13 juin 2022

Présentation des trois intellectuelles musulmanes sunnites et de leurs livres qui ont inspiré le thème de cette Petite Feuille Verte et des deux suivantes.

Deux d’entre elles sont Libanaises : Zeina El-Tibi, docteur en droit, auteur de La condition de la femme musulmane (Cerf, 2021) ; et Nayla Tabbara, docteur en sciences des religions, auteur de L’islam pensé par une femme (Bayard, 2018). La troisième est Marocaine : Asma Lamrabet, médecin biologiste, auteur de Islam et femmes. Les questions qui fâchent (Gallimard, Folio-Essais, 2017).

Leurs approches du sujet, surtout en ce qui concerne l’enseignement religieux sur la femme ainsi que les relations entre hommes et femmes, dans la société ou dans le cadre familial, ne sont pas uniformes, mais un point commun les caractérise : l’islam, dans ses textes sacrés, ne peut être considéré comme étant la cause première du statut discriminatoire imposé à la femme jusqu’à nos jours en de nombreux pays régis par la charia (la loi islamique).

LE REGARD DE L’ISLAM SUR LA FEMME

Ce sujet comporte deux aspects : l’inégalité de nature entre l’homme et la femme ; l’imputation de la faute originelle.

L’inégalité de nature (ou ontologique) entre l’homme et la femme

Asma Lamrabet regrette l’importance accordée par l’exégèse islamique classique au récit de la Bible selon lequel la femme a été créée à partir d’une côte d’Adam (Genèse 2, 21-22) et l’érection de ce passage « en norme sacrée », d’où il résulte que Dieu aurait voulu faire des femmes des « créatures subalternes ». Or, souligne-t-elle, non seulement ce récit est absent du Coran mais il est contredit par ce dernier (4, 1) : « Ô vous les humains, craignez votre Seigneur qui vous a créés d’une seule essence et qui a créé d’elle son conjoint et qui de ces deux-là a fait propager beaucoup d’hommes et de femmes » (p. 15-17). 

Mais ce verset ne peut être assimilé à la mention biblique selon laquelle « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27). C’est pourtant sur cette précision fondatrice que repose le concept de personne humaine, impliquant l’égalité en dignité, la complémentarité et la communion. Or, l’islam ignore cette réalité ontologique, le mot « personne » étant par ailleurs absent du vocabulaire arabe. Cf. A. Laurent, L’Islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2017, p. 97.  

On lit en outre sous la plume d’A. Lamrabet qu’« aucun verset coranique ne justifie, n’accepte ou ne suppose une supériorité ou une domination des hommes sur les femmes. Rien ne l’affirme clairement dans le Texte, mais l’interprétation de certains versets a conforté les a priori culturels qui, par la force des choses, se sont confondus avec la parole divine et ont fait que ce discours est devenu inhérent à l’essence du religieux » (op. cit., p. 37).

Pourtant, le Coran lui-même assure : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-ci au-dessus de celles-là » (4, 34). Il s’agit donc d’une inégalité constitutive qui instaure une différence de dignité entre l’homme et la femme et une subordination certaine de la femme à l’homme. C’est pourquoi l’universitaire tunisien Abdelwahab Bouhdiba (1932-2020), titulaire d’un doctorat en islamologie (La Sorbonne, 1972), a pu écrire : « La prééminence masculine est fondamentale en islam » (La sexualité en islam, PUF, coll. Quadrige, 1975, p. 31).

La faute originelle

Zeina El-Tibi : « Venant à la suite des deux premières religions monothéistes, judaïsme et christianisme, l’Islam – qui est à la fois un rappel et une rectification (réforme) du Message monothéiste – constitue un progrès en donnant à la femme un statut d’égal de l’homme, tant sur le plan spirituel que sur le plan communautaire. Car le Message est particulièrement clair : il affirme la stricte égalité entre les hommes et les femmes sur le plan spirituel et leur complémentarité, englobant la protection des droits de la femme, sur le plan social » (p. 48).

            L’auteur fonde son affirmation sur le fait que le Coran impute au seul Adam la désobéissance initiale à l‘ordre de Dieu, même si sa femme (Ève, non nommée) fut associée à ce péché (cf. 7, 19-25), lequel n’a eu, selon elle, aucune conséquence dommageable sur la création, la faute commise ayant été effacée par le pardon divin et la promesse de l’envoi d’une « guidance », qui sera le Coran (cf. 20, 123-124) (ibid., p. 50).

Nayla Tabbara (p. 106) et Asma Lamrabet (p. 26) reprennent cette idée en citant un autre verset (2, 35-36) selon lequel Satan est le seul coupable.

