MODERNISER L’ISLAM
A notre époque, des intellectuels musulmans s’efforcent de déverrouiller la pensée islamique en promouvant de nouvelles lectures de leurs Ecritures sacrées dans les domaines qui posent le plus de problèmes, tels que le djihad, la femme, les châtiments corporels, la dhimmitude et la liberté de conscience.
L’une des méthodes utilisées par ces « nouveaux penseurs » consiste à distinguer dans le Coran deux catégories de versets :
- d’une part, ceux qui traitent de sujets spirituels (Dieu, la « révélation », les anges, les prophètes, le culte et les fins dernières), dont la remise en cause ne se justifie pas à leurs yeux ;
- d’autre part, ceux qui, ayant trait à des circonstances contingentes dans la vie de Mahomet et des premiers musulmans ou aux mœurs du VIIème siècle, doivent être contextualisés, échapper ainsi au critère de l’immutabilité et faire l’objet de révisions sans altérer le message (par exemple, suppression de la polygamie et de la répudiation).
Il se trouve que les versets à vocation générale sont ceux que l’on date de La Mecque (610-622), époque au cours de laquelle la prédication de Mahomet était d’abord religieuse, eschatologique et morale, tandis que les versets circonstanciés sont ceux de Médine (622-632) qui concernent surtout les aspects temporels et législatifs.
Mais, sur ces derniers thèmes, et même sur certaines prescriptions morales, le Coran comporte de nombreuses contradictions.
Pour s’y retrouver, les savants musulmans ont élaboré une doctrine traditionnelle, dite « de l’abrogeant-abrogé », à partir de ce verset qui fait dire à Dieu : « Dès que nous abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable » (2, 106). Logiquement, les versets les plus anciens, ceux de La Mecque donc, sont sensés être abrogés par les plus récents, ceux de Médine.
Sur certains points, les changements ont des conséquences anodines (p. ex. l’orientation de la prière, passée de Jérusalem à La Mecque).
Il en va autrement lorsque les versets médinois sont nettement durcis par rapport aux versets mecquois, comme c’est le cas pour le rapport avec les non musulmans et le respect de la liberté religieuse.
Par exemple, le verset « Pas de contrainte en religion ! » (2, 256), daté de La Mecque, est en principe abrogé par les dispositions de la sourate 9, datée de Médine. Or, celle-ci est particulièrement belliciste puisque Dieu y ordonne de tuer et d’humilier ceux qui refusent l’islam (cf. entre autres les versets 5 et 29) et elle peut être complétée par cette sentence attribuée à Mahomet dans la Sunna : « Celui qui quitte la religion, tuez-le ! ».
Tous les versets, abrogeants ou abrogés,
ouverts ou fermés, ayant été maintenus dans le Coran, lequel est considéré par l’immense majorité des musulmans comme étant tout entier parole de Dieu incréée, cela n’apporte pas de réponse claire à la question : quel est le véritable islam ?
Les interprétations et les choix sont multiples, dépendant d’influences diverses (écoles juridiques, idéologies, éducation, dispositions personnelles). En outre, il n’y a pas, dans l’islam sunnite, qui est très majoritaire (90 %), une organisation hiérarchique reconnue et un magistère unique chargé de délivrer une interprétation revêtue du sceau de l’authenticité.
Des musulmans
peuvent donc appliquer à la lettre les versets les plus contestables, arguant en toute bonne conscience de leur obéissance à Dieu, sans encourir la moindre réprobation. D’autres peuvent préférer une lecture spirituelle, n’hésitant pas à ne présenter que les versets acceptables à des auditoires qu’il s’agit de rassurer, comme cela se fait souvent lors des dialogues officiels.
Dans ces conditions, aucune autorité représentative ne peut prétendre rouvrir la porte de l’ijtihad (interprétation novatrice) fermée au Xème siècle pour clore les débats sur le statut dogmatique du Coran.
Tels sont les principaux obstacles
auxquels se heurtent les « nouveaux penseurs » dont les travaux ne sont par ailleurs pas soutenus par les institutions traditionnelles (El-Azhar au Caire, la Zitouna à Tunis) qui entendent garder le monopole en matière de pensée religieuse, ce qui limite leur rayonnement.
Ils savent qu’ils encourent le soupçon d’« innovation blâmable », voire de graves sanctions (privation de carrière, exil, et même condamnation à mort), comme cela est arrivé à plus d’un au cours des dernières décennies.
La Tunisie de Ben Ali soutenait ces chercheurs qui disposaient d’une chaire à l’Université d’Etat, la Manouba. L’avènement d’un gouvernement islamiste et la pression des salafistes risquent d’entraver sérieusement leur liberté.
A. Laurent.
(article paru dans la Nef, septembre 2012)