans une charte officielle adoptée le 30 novembre 2009, qui comporte des passages substantiels. Elle est reproduite intégralement par les deux auteurs précités (p. 161 à 201).

Outre son opposition au confessionnalisme politique libanais, système qu’il juge antidémocratique et dont il réclame la suppression, le texte développe une critique radicale contre « l’entité sioniste », « menace constante pour le Liban » depuis « qu’elle a violé la Palestine » en 1948, événement qui a provoqué l’expulsion de nombreux Palestiniens et leur installation au pays du Cèdre. La déstabilisation qui s’en est suivie justifie, selon le Hezbollah, l’émergence de la Résistance (cf. infra) et nécessite l’appui sur la République islamique d’Iran. La charte s’oppose aussi à tous les compromis tels que les « accords d’Oslo » négociés en 1983 entre Israéliens et Palestiniens (cf. PFV n° 100) et à la reconnaissance officielle de l’État hébreu par des États arabes.

En réalité, l’option antisioniste du Hezbollah s’enracine dans les initiatives prises deux décen-nies avant sa reconnaissance officielle par une personnalité qui a marqué l’histoire du chiisme local : Moussa Sadr, fondateur du Conseil supérieur chiite (adopté par le Parlement libanais en 1967), dont il assura la présidence de 1969 à 1978, date de sa disparition en Libye.

Fort de l’autorité qui lui était reconnue, Moussa  Sadr prépara méthodiquement et discrètement les étapes qui allaient aboutir à la réalisation du plan stratégique conçu par Khomeyni dans la perspective de son projet révolutionnaire. Retenons quelques-unes de ces étapes.

Quelques heures avant le cessez -le -feu du 27/11/2024, l’armée israélienne bombarde massivement le Liban, Beyrouth et sa banlieue  sud,  fief du Hezbollah.
Photo Mohammad Yassine/L’Orient le Jour


Dès 1972, Sadr a fait entrer illégalement au Liban des enseignants iraniens qui, sous des dehors rassurants, organisaient l’entraînement militaire de jeunes chiites dans les camps du Fatah palestinien.

En 1973, soucieux de mobiliser politiquement ses compatriotes chiites, Sadr suscita la fondation du Mouvement des déshérités qu’il dota deux ans après d’une branche armée, Amal (acronyme arabe des « Bataillons de la résistance libanaise »), chargée de protéger les populations du Sud confrontées aux affrontements israélo-palestiniens.

Le 24 juin 1975, une alliance chiito-palestinienne fut scellée à Saïda par la signature d’un pacte secret dans lequel Khomeyni, alors encore en exil en Irak, était reconnu comme « guide de tous les chiites du monde et de tous les mouvements islamistes de libération ». Cinq ans après, le 2 janvier 1980, un dignitaire iranien, Mohamed Montazéri, chargé d’organiser l’exportation de la révolution khomeyniste, effectua une visite clandestine dans la capitale libanaise où il exposa son programme, annonçant l’arrivée, même sans visas, de centaines de pasdarans envoyés « pour combattre le sionisme et l’impérialisme ». Cette initiative faisait suite à l’accueil que, dès sa prise de pouvoir à Téhéran, en 1979, Khomeyni avait réservé à Yasser Arafat, le chef du Fatah palestinien qui résidait à Beyrouth depuis 1970. Il lui avait alors remis les clés de l’ambassade d’Israël, confirmant ainsi la rupture des relations diplomatiques entre l’Iran et l’État hébreu.

L’AXE DE LA RÉSISTANCE

C’est à partir de l’opération « Paix en Galilée », déclenchée par Tsahal le 6 juin 1982 pour anéantir l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et ses bases militaires qui, à partir du Liban-Sud, menaçaient la sécurité d’Israël, que le Hezbollah se révéla au grand jour. Richement doté et équipé militairement par le régime iranien, servi par une armée dont le total s’élèvera à 100 000 hommes à plein temps en 2024, le Parti de Dieu rivalisait alors avec l’armée libanaise qu’il entendait supplanter dans la défense du territoire, notamment face à Israël. En 1989, le Parti de Dieu fut la seule milice à refuser de rendre ses armes comme l’exigeait l’accord conclu à Taëf (Arabie Séoudite) destiné à mettre un terme à la guerre interlibanaise. À partir de ses bases installées au Liban-Sud, entre 2000 et 2006, il poursuivit ses attaques contre Israël. Par ailleurs, l’impuissance de l’État libanais à faire respecter les résolutions 1559 (2004) et 1701 (2006) de l’ONU qui interdisent toute présence milicienne sur l’ensemble de son territoire a permis au Hezbollah de s’y maintenir jusqu’à présent.

Vint ensuite l’heure de l’alliance entre le Hezbollah et le Hamas. Celle-ci fut conclue en avril 2023 autour du concept de « l’unité des fronts », annoncée par Hassan Nasrallah, qui dirigeait le Parti de Dieu depuis 1992, succédant alors à Abbas Moussaoui, tué par un missile israélien. Grâce à cette collaboration, le Hamas a bénéficié du soutien de l’Iran dans son opposition à Israël.

Le 27 septembre 2024, des frappes israéliennes ont ciblé le quartier de Haret Hreit, dans la banlieue sud de Beyrouth, tuant  Hassan Nasrallah qui était Secrétaire général du Hezbollah depuis 1992. 
Photo Commons Wikipedia.



Quelques mois après, le Parti de Dieu franchit une nouvelle étape dans sa quête de légitimité régionale. Il organisa alors à Beyrouth une « réunion de coordination » avec des cadres du Hamas et des houthis, rebelles chiites épaulés par l’Iran, qui, depuis 2015, contrôlent Sanaa, la capitale du Yémen. Cette rencontre portait sur « un élargissement des affrontements et sur l’encerclement de l’entité israélienne ». Beyrouth devenait ainsi la capitale de « l’axe de la résistance » (L’Orient-Le Jour, 18 mars 2024).