Et A. Lamrabet en conclut : « Nulle trace donc au sein du Coran de ce fameux péché originel, irréparable et fardeau écrasant de toute l’humanité, comme le décrit la tradition chrétienne. Selon la vision islamique, l’arbre interdit a une fonction symbolique afin d’éprouver ce premier couple d’êtres humains […]. Cette première faute donc ne sera pas éternellement inscrite dans le destin de l’humanité » (p. 27).

Cependant, aucune de ces trois musulmanes ne s’interroge sur l’origine du mal. Z. El-Tibi se contente d’affirmer que « la malédiction de la femme est donc totalement absente de l’Islam » (p. 50). Comment alors comprendre la méfiance envers la femme mariée telle qu’elle est enseignée par le Coran : « Ô vous les croyants ! Vos épouses et vos enfants sont pour vous des ennemis. Prenez garde ! » (64, 14).

L’HOMME, LA FEMME ET LES DROITS DE L’HOMME

Deux aspects sont présentés ici : la référence aux droits de l’homme ; l’émancipation féminine.

Les droits de l’homme, source d’égalité ?  

Pour Z. El-Tibi, l’égalité entre l’homme et la femme relève des droits de l’homme, « principes universels que l’on retrouve très tôt dans l’islam (respect de la vie, protection des plus faibles, sécurité des personnes et des biens, respect de la vie privée et de la liberté individuelle, dénonciation de la tyrannie, liberté de conscience, non-discrimination, etc.), souvent plus tôt que dans les sociétés occidentales » (p. 16). Elle en précise le rôle fondateur.

« Les penseurs musulmans constatent que ces principes ont été posés par l’islam il y a quatorze siècles et que la civilisation islamique ne doit entretenir aucun complexe en matière de garantie des droits de l’homme » (p. 15). Certes, « dans le Coran, il n’y a pas une sourate ou une partie des sourates consacrées aux droits de l’homme. Cependant, les droits de l’homme sont partout dans le Coran » (p. 206).

Pour cet auteur, l’islam garantit donc la liberté de conscience. Que penser alors de la sentence prononcée par Mahomet contre tout musulman, homme ou femme, qui renonce à sa religion pour en adopter une autre ou pour choisir l’athéisme ? « Celui qui quitte la religion [l’islam], tuez-le », rapporte un hadîth bien connu attribué à Mahomet.

            La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ne fait d’ailleurs pas l’unanimité au sein de l’Oumma (la nation de l’islam). L’Arabie-Séoudite et le Yémen n’y ont pas adhéré. Quant aux États signataires, la plupart d’entre eux n’ont pas accordé leurs législations avec les principes qu’elle pose, en raison de leur incompatibilité avec les principes sacrés de la charia. Ils ont élaboré leurs propres documents parmi lesquels la Déclaration des droits de l’homme dans l’islam, approuvée en 1990 par l’Organisation de la Coopération islamique (OCI) dont le siège est à Djeddah (57 États membres, arabes et non arabes). Son Préambule précise : « Tous les droits et libertés énoncés dans ce document sont subordonnés à la Loi islamique ». Il s’agit donc d’un texte confessionnel et non universel. Cf. A. Laurent, L’islam peut-il rendre l’homme heureux ?, Artège, 2012.

On lit d’ailleurs dans le Coran : « Les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations et conformément à l’usage. Les hommes ont cependant une prééminence sur elles – Dieu est puissant et juste » (2, 228).

« Pourquoi les hommes ont-ils autorité et prééminence si la femme est vraiment l’égale de l’homme dans tous les domaines comme ne cessent de le claironner les auteurs musulmans ? », s’interroge le Libanais Ghassan Ascha, docteur en Études islamiques de l’Université Sorbonne Nouvelle, en se référant, dans un esprit critique, à plusieurs auteurs pour lesquels l’autorité (qawâma) masculine est sans rapport avec la question de l’égalité juridique ou sociale. En effet, expliquent ceux-ci, les qualités supérieures de l’homme reposent sur des caractéristiques innées et des aptitudes diverses (biologiques, psychologiques ou intellectuelles) qui lui sont données par Dieu. Elles ne doivent donc pas être confondues avec le concept d’inégalité (Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, p. 87-93).

L’un des penseurs réformistes musulmans les plus connus du XXème siècle, le Syrien Rachid Ridha, écrivait en 1932 : « Dieu a préféré l’homme à la femme en le créant plus fort en corps et en esprit. Ne conteste cette préférence de Dieu dans l’ordre naturel que celui qui est ignorant ou prétentieux » (cité par G. Ascha, ibid., p. 48).

L’émancipation féminine en Islam

N. Tabbara écrit : « Le prophète Mahomet va leur donner [aux femmes] une place sociale dans une société où elles n’étaient rien si elles n’appartenaient pas aux grands clans. L’islam naissant va donc aider à l’autonomisation des femmes de toutes les classes sociales alors qu’auparavant seule une minorité de femmes agissait selon sa volonté propre » (p. 89).

Elle s’attarde sur Aïcha, l’épouse préférée de Mahomet lorsqu’il devint polygame et à qui l’on attribue la sélection, la transmission et l’authentification d’un grand nombre de hadîths, récits des paroles et des actes de Mahomet, composant la Sunna (la Tradition) ; et sur Hafsa, fille d’Omar, le deuxième calife (634-644, qui fut « la première gardienne d’une copie du Coran après la mort de Mahomet » (p. 90-98).

Z. El-Tibi consacre un chapitre au rôle des femmes dans les premiers temps de l’islam, en commençant par Khadija, femme d’affaires, employeur puis première épouse de Mahomet (alors monogame) devenue la première musulmane, parfait soutien de son mari dans les moments difficiles de sa mission (p. 105-115).

Selon A. Lamrabet, pour « l’élaboration des fondements des sciences islamiques, le rôle des femmes a été essentiel puisque durant les deux premiers siècles qui ont suivi le décès du Prophète il a été répertorié plus de 8 000 noms d’érudites » qui se sont illustrées dans ces travaux (p. 139).

Réfutations et mises au point de musulmans

Certains auteurs musulmans tempèrent ou contredisent les démonstrations d’Asma Lamrabet, Zeina El-Tibi et Nayla Tabbara en mentionnant d’autres réalités bien moins avantageuses pour la femme en Islam.

Ghassan Ascha rapporte les jugements négatifs portés sur la femme par Mahomet lui-même et par certains de ses proches.

  • Mahomet : « Les femmes ont moins de raison et de foi… Le manque de raison se traduit en ce que le témoignage de deux femmes vaut le témoignage d’un seul homme, et le manque de foi se traduit en ce que la femme pendant ses règles ne prie pas et ne jeûne pas » (op. cit., p. 28). Ce hadîth fait allusion à une prescription attribuée à Dieu : « Demandez le témoignage de deux témoins parmi vos hommes. Si vous ne trouvez pas deux hommes, choisissez un homme et deux femmes, parmi ceux que vous agréez comme témoins » (Coran 2, 282).
  • Ali, cousin et gendre de Mahomet, et quatrième calife (656-661) : « La femme tout entière est un mal ; et ce qu’il y a de pire en elle c’est qu’il s’agit d’un mal nécessaire » ; « Il ne faut jamais demander un avis aux femmes, car leur avis est nul » (ibid., p. 38).

Ascha cite ensuite d’autres déclarations ou enseignements comparables énoncés par des responsables musulmans, politiques et religieux, sur une période s’étendant jusqu’au XIIème siècle. Il conclut : « On est à ce stade en droit de se demander : à quelle époque a eu lieu l’âge d’or féminin, affirmé par la quasi-totalité des penseurs arabo-musulmans ? A quelle période les musulmans ont-ils commencé à s’éloigner des enseignements “réels” de l’islam et des préceptes coraniques concernant les femmes ? […] Nous pensons que cet âge d’or n’a jamais eu lieu et ne pouvait pas avoir lieu, vu les données historiques, culturelles, économiques et sociales de l’époque en question » (ibid. p. 39-41).

Pour cet auteur, rien, dans le texte coranique, ne permet d’attester une quelconque responsabilité ou influence des femmes de Mahomet dans la transmission et la consolidation de la religion islamique. Les versets qui les concernent (33, 30-31 ; 66, 5) « se limitent à leur ordonner d’obéir à Dieu et à son prophète et de bien contrôler leurs comportements » afin d’obtenir la récompense et d’éviter le châtiment (ibid. p. 61-63).

Deux autres musulmans contemporains ont recensé des listes de hadîths humiliants pour la femme, en indiquant leurs références :

– Hicham Mohammed, Séoudien libéral, dans un article intitulé « Comment l’islam honore-t-il la femme ? », en rapporte 55 attribués à Mahomet (Maurice Saliba, L’islam mis à nu par les siens, Riposte laïque, 2019, p. 255-258) ;

– Marwan Siblini, islamologue, y ajoute des hadîths également dépréciatifs émanant d’Omar, deuxième calife, et d’Amr ibn As, conquérant de l’Égypte. Ces récits font partie de la compilation de Boukhari, réputée authentique. Il y est question des « déficiences intellectuelles et religieuses » des femmes (Femme en islam, Éditions de Paris, 2007, p. 23-36).

                                                                      

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Dans la prochaine PFV (n° 90), nous verrons comment se traduit concrètement, surtout dans le droit, l’inégalité fondamentale entre l’homme et la femme dans l’islam.

Annie LAURENT
Déléguée générale de CLARIFIER


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