Par toutes ces initiatives, prises sans aucune concertation avec l’État libanais, les dirigeants du Hezbollah ont placé la communauté chiite en situation d’otage, ce qui n’empêchait pas l’admiration de nombreux militants, comme cela est ressorti des propos entendus après l’assassinat du Sayyed (Maître ou Seigneur) Nasrallah par Tsahal, le 27 septembre 2024. « Il était le Liban à nos yeux, le vrai », confiait la sœur d’un combattant hezbollahi lors des funérailles solennelles célébrées le 23 février 2025 à la Cité sportive près de Beyrouth (L’Orient-Le Jour, 23 février 2025).

Refuser les options du Hezbollah pouvait entraîner de redoutables conséquences, comme l’a montré l’assassinat en 2021 d’un opposant notoire, l’intellectuel chiite Mohsen Slim, qui avait été menacé d’un tel châtiment.

Funérailles populaires d’Hassan Nasrallah le 23 février 2025 à Beyrouth.
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Si les populations du nord d’Israël ont payé très cher les nombreuses attaques du Hezbollah contre leur territoire, le Liban en a, lui aussi, subi des conséquences dont il n’est pas près de se relever. Les attaques israéliennes, qui se sont étendues à partir du 8 octobre 2023 jusqu’à des régions très éloignées de la frontière (Tyr, Saïda, Baalbeck), ont également provoqué la destruction de plus de cinquante villages chiites et chrétiens dans le sud du pays. Leur reconstruction est évaluée à 14 milliards de dollars par la Banque mondiale. Quant au bilan humain, il s’élève, selon le ministère libanais de la Santé, à 4 000 morts et 17 000 blessés, civils pour la plupart. En outre, malgré le cessez-le-feu conclu le 27 novembre 2024, Tsahal maintient son occupation et ses bombardements sur une partie de la zone méridionale.

QUEL AVENIR POUR LE HEZBOLLAH ?

Très affaibli par son engagement militaire et politique dans la guerre de Gaza, le Hezbollah l’est aussi par la déstabilisation engendrée en Syrie à la suite de la chute du régime de son allié, Bachar El-Assad, vaincu par une coalition islamiste sunnite le 8 décembre 2024. Cet événement empêche désormais son approvisionnement en armes venues d’Iran, pays qui ne semble plus être également en capacité de financer le Parti de Dieu. Tant de malheurs ont en outre conduit une partie de la communauté chiite à s’interroger sur le bien-fondé d’un tel engagement qui, de surcroît, ne semble pas avoir servi le Hamas.

Réfléchissant à cette question, Anthony Samrani, chroniqueur au quotidien libanais L’Orient-Le Jour, livre quelques réflexions dont voici un extrait.

« Nasrallah était la voix et le visage du Hezbollah et de l’axe. Ce dernier s’est effondré, tout comme la dimension régionale du parti. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Que lui réserve l’après-Nasrallah ? […]. Si le Hezbollah retourne ses armes contre l’État, il se suicide. S’il accepte de les déposer, il se renie. […]. Voici le principal héritage de Hassan Nasrallah : avoir provoqué l’isolement des chiites au Liban et dans la région ; avoir lancé deux guerres mortifères pour le pays et encore plus pour sa communauté. […] N’est-ce pas suffisant pour tourner la page ? » (23 février 2025).

Rendant compte du discours prononcé lors des funérailles de Nasrallah par son successeur, Naïm Kassem, L’Orient Le Jour en a relevé les contradictions : tout en promettant de contribuer à l’édification de l’État sur la base de l’accord de Taëf (qui prévoit l’élimination des armes hors du contrôle gouvernemental, cf. supra) […], il a annoncé ne pas tolérer une mise à l’écart politique, affirmant que « la résistance se poursuivra de génération en génération » (23 février 2025).

L’affaiblissement du Hezbollah a cependant permis l’arrivée au pouvoir d’un nouveau président de la République, Joseph Aoun, ancien commandant en chef de l’armée, élu le 9 janvier 2025 après une vacance qui durait depuis octobre 2022. Il partage avec son Premier ministre, Nawaf Salam, ancien président de la Cour internationale de Justice, le souci de réserver à l’armée le monopole en matière de protection du territoire, ce qui revient à retirer au Parti de Dieu le titre de « résistance » que ce dernier s’octroyait. Signe de ce changement : sans être exclus du gouvernement, les chiites hezbollahis n’y occupent plus des portefeuilles décisifs.

Destruction de nombreux villages chiites de la Bekaa, du nord et du sud du Liban par l’offensive israélienne de 2024. Ici, Kfar Kila, dans le casa de Marjeyoun. Photo Mohammad Yassine, L’Orient le Jour.


Les deux nouveaux dirigeants ne cachent pas leur volonté de redresser le pays du Cèdre, comme l’a souligné avec force le président Joseph Aoun dans son discours de prestation de serment adressé aux députés. « Aucune confession ne doit être favorisée par rapport à une autre » (L’Orient-Le Jour, 9 janvier 2025).

Puis, lors d’une rencontre avec la délégation iranienne venue participer aux funérailles de Nasrallah, il leur a dit : « Le Liban est épuisé par les guerres des autres sur son territoire. Aucun pays ne devrait s’ingérer dans les affaires internes d’un autre ». Pour appuyer ses propos, il a cité l’article 9 de la Constitution iranienne stipulant que « la liberté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriale d’un pays sont indivisibles » (L’Orient-Le Jour, 23 février 2025).

Autrement dit, le Hezbollah est invité à se « libaniser ».


Annie LAURENT, déléguée générale de CLARIFIER